A propos d’une critique (parue dans El Watan, Alger, le 18 avril 2023)

24/04/2023 mis à jour: 00:28
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Photo : D. R.

J’ai été informé de la publication d’un article paru en Algérie, réagissant à la parution du s(Éditions Bouquins, 2023). Étant directement – et durement – attaqué, bien que curieusement non nommé, j’ai estimé que cette «critique» ne respectait pas les normes habituelles de ce genre et qu’elle relevait du procès d’intention. J’ai donc envoyé une lettre à la direction de ce journal, au nom du droit de réponse. Cordialement

Alain Ruscio, 22 avril

Document n° 1 : 
notice «Racisme colonial et post-colonial»

«Affirmons-le d’emblée : contrairement à des idées reçues souvent rencontrées, le racisme spécifique visant la communauté nord-africaine (c’était l’expression la plus courante jusqu’aux années 1960 / 1970) n’a pas été un fruit pourri de la guerre d’Algérie. En fait, plus généralement, le racisme anti-arabe et l’islamophobie (mêlés dans l’esprit de ses partisans) remontent au… Moyen-Âge.

« Longtemps, pour l’Occident chrétien, les musulmans furent un danger, avant de devenir un problème» (Maxime Rodinson). On pourrait ajouter : «…puis de redevenir un danger». Certains éléments constitutifs de la culture historique des Français sont intimement liés à des affrontements avec le monde arabo-musulman (Poitiers et son preux chevalier franc Charles qui martela les envahisseurs… Roncevaux, où pas un Sarrasin, pourtant, n’apparut… les Croisades, au nom du vrai Dieu…).

Les événements de la conquête, puis de la pacification de l’Algérie ne vont évidemment pas amoindrir cette hostilité. Et, depuis 1830, l’affrontement, même à armes inégales, n’a jamais vraiment cessé. Toutes les générations de Français, avant 1954, ont reçu des échos d’affrontements avec le monde arabo-musulman.

D’où cette image solidement ancrée dans l’imaginaire collectif : ces gens-là sont à craindre. A la veille du conflit algérien, l’heureux possesseur du Nouveau Larousse Universel, édition 1953, pouvait lire, à la définition du mot «Arabe», cette formule, parmi d’autres : « …race batailleuse, superstitieuse et pillarde…».

En janvier 1951, on pose aux Français la question : quel est, parmi les peuples voisins, celui pour lequel «vous avez personnellement le plus de sympathie ? Et pour lequel avez-vous le moins de sympathie ? » Suivait un choix portant sur dix peuples. Les Nord-Africains se classent… avant-derniers, précédés dans ce palmarès de l’impopularité par les seuls Allemands – le temps n’avait pas encore effacé les douleurs de l’occupation. Seuls 2% trouvaient les Nord-Africains les plus sympathiques : toutes les générations ont leurs originaux (Cahier de l’INED, n° 19, 1953).

La presse dite populaire se faisait le véhicule – parfois la source – de cette image. Les faits divers où étaient impliqués ces Nord-Africains faisaient la Une de cette presse, en particulier s’il y avait crimes et agressions sexuelles. Il y avait bel et bien, des années avant l’explosion nationaliste, un sentiment (spontané ?) d’hostilité aux Arabes, aux musulmans, un «syndrome nord-africain».

Ce fut le titre d’un des premiers écrits de Frantz Fanon (Esprit, février 1952), qui le définissait ainsi : «Dans le cas particulier du Nord-Africain émigré en France, une théorie de l’inhumanité risque de trouver ses lois et ses corollaire». Pour conclure : «Cela veut dire que sur tout le territoire de la nation française (métropole et Union française), il y a des pleurs à sécher, des attitudes inhumaines à combattre, des “mon z’ami“ à rendre inadmissibles, des hommes à humaniser». Voilà où en étaient les relations humaines entre Français de souche et Arabes après plus d’un siècle de colonisation. Constatation qui, au passage, était déjà en soi une condamnation de la «situation coloniale» (Georges Ballandier).

La guerre d’Algérie n’a pas surgi comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les affrontements, de 1954 à 1962, accentuèrent le phénomène.

Affrontements en Algérie même : durant ces huit années, deux millions de Français, dont une majorité d’appelés, de «petits gars de France», ont combattu et souffert dans les djebels, des dizaines de milliers y ont été blessés ou y ont perdu la vie. Autant de familles qui, de l’autre côté de la Méditerranée, s’inquiétaient ou connaissaient des drames… et qui en rendaient responsables d’abord ces fellaghas dénoncés à longueur de temps par la majorité des hommes politiques et des journalistes.

Il aurait fallu à ces Français moyens une capacité exceptionnelle d’analyse pour dépasser ce premier degré. Certains en firent preuve. Ils furent minoritaires. On sait, par le témoignage des militants anti-guerre qui tentaient de combattre en même temps le racisme, que la portée des explications était limitée : «Vous me parlez du juste combat des Algériens… moi, ce que je vois, c’est que mon fils, mon frère, mon fiancé, est face à eux, en danger à chaque minute.» Mais aussi affrontements en France même.

