L’accord réalisé au Caire dimanche 10 mars entre Mohamed El Menfi, le président du Conseil présidentiel en Libye, Salah Aguila, le président du Parlement libyen, et Mohamed Takala, le président du Conseil supérieur de l’Etat, était vraiment une surprise pour les observateurs. Il y a eu convergence de vues sur la principale question litigieuse entre les belligérants libyens, celle d’un gouvernement unifié pour chapeauter les élections générales et gérer les affaires courantes.
L’un des signataires, Mohamed El Menfi, est censé défendre son poulain, Abdelhamid Dbeiba, le chef du gouvernement d’union nationale. Or, El Menfi a adhéré à l’accord et transmis les détails à l’envoyé spécial de l’ONU, Abdoulaye Bathilé, lorsqu’il l’a rencontré à Tripoli lundi 11 mars.
Ce premier point signifiait pour Bathilé l’effondrement de son projet pour la Libye, basé sur une réconciliation entre les trois présents au Caire, avec Khalifa Haftar, l’homme fort de l’Est, et Abdelhamid Dbeiba. Or, plusieurs acteurs libyens, notamment à l’Est, mais aussi à l’Ouest, ne veulent plus de Dbeiba et préfèrent un nouveau gouvernement pour parrainer les élections. Après plusieurs rounds de discussions, les Américains ont jugé que Dbeiba était une carte grillée et que s’ils veulent garder unifiée la Libye, il était nécessaire de changer les visages.
L’accord signé au Caire comportait surtout deux points fondamentaux. Le premier est la formation d’un gouvernement uni en charge de la tenue des élections générales et de la gestion des affaires courantes des citoyens. Le deuxième est la veille à la souveraineté de la Libye, l’unité de ses terres et le rejet de toute intervention étrangère dans ses affaires.
Un second point traduisant la suspicion américaine par rapport aux tentatives russes d’encourager Haftar à la scission. Et pour donner plus de crédit à l’initiative, c’est le secrétaire général de la Ligue arabe, Ahmed Aboul Gheit, qui a appelé à la réunion du 10 mars.
En plus des deux points concernant le nouveau gouvernement et l’unité du pays, le communiqué émanant de la Ligue arabe a parlé de l’acceptation de l’accord (6+6) de Sekhirat comme support et la formation d’une commission technique pour les amendements nécessaires audit accord dans un délai convenu. Les différends seraient résolus selon les législations en vigueur, toujours selon le même communiqué.
Des sources proches de la réunion ont révélé que les dirigeants libyens présents au Caire ont également convenu de changer les titulaires de tous les postes de notoriété en Libye, comme le chef du gouvernement, le gouverneur de la Banque centrale, le président de l’Entreprise nationale de pétrole, etc.
La récente réunion du Caire a certes envoyé des signaux positifs, qui ont même surpris son initiateur, le secrétaire général de la Ligue arabe. Lors de la conférence de presse qui l’a suivie, Ahmed Aboul Gheit a considéré qu’il s’agit d’une «véritable réalisation», exprimant son souhait que «l’édification se fasse suivant les sept points convenus dans la réunion».
Toutefois, cet optimisme n’est pas général. Le politologue libyen Ezzeddine Aguil a émis, dans une communication avec El Watan, des doutes sur la réalisation de cet accord. «Ce n’est pas la première fois que les Libyens conviennent de pareilles ententes, sans que cela ne se concrétise sur le terrain», a-t-il dit, en ajoutant qu’il «serait nécessaire de temporiser en mettant le récent accord à l’épreuve». Aguil s’est interrogé sur «la réaction de l’actuel chef du gouvernement d’union nationale, Abdelhamid Dbeiba, par rapport à un tel accord» et se demande si «le président du Conseil présidentiel a bien mesuré l’impact de sa signature sur l’avenir de ce Conseil, où Dbeiba détient le gros du pouvoir exécutif».
Le politologue a terminé son évaluation en lâchant une remarque assassine sur l’absence, dans cette réunion, des deux hommes forts de Libye, Abdelhamid Dbeiba et Khalifa Haftar. Dbeiba contrôle les drones turcs de la base d’El Watia, qui ont permis de défendre Tripoli en 2020. Pour sa part, Haftar est l’homme fort de l’Est libyen et l’allié des Russes. «Et il faudrait que les Turcs trouvent leurs comptes pour lâcher Dbeiba !» conclut le politologue.
