Le fait que les procès n’ont pas lieu en Gambie s’explique par un «manque de capacités» du système judiciaire, mais surtout par «l’absence de volonté politique», qui est «l’obstacle principal».
L’ouverture en Allemagne du procès d’un Gambien pour crimes contre l’humanité suscite en Gambie l’espoir que justice soit rendue un jour pour les victimes des 22 ans de dictature de Yahya Jammeh, mais ce combat reste loin d’être gagné. Accusé d’avoir participé à deux assassinats, dont celui du journaliste Deyda Hydara, correspondant de l’AFP à Banjul, Bai Lowe doit être jugé à partir de demain devant un tribunal allemand pour «crimes contre l’humanité», «meurtres et tentatives de meurtre» entre 2003 et 2006.
Il lui est reproché d’avoir été le chauffeur d’escadrons de la mort du régime, et notamment d’avoir convoyé les assassins de Deyda Hydara, abattu le 16 décembre 2004. «J’ai confiance dans le fait que la justice sera rendue pour mon père à l’issue du procès de Bai Lowe parce que l’Allemagne est un pays neutre, et je m’attends à un procès équitable», déclare Baba Hydara, 45 ans, fils d’un homme considéré jusqu’à sa mort comme le doyen des journalistes de Gambie.
Se souvenant de la «ténacité» de son père, également représentant de l’ONG Reporters sans frontières (RSF) à Banjul, M. Hydara évoque «presque 18 années» de «difficultés» et de «défis» pendant lesquelles sa famille s’est «battue pour la justice». Avec le procès en Allemagne, «il y a beaucoup d’espoirs», dit-il, mais «c’est simplement une première bataille remportée, la guerre continue».
«L’espoir, c’est de voir la cour décider en faveur des victimes et faire en sorte (que l’accusé) rende des comptes pour les crimes contre l’humanité qu’il a commis», abonde Ayesha Jammeh, cofondatrice du Centre gambien pour les victimes de violations des droits humains. Parvenu au pouvoir par un putsch pacifique en 1994, Yahya Jammeh – aujourd’hui en exil – s’était fait largement élire et réélire sans interruption jusqu’à sa défaite, en décembre 2016, face à l’actuel président Adama Barrow.
Particulièrement féroce, son régime a été caractérisé par une multitude d’atrocités : assassinats, disparitions forcées, viols et castrations, tortures... De janvier 2019 à mai 2021, la commission Vérité, Réconciliation et Réparations (TRRC), chargée de faire la lumière sur ces crimes, a recueilli une multitude de témoignages accablants, que les Gambiens ont découverts lors d’audiences télévisées. En décembre 2021, la TRRC a rendu à M. Barrow un rapport en 17 volumes.
La Commission y «recommande la poursuite de Yahya Jammeh et de ses complices devant un tribunal international, dans un pays d’Afrique de l’Ouest autre que la Gambie», pour «meurtres, détentions arbitraires, disparitions», entre autres. La décision de poursuivre appartient à M. Barrow, qui doit faire connaître son choix avant la fin du premier semestre. En décembre, lors de sa réélection, il avait déclaré : «Je prends part à la décision, mais ce n’est pas entièrement ma décision», celle-ci devant être prise, selon lui, en concertation avec son gouvernement et après consultation d’experts.
L’exécutif a aussi promis la publication d’un livre blanc sur les recommandations de la TRRC, au plus tard le 25 mai. Mais la nomination le 14 avril par les députés, avec l’accord de M. Barrow, d’un ancien allié du dictateur, Fabakary Tombong Jatta, à la tête du Parlement, suscite doutes et craintes sur le fait que les familles de victimes obtiennent un jour réparation.
«Jamais nous n’abandonnerons»
«Le président du Parlement et son adjoint (...) ont montré leur opposition à la TRRC depuis le début», estime l’analyste politique Essa Njie. Ce professeur à l’Université de Gambie s’attend à ce que des membres du parti de M. Jammeh siègent au nouveau gouvernement devant être formé après les législatives du 10 avril, qui n’ont pas donné une majorité absolue à M. Barrow. «Si ces gens sont recyclés (...) je suis extrêmement pessimiste sur le fait que justice puisse être rendue», ajoute-t-il.
«Les criminels qui vivent ici pourraient probablement (...) pour certains d’entre eux échapper à toute sanction.» «Mais ceux qui sont hors de Gambie (...) devront répondre de leurs actes devant la justice au bout du compte», estime-t-il, rappelant que «certains pays sont prêt à avoir recours au principe de la compétence universelle» permettant de juger les responsables présumés de certains crimes grave commis à l’étranger - comme l’Allemagne.
Pour Ayesha Jammeh, nièce du dictateur dont le père et une tante sont présumés avoir été éliminés par le régime, le fait que ces procès n’ont pas lieu en Gambie s’explique par un «manque de capacités» du système judiciaire, mais surtout par «l’absence de volonté politique», qui est «l’obstacle principal».
Baba Hydara, lui, veut «utiliser le procès de Bai Lowe pour montrer au gouvernement gambien que même s’ils ne sortent pas le livre blanc et ne mettent pas en œuvrent la plupart des recommandations (de la TRRC), nous nous servirons d’autres moyens pour qu’elles soient mises en oeuvre, en ayant recours à d’autres tribunaux» en dehors du pays «Jamais nous n’abandonnerons», dit-il.