Dans l’entretien accordé à El Watan, Abderrezak Dourari considère que la «maîtrise des langues étrangères pour n’importe quel pays est devenue une nécessité impérieuse dans le contexte de cette mondialisation sauvage et sans scrupule».
Pour le linguiste, qui vient de publier un essai Penser les langues en Algérie, Ed. Frantz Fanon, 2022, le maintien de la politique linguistique «irrationnelle» actuelle «consistant à faire triompher l’Un face au Multiple (…) est le symptôme que c’est la même tendance idéologique qui a mené le pays contre le mur et retardé son développement dans tous les domaines, qui demeure encore très influente dans la politique linguistique de l’Etat algérien».
- La nouvelle ministre de la Culture, Soraya Mouloudji, a annoncé avoir adressé une instruction à ses services pour l’usage «exclusif» de la langue arabe dans son département. Périodiquement, la place des langues étrangères, notamment le français, est évoquée par des responsables politiques. Comment expliquez-vous la persistance d’un tel discours ?
J’ai eu l’occasion de lire cette note interne de Mme la ministre de la Culture. C’est une note interne et je ne vois pas ce qui peut soulever problème en la matière. La Constitution algérienne dispose que l’Etat algérien reconnaît deux langues nationales et officielles : l’arabe (scolaire) et tamazight dans ses différentes variétés régionales.
Une application stricte de cette disposition constitutionnelle par les démembrements du gouvernement algérien aurait dû conduire à imposer aussi le tamazight, même à titre formel. Je ne pense pas que c’est la conjoncture indiquée pour débattre de l’utilisation des langues étrangères, en dépit du fait que hormis les questions de fonctionnement administratif au niveau ordinaire, la langue française est effectivement utilisée pour la gestion des grandes catégories. Mais cette langue est de moins en moins maîtrisée et utilisée dans l’administration algérienne sans que cela ait pu influer positivement sur la maîtrise de la langue arabe scolaire ou classique.
Très peu d’administrations sont capables aujourd’hui de rédiger des textes de haut niveau en langue arabe scolaire ou même en langue française. Sans parler d’autres langues, comme la langue anglaise ou des gens qui en connaissent deux mots se targuent de la maîtriser et d’être capables de la substituer au français. Tout le monde se plaint de cette médiocrité linguistique et personne ne fait rien pour que ça change. Que le discours sur l’arabisation totale persiste est une chose bien différente de ce que cette note interne manifeste.
Le maintien de cette politique linguistique irrationnelle consistant à faire triompher l’Un face au Multiple, dans des domaines de la culture de manière générale, de l’enseignement, tous niveaux confondus, dans la recherche, dans les domaines du savoir scientifique, dans les médias etc., est le symptôme que c’est la même tendance idéologique qui a mené le pays contre le mur et retardé son développement dans tous les domaines, qui demeure encore très influente dans la politique linguistique de l’Etat algérien. Je ne parle pas de personnes qui pourraient individuellement être animées de bonnes intentions, mais d’orientation idéologique générale, la plupart du temps intégrée inconsciemment.
Cette tendance tient plus au maintien de son hégémonie sur les postes de décision administrative et d’influence qu’elle refuse de partager qu’à l’efficacité de sa gestion et son impact sur le développement cognitif, culturel, économique, et social du citoyen et de l’Etat. Le développement du pays par la mise en synergie de toutes les compétences nationales au-delà des idéologies étriquées, et des langues aussi mal maîtrisées, ne l’intéresse pas plus que cela, tant qu’il y aura les énergies fossiles et qu’il n’y aura pas d’obligation de reddition de comptes (Accountability, un terme anglais qu’ils détestent).
- Comment peut-on régler la question de l’usage des langues étrangères dans l’enseignement et l’administration ?
Toutes les administrations des Etats indépendants tendent à imposer leurs langues nationales et officielles dans leur fonctionnement ordinaire, mais gardent toujours des agents qui maîtrisent les autres langues pour communiquer éventuellement avec l’étranger. J’ai participé en tant que membre de jury de soutenance de thèse de doctorat en France dans un département de langue anglaise, et la langue utilisée à cet effet était le français ! Ça me parait aberrant. Les Français sont chauvins sur cette question, mais vous trouverez rarement un universitaire qui ne maîtrise pas au moins trois langues (celles de l’UE en particulier), et ça commence précocement dans les cycles infra universitaires.
La maîtrise des langues étrangères pour n’importe quel pays est devenue une nécessité impérieuse dans le contexte de cette mondialisation sauvage et sans scrupule. Mais quand il s’agit de pays sous-développés sur tous les plans, qui ont besoin de tout, qui ne produisent pas leur savoir et pas même leur nourriture, ne pas encourager ou seulement négliger la maîtrise des langues étrangères ou, plus grave, de les combattre devient une attitude antinationale, car on empêcherait, ce faisant, la société et l’Etat de développer les compétences nécessaires pour faire face aux menaces extérieures des autres Etats en en accroissant la dépendance.
- D’aucuns ont constaté un «recul» de tamazight dans l’espace public, alors que la Constitution parle d’œuvrer à sa «promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national». Une explication ?
