Dans la wilaya de Aïn Defla, région agricole par excellence, une bonne partie de la population, sinon la majorité, vit du travail de la terre. Quand on n’est pas agriculteur soi-même, on est saisonnier, comme Abdelkader, qui écume les champs à la saison des semailles et à celle des récoltes pour faire vivre sa famille. Portrait d’un ouvrier agricole condamné à la précarité.
Comme beaucoup de travailleurs de la wilaya de Aïn Defla, Akacha Abdelkader, 46 ans, vit de l’agriculture comme saisonnier. Nous l’avons rencontré alors qu’il vaquait au tri de pommes de terre fraîchement récoltées sur une vaste plaine située à la bordure de la ville de Aïn Defla. La plaine, splendide étendue édénique, est parsemée de champs de patate que nous avons arpentés pour les besoins d’un reportage sur la filière de la pomme de terre dans la région (Voir : «Pomme de terre : voilà pourquoi ça flambe» dans El Watan d’hier).
Dans cette exploitation agricole située à quelques encablures de la localité de Mekhatria, l’ambiance était bien animée à notre passage dans la matinée du 16 février. Au milieu de somptueux sillons de couleur marron qui respirent la terre fraîche, une rangée d’asperseurs irriguent les champs en projetant de puissants jets d’eau. Les arroseurs produisent ainsi une chorégraphie mécanique des plus subtiles. Au milieu des champs, des ouvriers agricoles s’affairent à trier des amas de pomme de terre avant de la placer dans des cageots en plastique.
De nombreuses caisses sont éparpillées un peu partout. On voit aussi se dresser au milieu de la terre vallonnée des engins agricoles, des véhicules de transport. Des troupeaux paissent paisiblement le long des sillons. Et, cerise sur le gâteau, un soleil printanier darde ses rayons réconfortants sur la plaine bénie, produisant d’étonnantes réverbérations au contact du sol.
Autre image qui ne manque pas d’attirer notre attention : des habitants des hameaux et villages alentour qui s’employaient à retourner le sol pour ramasser les légumes laissés par les agriculteurs. En bons connaisseurs, certains se servent d’une bêche pour piocher la terre et débusquer les bulbes enfouis dans ses entrailles. Nous avons remarqué des scènes similaires dans d’autres champs où les fellahs, par altruisme, veillent toujours à laisser une partie de leur récolte aux villageois. «Certains ramassent parfois jusqu’à 40 ou 50 kg de patates de cette façon», soutient un jeune fellah.
«Je suis payé 50 DA par cageot de pomme de terre»
Un autre agriculteur, au volant d’un camion, à la lisière de la plaine, nous précise, qu’en réalité, une bonne partie de cette récolte a été abandonnée «parce que la patate a commencé à pourrir, elle est teintée de bleu. Celle-là, on se garde de la vendre au citoyen. On fait le tri, la bonne pomme de terre on la stocke, celle qui montre des signes de pourrissement, qui est touchée par le mildiou, on la laisse pour qui veut la prendre».
C’est donc au milieu de cette campagne industrieuse et pleine d’énergie que nous avons rencontré Abdelkader Akacha. Pour lui, l’arrachage et le tri de la pomme de terre, comme les autres gestes agraires, c’est son pain quotidien. Un quotidien fait de précarité et de lendemains incertains. «J’ai toujours travaillé comme saisonnier. C’est un travail pénible. Khadmat etrab gaâ waâra (le travail de la terre est dur). Il n’y a rien d’autre par ici», souffle-t-il.
«Dès qu’on aura fini avec cette parcelle, j’irais chercher du travail ailleurs, sur d’autres champs», ajoute Abdelkader. Il explique au passage que «cette récolte arrive un peu en retard parce que les semailles ont été tardives». Les saisonniers sont payés 1500 DA la journée en moyenne, nous disent des paysans. «Moi, je suis payé en fait au cageot, à raison de 50 à 60 DA la caisse», fait savoir notre ami. «Une fois la récolte de la pomme de terre terminée, j’enchaîne sur une autre culture, et en cas de période creuse, je chôme», poursuit Abdelkader.
