Dans sa combinaison de travail, on aurait dit un chef d’équipe rompu aux rugueuses tâches manuelles, alors qu’il est tout de finesse. Lui n’a pas d’équipe, il est seul dans son univers, avec ses matériaux qui restent ses uniques partenaires avec lesquels il peut donner vie à une toile, la rendant éternelle. L’artiste qu’il est est toujours en quête d’une émotion, d’une trouvaille qu’il transformera en une œuvre d’art. A 83 ans, Ali continue de produire et on ne peut dire que l’âge a une quelconque emprise sur son comportement. Dans le vaste atelier, où les toiles sont posées pêle-mêle dans un fouillis où, miracle suprême, il arrive à se retrouver, Ali passe le plus clair de son temps. «C’est dans le désordre qu’on se retrouve, car on ne doit pas forcément se plier aux convenances. L’artiste est comme ça et nul ne peut le changer», avoue-t-il d’un ton malicieux. Ici, on a le sentiment d’une maison qui respire, se transforme, vit en quelque sorte par un délicat et passionnant travail, qui nous transporte, nous envoûte et nous transforme. il y a là quelque chose d’impalpable, mais hautement symbolique et cela correspond exactement à ce qu’évoque l’auteur de ces toiles qui ont dû faire plus d’un voyage. Alors, lorsqu’on lui pose la question de savoir pourquoi il est plus connu à Paris qu’à Alger, il se fend d’un rire étonné pour dire tout modestement que son art est universel et que cette remarque n’est pas forcément fondée. «Il est vrai que je suis connu par un milieu restreint. Je n’ai pas cette prétention, ni ce caractère de me montrer, d’expliquer mon œuvre», relève-t-il avec une rare modestie. Doyen des peintres algériens, Ali s’enorgueillit de garder encore un esprit jeune. Neveu des Racim, il en a subi l’influence, du moins a été marqué par leur trajectoire, puisque ce sont eux qui l’ont accompagné dans son parcours artistique. «Omar était dans la pure tradition avec l’enluminure et la calligraphie, alors que Mohamed, miniaturiste, était plus ouvert au monde extérieur. Tous deux ont vécu à Montparnasse et côtoyé les grands maîtres de l’époque. Leur apport à l’art algérien est considérable. Les Racim restent des modèles dans leur domaine.» A leur propos, Ali dira qu’il n’a pas été influencé sur le plan pictural, mais sur celui des idées et de la pensée. «Il y avait des questionnements à l’époque et il fallait trouver des solutions. La nature, l’ornement, les à-plats, les influences de la Chine et de Byzance et puis, il y a eu la renaissance, avec sa source de lumière. Là, je peux dire que l’impressionnisme a beaucoup apporté à l’art, non seulement sur le plan pictural, mais aussi sur celui de l’humanisme. C’était une véritable révolution qui a permis à l’artiste d’être réellement le témoin de son temps.»
Image interdite
«Je ne vous apprends rien en vous disant que nos ancêtres ont laissé des produits d’artisanat et d’ornementation, mais il n’y a aucun témoignage iconographique. C’est grâce aux peintres voyageurs, aux orientalistes que nous retrouvons l’image de nous-mêmes. Il y a actuellement un regain et une orientation vers l’orientalisme, puisqu’on revoit nos traditions à travers les étrangers qui nous donnent l’illusion de combler le vide laissé par nos ancêtres.» Le constat de l’artiste est implacable, voire sévère, même si dans le fond Ali frappe dans le mille. «Pourquoi ce vide ? Tout simplement parce qu’il y a interdiction de l’image. Et puis, il y a une chose qui n’est pas encore dans nos traditions, qui est le sens du regard et de l’observation. On ne voit pas le ciel, les arbres, la nature, la réalité, on ne voit que des arabesques.» «Le dessin, note-t-il, est un moment de grâce où l’esprit, le geste et le souffle viennent marquer le temps des signes qui témoignent de cet instant de faveur, lorsque le regard rattrape l’essentiel d’un monde vivant de ses mouvances. C’est le trait de lumière qui traverse les époques. Le piège qui retient la douce clarté qui cerne les corps libres.» Jolies phrases d’un artiste qui ne s’est pas contenté des couleurs, en jonglant superbement aussi avec les mots. Un artiste complet, quoi, qui est autodidacte, ce qu’il ne manque pas de rappeler à tout moment avec l’air de s’excuser, mais avec cette touche de génie supplémentaire qu’on ne retrouve que chez les peintres de talent. Ce fin plasticien, qui scrute le monde depuis plus d’un demi-siècle, fait de l’environnement qui l’entoure un regard d’une acuité assez redoutable, qui ne semble pas avoir pris une ride…