Bouleversements continus
Sur le terrain, la Libye est plus divisée que jamais, même si le spectre de la guerre ne plane plus sur le pays, depuis le retrait des troupes de Haftar et de ses alliés des alentours de Tripoli au cours de l’été 2020. La Turquie soutient l’Ouest libyen et Dbeiba avec des experts et des drones, alors que la Russie épaule Haftar avec les milices Wagner, sous l’appellation aujourd’hui de bataillon africain de l’armée russe. L’Est libyen est sous le contrôle de l’Armée nationale libyenne de Khalifa Haftar, alors que l’Ouest est dominé par diverses milices prêtant allégeance au gouvernement de Abdelhamid Dbeiba.
Pour protéger l’Est libyen et notamment le bassin pétrolier de Syrte couvant 70% des réserves pétrolières du pays, les Russes ont recommandé à Haftar de s’emparer de la ville de Syrte et construit des lignes fortifiées, jusqu’au Sud libyen. Suite à ces manœuvres, la Libye est pratiquement divisée suivant ces lignes et la Russie nourrit des ambitions pour asseoir une base militaire maritime, à Benghazi ou Toubrouk, en contrepartie de l’encadrement des troupes de Haftar et le renforcement de l’infrastructure militaire en Cyrénaïque (Est libyen). La Russie cherche clairement à installer un pouvoir qui lui soit allié en Libye ou, au moins, en Cyrénaïque.
Et c’est pour contrecarrer ce projet russe que l’envoyé américain en Libye, Richard Norland, n’a cessé de se rendre à Benghazi durant les neuf derniers mois pour dissuader Khalifa Haftar de se plonger carrément dans les bras des Russes. C’est Norland qui a été le premier à balancer devant Dbeiba, lors de leur rencontre le 5 mars à Tripoli, l’idée d’un gouvernement unifié en charge des élections.
«Ce qui importe le plus pour Norland, c’est d’impliquer Haftar dans un processus politique unifié. Or, l’Est libyen et une bonne partie de l’Ouest ne veulent pas de Dbeiba. Donc, l’envoyé américain s’est permis de lâcher le morceau devant Dbeiba», a expliqué le politologue Ezzeddine Aguil, avant d’ajouter que «l’initiative de la Ligue arabe pourrait bien être soufflée par les Américains… Cela ne pourrait pas être un simple hasard que tout ce monde lâche Dbeiba d’un seul coup et au même moment».
Si une chose est sûre, c’est que les jeux des alliances battent leur plein en ce moment en Libye. Pour mieux comprendre ce qui se passe, il est utile de rappeler que ce pays a déjà été au centre de plusieurs conférences internationales depuis celle de Sekhirat en 2015 et le fameux accord qui a suivi, amenant le gouvernement d’union nationale de Fayez Al Sarraj. L’idée de gouvernement de parrainage des élections était déjà là.
Près d’une décennie plus tard et plusieurs tentatives de réconciliation interlibyenne, notamment à Genève et Tunis, fin 2020/début 2021, qui ont amené le 2e gouvernement d’union nationale de Abdelhamid Dbeiba, la situation est encore au point mort. Plusieurs dates d’élections ont été annoncées, sans jamais se concrétiser.
En ce moment aussi, et en plus de cette réunion surprise lancée par le secrétaire général de la Ligue arabe au Caire, d’autres tentatives de réconciliation sont en cours d’élaboration. Il y a l’initiative lancée par Paris, pour réunir les deux présidents des deux Chambres libyennes, Salah Aguila et Mohamed Takala. Paris cherche à mettre sa touche pour renforcer ses intérêts dans ce pays stratégique, en proposant de rapprocher les deux hommes.
Il y a également l’initiative lancée depuis plusieurs mois par l’Union africaine pour une réunion de réconciliation à Syrte le 28 avril prochain.
Plusieurs rassemblements préparatoires à ladite réunion, entre femmes seules, jeunes de tous bords ou diverses tribus, se sont déjà tenus à travers la Libye.
Ce projet africain est, semble-t-il, l’unique initiative de réconciliation nationale libyenne qui cherche à insérer les composantes actives de la société dans le processus, le voulant libyo-libyen de fait. Toutefois, les puissances régionales, présentes en Libye, ne cherchent qu’à défendre leurs propres intérêts et travaillent à «bousiller» tout autre projet que les leurs. Le charme libyen fait désormais tourner toutes les têtes, d’où l’instabilité latente constatée.