Abordant la pénibilité du métier d’agriculteur et celui de travailleur agricole, Abdelkader Akacha souligne : «Le plus dur, c’est le froid. Tu as les mains gelées. Ça esquinte la santé. Et avec ça, tu n’es pas assuré.» «C’est notre lot, el khobza dayra hak, soupire-t-il. C’est notre gagne-pain, on prend ce qu’il y a. Le principal, c’est d’être à l’abri.»
«Mes enfants se lèvent à 4h du matin pour aller à l’école»
Abdelkader a de deux enfants. «J’avais un troisième enfant, il est mort», confie-t-il. Ses deux gamins sont au collège. «L’un est en 2e AM et l’autre en 3e AM. Ils doivent se lever tous les jours à 4h du matin, les pauvres, pour aller à l’école !» peste le brave père. «Le fait est que nous habitons à la périphérie de la commune de Mekhatria, au douar Taghrout. Le douar est situé à 8 km du chef-lieu de la commune. Mais les enfants sont scolarisés dans un CEM situé à El Amra (chef-lieu de la daïra dont relève Mekhatria, ndlr) qui est à 16 km de chez nous.
C’est complètement aberrant ! Ils sont obligés de se lever aussi tôt pour prendre le transport scolaire, sinon, ils galèrent. Avec ce froid, surtout le matin, c’est très dur pour eux. Je ne comprends pas pourquoi ils les ont affectés aussi loin. Si c’était à Mekhatria, ça aurait été plus simple, et ils pourraient sortir à 7h de la maison et arriver à l’école à l’aise», déplore l’ouvrier agricole.
Interrogé sur les autres commodités, Abdelkader Akacha indique que dans son village, ils n’ont toujours pas de gaz de ville. Il insiste sur la promiscuité dans son lieu d’habitation, les conditions de vie insupportables et la quasi-impossibilité de bénéficier des 700 000 DA octroyés par l’Etat au titre du dispositif d’aide à l’habitat rural. «Nous sommes plusieurs familles entassées dans une baraque délabrée. Nous avons fait plusieurs demandes dans l’espoir de pouvoir bénéficier de l’aide à l’habitat rural afin qu’on puisse agrandir un peu notre logement, en vain. Dans notre douar où il y a 150 à 160 familles, il n’y en a que deux, à ma connaissance, qui ont obtenu cette aide», assure Abdelkader.
«Beaucoup de terres n’ont pas de papiers»
Un agriculteur de Mekhatria qui fait travailler des saisonniers plaide lui aussi pour l’octroi d’une aide pour soutenir les villageois des hameaux reculés dans l’accès à un logement décent : «Ici, au chef-lieu, ça va. Il y a des bénéficiaires. Mais ceux qui souffrent le plus, ce sont les populations des montagnes. J’ai des travailleurs qui vivent dans des conditions extrêmement précaires, madhrorine. J’en ai trois qui partagent une même maison et ils sont tous mariés avec des enfants, et il y a aussi leurs parents.
On leur exige le CC14 (un document cadastral, ndlr) pour justifier la propriété du terrain et pouvoir déposer leurs dossiers alors que tout le monde sait que c’est leur terre depuis des générations !» témoigne cet agriculteur. «Ils devraient simplifier les procédures et octroyer plus d’aides», clame-t-il. «Normalement, un fellah, dès lors qu’il a des témoins qui attestent que c’est son terrain, il est tranquille.» «Dans la région, affirme ce fellah, beaucoup ont des terres mais ils n’ont pas de certificats de possession ni aucun acte de propriété.
C’est un grand problème. Il faut que l’Etat facilite les procédures de régularisation du foncier. Le cadastre doit les enregistrer pour permettre à la nouvelle génération de travailler sur de nouvelles bases, sans entraves. Les jeunes d’aujourd’hui sont conscients.
Ils sont prêts à aller au cadastre et régulariser leur situation. Avant, quand le cadastre allait assainir le foncier, les gens ne prenaient pas ça très au sérieux, mais à présent, ils ont conscience du problème. Quand tu vas construire, on te demande les papiers du foncier, donc tout le monde veut régulariser son terrain. Même pour les crédits agricoles, ils ne te donnent pas d’argent sans acte de propriété. Ma yadaâmoukche, tu ne pourras bénéficier d’aucun soutien. Aujourd’hui, il faut des papiers pour tout. On passe notre temps dans les administrations.»