Un parcours atypique
«Est-ce que le peintre a besoin d’arguments pour justifier son œuvre ou est-il totalement libre de regarder le monde sans tenir à un lieu, à un endroit, à un courant», s’interroge-t-il avec pertinence. C’est que l’homme est réfractaire à tout embrigadement. «Sans doute Ali, qui vient de la lignée des Racim, a-t-il un parcours atypique. Il était promis à un bel avenir en devenant un brillant miniaturiste, mais il a tourné le dos à cette spécialité pour entrer de plain-pied dans la peinture en rompant avec les traditions. Il n’a fait partie d’aucune tendance, ni école, ni courant pictural. Il n’a pas privilégié sa carrière en multipliant les expositions comme le font beaucoup.» Trait de caractère ou volonté de ne pas s’impliquer dans les rouages de l’administration ? Ce qui est sûr, c’est que Ali Khodja, cet arrière-petit-fils du Dey d’Alger, aurait pu donner davantage à travers son immense talent. Sans doute a-t-il été froissé par l’intrusion du matérialisme qui ne cesse de bouleverser les habitudes. N’est-ce pas lui qui a écrit : «Dépourvu de son sens humaniste, l’art se confine à présenter de modestes images de faits ordinaires ou de pâles copies d’un passé révolu et méconnu dans sa forme initiale. De même, l’art perd sa voie sublime de l’imprévu miracle de la création, faisant naître des horizons jamais égalés.» Ami d’Issiakhem et de Mesli, Ali compte parmi les premiers profs des Beaux-Arts, métier qu’il a exercé 34 ans durant. «J’ai vécu avec la miniature dans le monde de la simplicité, de la sensualité avec l’Orient et la Chine. Ma peinture reflète un peu cette brillance, différente peut-être de celle du terroir et qui se distingue par une certaine ruralité.» Cette façon de voir les choses, il l’a inculquée à des dizaines d’élèves qui se sont relayés à l’école où il a enseigné.
Un peintre rebelle
S’il reconnaît avoir été impressionné par le grand peintre mystique américain Rodko, il exhorte les jeunes à ne pas cibler la clientèle de leur peinture. «Le côté pécuniaire peut tuer l’indépendance de l’artiste. Que les jeunes restent eux-mêmes. Ils ont tendance à regarder beaucoup plus du côté de New York et de Paris que devant chez eux», martèle-t-il. Boualem Abbas, qui tient un commerce à El Biar et chez qui Ali vient souvent faire un brin de causette, ne tarit pas d’éloges sur son ami qu’il côtoie depuis plus de 50 ans. «Sincèrement, je ne lui connais pas de défauts, sauf peut-être celui d’être réservé. Il nous fait l’honneur de venir régulièrement nous voir. Il n’hésite pas à descendre au niveau des petites gens, des gens humbles. C’est l’artiste au sens complet du terme, doublé d’une simplicité qui a tendance à se raréfier.» Ali refuse d’être livré à la monotonie stérilisante «qui nous maintient figés dans les limites du quotidien primaire. L’art ne peut être abordé sans s’opposer aux directives conventionnelles et aux orientations doctrinales qui maintiennent l’artiste dans une situation de dépendance». C’est le côté rebelle de l’artiste envahi par des questionnements constants. Est-on capable de faire partie du monde actuel ? Doit-on se résigner à retourner à notre passé, qui est une copie, un refuge, mais nullement une source de création ? Ali a bien évidemment choisi son parti, celui de la modernité à laquelle, dit-il, «on doit accéder grâce à un travail pédagogique et intellectuel soutenu». «Ce qui est dommage, soutient-il, c’est qu’il n’y a plus de communication au sein de la cellule familiale. Le jeune ne parle pas avec son père. Il y a une rupture entre les générations. La jeunesse est coupée de la littérature, de la pensée, de la réflexion et n’a même pas de projets d’avenir ni de repères…» A 83 ans, Ali est resté étonnamment jeune. Il a pris pour devise cette réflexion du grand Picasso : «Il faut du temps pour devenir jeune.» Lui qui est libre de ses mouvements a pris tout son temps car, dit-il «quand on prend de l’âge, on n’est conditionné ni par la mode ni par la pub, on n’est pas prisonnier d’une quelconque chapelle, on est libre avec notre pensée». Ali Khodja, homme de liberté, vit son art avec une passion inégalée qui lui procure des émotions qu’il ne trouvera nulle part ailleurs. Salut jeune artiste !!