La chorale féminine Agraw Tlawin du village Takoucht dans la commune de Bouzguène, à plus de 70 km à l’extrême sud-est de Tizi Ouzou, lauréate du prix spécial du jury à la deuxième édition 2024 du concours de chant féminin traditionnel Urar Lkhalat, est l’histoire d’un groupe de femmes rurales au parcours exceptionnel.
Agraw Tlawin (littéralement groupe ou rassemblement de femmes) est une chorale composée de 15 femmes, essentiellement des dames âgées, qui a tracé lentement mais consciencieusement sa voie vers la réussite et la reconnaissance.
Leur mérite, c’est d’avoir perpétué, préservé, transmis et fait la promotion, d’un patrimoine culturel immatériel ancestral, Urar lkhlat (chants traditionnels féminins) d’abord au sein de leur village Takoucht puis en le présentant sur la scène de la maison de la culture Mouloud Mammeri et dans les médias. Un parcours récompensé en 2023 par le premier prix du Festival Urar lkhalat crée par la direction de la culture et des arts de Tizi Ouzou et cette année par le prix spécial du jury en reconnaissance de «l’excellente performance de ce groupe de femmes qui a présenté un travail élaboré», selon les membres du jury de la 2e édition du Festival (mars courant).
C’est ce parcours impressionnant de villageoises qui ont décidé de se prendre en main et de vivre leur passion pour le chant au grand jour malgré quelques embûches et incompréhensions d’une société conservatrice, qu’a raconté à l’APS la responsable de la troupe Agraw Tlawin, Fahima Bessaha. Tout a commencé il y a quatre ans environ, lorsque trois dames qui font partie d’un groupe d’une trentaine de femmes de Takoucht, qui interprètent des chants aux fêtes et veillées funèbres, ont sollicité l’association culturelle Aghndjour de leur village pour les encadrer afin qu’elles puissent mieux vivre leur passion et sortir du cadre villageois, se souvient Mme Bessaha. A ce propos, l’une de ces trois femmes, Baya Hamouma, l’interprète des achwiq (poèmes a cappella) de la troupe, a indiqué à l’APS qu’elles ont demandé à Mme Bessaha de les aider à participer à des événements dans d’autres régions. Mme Bessaha, aussi présidente de l’association culturelle Aghndjour, a observé que le groupe de femmes «n’avait besoin que d’un encadrement car elles avaient déjà la matière première, dont un répertoire de chants et la maîtrise des traditions». Aussi, l’association a intégré dans son programme d’activité la chorale féminine qui a pris le nom d’Agraw Tlawin pour chanter à l’occasion de fêtes religieuses et autres dates repères comme Yennayer (Nouvel an amazigh), Amagar n’Tefsout (célébration du printemps), entre autres. En 2023 est organisé le premier festival Urar Lkhalat, une opportunité pour la troupe de Takoucht de montrer ce qu’elle sait faire.
La voie de la réussite ne passe pas par la facilité
La responsable de la troupe a avoué qu’en s’inscrivant au concours, la chorale, composée de femmes qui n’ont pas étudié la musique ni fait le conservatoire, ne visait pas particulièrement un prix, encore moins le premier.
«Nous nous sommes inscrites pour montrer ce que nous savons faire et aussi rencontrer d’autres troupes et échanger avec elles», a-t-elle dit. «L’annonce que nous avions décroché le 1er prix était un moment magique, c’était comme un rêve pour nous et nous en étions fières», se souvient-elle.
Cette participation a été une opportunité pour la troupe de prendre conscience de ses atouts, notamment la présence de membres-clés dont la danseuse du groupe Ouerdia Hadj Ali, 85 ans aujourd’hui, qui maîtrise la danse traditionnelle et Baya Hamouma, 63 ans, qui interprète les achewiq d’une manière magistrale grâce à sa voix forte et limpide et à son ton juste, selon le jury et d’autres artistes qui l’ont écoutée.
A cela s’ajoute une forte présence sur scène ainsi qu’une parfaite synchronisation du chant entre les 15 membres de la troupe dont la plus âgée à 85 ans et la plus jeune, Cylia Yahoui, aussi poétesse de la troupe, n’a que 12 printemps. D’ailleurs, ce sont ces atouts que l’association a exploités lors de sa participation à la deuxième édition du festival Urar lkhalat organisé en mars, a noté Fahima.
«Le thème de l’édition de cette année - le chant révolutionnaire - nous a beaucoup inspirées et motivées à participer», a indiqué Mme Bessaha. «Toutefois, pour une troupe lauréate du premier prix de la première édition, il fallait présenter un travail plus complet et plus perfectionné», a-t-elle dit.Voulant placer la barre haut, la troupe a décidé de participer avec la chanson Ayemma aâzizen Ouretsrou (O chère mère ne pleure pas) du défunt moudjahid et artiste Farid Ali (Khelifi Ali de son vrai nom, 1919/1981), et qui est l’une de plus belles chansons révolutionnaires dénonçant le colonialisme chantée en vietnamien au Vietnam dans les années 1960.
«C’est une chanson difficile que nous n’avions jamais travaillée, et en plus, il fallait l’interpréter correctement pour rendre hommage au révolutionnaire Farid Ali. Nous n’avions pas le droit à l’erreur», a souligné la responsable de la troupe. Sur scène, Baya Hamouma interprète avec brio l’achwiq de Ayema aâzizen ouretsrou. Suit la chanson en chœur par les femmes, la main sur le cœur, la posture droite comme des soldats. C’était un moment émouvant et l’émotion fut à son comble lorsque la petite Cylia Yahoui est monté sur scène, déployant l’emblème national qu’elle embrassa avant de le poser sur les épaules de la plus âgée Ouerdia, assise sur une chaise, symbolisant la maman de la chanson de Farid Ali. Puis, la troupe enchaîne les différentes étapes d’Urar, dont «zedhwa» avec une cérémonie de mariage traditionnel détendant ainsi l’ambiance chargée en émotion.