C’est le contenu de l’appel articles pour notre revue Timsal n Tamazight prochain n°13 (voir site https//cnplet.dz.) Globalement l’Etat a dépensé beaucoup d’argent pour le tamazight et sa promotion. Seulement le processus a été mal géré. Aucune approche scientifique n’a été adoptée. Les sentiments et la dictature de l’opinion publique se sont substitués à l’approche scientifique et rationnelle.
Au lieu de mettre en place des institutions authentiques conformes aux règles de l’art pour encadrer ce travail stratégique, car il y va de la bonne communication dans la société et la création de synergies et de renforcement de la loyauté à l’égard de l’Etat légitime, en en posant les fondements sur la promotion de l’apaisement identitaire et culturel, on s’est amusé à en dévier ou en perturber le processus.
Créer un Tamazight artificiel comme si on était encore au début de la formation de l’Etat-nation du traité de Westphalie ou dans une société vide ou une page blanche à dessiner comme bon nous semblait, était une posture intellectuelle irrationnelle et irresponsable. Forcer les citoyens à apprendre une langue artificielle par la contrainte de l’Etat (généralisation horizontale et verticale, disaient-ils) est d’une absurdité incroyable. Nous avions attiré l’attention sur cela en son temps.
Dans une société intégrée, qui est une formation sociale historique et anthropologique unifiée et tout autant multiculturelle et multilingue sur un territoire immense, il existe nécessairement, en plus de la loyauté collective nationale à l’algérianité à travers la/les langues de communication intensive, des sentiments d’appartenance spécifiques régionales ou groupales dont il convient de tenir compte. Les citoyens doivent sentir que leur appartenance à la nation, à l’algérianité est un plus pour eux et non pas une amputation. Reconnaître leurs langues maternelles est un fondement scientifique indispensable pour tout développement de leurs variétés, tout aussi bien qu’un atout pour le renforcement des symboles d’unité nationale. (V. Notre livre Penser les langues en Algérie, Ed. Frantz Fanon, 2022).
L’idée devait être donc de reconstruire tamazight, entendue comme désignation au singulier de réalités linguistiques et sociolinguistiques différenciées, à partir de ses variétés maternelles et régionales. Sachant que tout processus de reconstruction linguistique est toujours possible mais exige le respect de conditions de possibilité et de méthodologies conventionnelles et adaptées dont la haute compétence des linguistes reconstructeurs est une condition sine qua non. Il ne s’agit pas de militantisme. La volonté de faire vite rattraper le retard historique et épistémologique de la langue en mettant les bouchées doubles (bonnes intentions), a mené au cafouillage qu’on connaît aujourd’hui et qui produit un effet repoussoir. Ici, on a obtenu mutatis mutandis le même effet que celui de la politique d’arabisation. On voulait absolument, et plus vite que la musique, rattraper le retard eu égard aux langues occidentales, imprudemment et en violant les méthodologies conventionnelles et on a produit exactement l’inverse de ce qu’on voulait.
- L’enseignement de la langue amazighe ne progresse pas. A quoi cela est-il dû ?
Tout simplement, en plus de ce qui a été déjà dit supra, c’est parce qu’une langue pour survivre et être un tant soit peu attractive dans l’économie de l’éducation (on n’apprend rien pour rien), doit avoir une utilité sociofonctionnelle, et une langue artificielle n’en a pas. On sait ce qui arriva pour l’esperanto. La question de la norme à enseigner n’a pas encore été définie à ce jour de manière rigoureuse et scientifique. L’académie, qui devait enfin le faire, est née avec un statut qui ne lui permettait pas de le faire sérieusement et les conditions de recrutement de ses personnels scientifiques n’étaient pas adéquates non plus. La liste des académiciens retenue est publiée au JORA dz et on peut à loisir voir les cv de ces experts pour s’en rendre compte.
L’académie doit adopter une démarche progressive dans son installation, car il est impossible de trouver en un tournemain 40 experts en la matière. Il est tout aussi impossible d’installer une académie sans intellectuels et homme de lettres en son sein ou encore pis sans informaticien des sciences du langage et au moins un mathématicien spécialiste de la modélisation. La présence de membres étrangers spécialisés est tout aussi importante pour sa crédibilité internationale et nationale. On est tombé dans un nominalisme qui relève presque du magico-religieux : on nomme un bidule université ou académie et il le devient magiquement.
- La question de la graphie ou même des variétés locales de tamazight à adopter explique-t-elle le retard dans la promotion de tamazight ?
La graphie n’est une question importante, voire cruciale, que pour les non-linguistes. D’un point de vue sociolinguistique ou anthropolinguistique, son importance réside dans son symbolisme. La question avait été en l’occurrence réglée puisqu’il a été retenu que pour l’instant chaque région/variété pouvait choisir la graphie qui lui paraissait la plus adéquate symboliquement. La production en tamazight dans le domaine de l’écriture, qui implique le plus la question de la graphie, se fait surtout dans la variété kabyle où une littérature de bonne qualité commence à percer. Donc Non. Il s’agit en fait du choix de la norme et de la mise en place d’institutions scientifiques crédibles pour en encadrer le processus qui, lui, doit être rationnel et non passionnel.
Entretien réalisé par Nadir Iddir
(*) Docteur de l’université de la Sorbonne, Professeur des universités en sciences du langage et de traductologie, Université Alger2