Bien plus que tous les conflits coloniaux qui avaient précédé, la guerre d’Algérie marqua la société métropolitaine. Il y eut bientôt des cafés arabes, lieux inquiétants où ne pénétraient jamais les Européens, puis progressivement des quartiers arabes, tel ce Barbès-Goutte d’Or, forteresse ou ghetto, selon l’angle d’observation.

Pour beaucoup, ces centaines de milliers d’Algériens sur notre sol étaient des alliés, potentiels ou réels, de ce FLN qui nous faisait la guerre. La décision de la Fédération de France, en août 1958, de perpétrer des attentats sur le sol de la métropole, obéit certes à une logique interne à ce mouvement, mais eut des effets collatéraux catastrophiques.

Une presse quasi unanime amplifia le climat de panique. Désormais, bien des Français considéraient le Nord-Africain croisé dans la rue, dans le métro, voire dans le lieu de travail, comme un individu louche, dangereux. La classe ouvrière, présentée par une certaine gauche comme internationaliste, n’était nullement épargnée.

En 1959, Jacques Gautrat, dit Guy Mothé, animateur par ailleurs de la Revue Socialisme ou Barbarie, publie un récit de vie, deux années passées au cœur de ce Renault-Billancourt, objet de toutes les attentions. L’image des relations entre ouvriers français et algériens y est plutôt désespérante : les contacts, hors des lieux de travail, sont inexistants. Facteur aggravant, les soldats revenus d’Algérie, réintégrés dans l’usine après leur temps d’armée, ne réfléchissent guère à leur expérience et sont parfois plus racistes qu’avant leur départ.

Partout, le vocabulaire raciste fleurit. «Sauf chez quelques militants communistes, la solidarité prolétarienne entre les rappelés et les Nord-Africains ne s’est pour ainsi dire jamais manifestée» (Journal d’un ouvrier, 1959). Un an plus tard, la sociologue Andrée Michel publie un article dans la revue La Pensée (janvier 1960).

Les relations entre travailleurs français et algériens étaient qualifiées de «précaires» : «Ni les uns ni les autres ne semblent “intégrés“ au même groupe prolétarien. La guerre n’a pu que creuser un peu plus le fossé.»

Les appels généreux à la solidarité ne rencontraient que peu d’échos. Le fait qu’il n’y ait eu, comme manifestation de masse, durant toute la guerre, que celles de février 1962 (Charonne, puis enterrement des victimes de la répression) interpelle : les victimes françaises avaient effacé les morts algériens, infiniment hélas plus nombreux d’octobre 1961.

Le racisme anti-arabe n’est donc pas né de la guerre d’Algérie. Mais il y a trouvé un nouveau souffle, il est devenu une gangrène, selon l’expression bien connue de Benjamin Stora. Il a été ensuite le terreau d’une dégradation malsaine des relations humaines entre Eux et Nous, pourtant tous Français…»

Document n° 2
Extrait de l’article de Hosni Kitouni

Comment la pensée révisionniste empuantit certaines notices ?

Attachons-nous à la notice sur le racisme colonial et post-colonial, une question essentielle, s’il en est ? L’auteur explique que le racisme anti-arabe et l’islamophobie ne sont pas nés avec la guerre d’Algérie ni durant la colonisation, mais ont une origine bien plus lointaine dans l’histoire.

Leur apparition dans la culture française est liée aux affrontements entre l’Europe chrétienne et le monde arabo-musulman, les Sarrazins, la bataille de Poitiers (732), les croisades (XIe-XIIIe siècles), etc. Les événements violents de la conquête coloniale de l’Algérie n’auraient fait qu’accentuer cette hostilité, et toutes les générations de Français, avant 1954, ont reçu des échos de ces affrontements avec le monde arabo-musulman.

D’où cette image solidement ancrée dans l’imaginaire collectif : «Ces gens-là sont à craindre.
Une peur de l’Arabe réputé violent, qui, selon l’auteur, a été ensuite popularisée par la presse et a été nourrie par les atrocités de la guerre d’indépendance et son extension à la métropole, ce qui va engendrer un sentiment (spontané ?) d’hostilité aux Arabes et aux musulmans, un ‘‘syndrome nord-africain’’.

Le racisme anti-arabe que vit la société française actuelle aurait donc pour origine cette longue histoire.
Ainsi donc, si les Algériens ont été victimes d’une haine inexpugnable durant 132 années de colonisation et subi bien après des ratonnades en France, la ségrégation et la haine antimusulmanes, y compris dans le sport, c’est la faute aux Sarrazins. La guerre de 1954 y a ajouté son piment, nous dit-on, mais la faute revient en définitive à l’attaque de Poitiers par Abderrahmane.

Comment un historien, anticolonialiste de surcroît, peut-il à ce point faire fi de l’exigence éthique et écrire des choses aussi ahurissantes, tournant le dos à l’état des savoirs et de la documentation sur la question ? Comment peut-il, à ce point, banaliser l’histoire de ce qui fut le syndrome de la colonisation, son cancer et sa culture ?

Or, sur le plan académique, des travaux sérieux ont largement documenté cette question. Avec Patricia Lorcin, Jennifer Sessions et Mohamad Amer Meziane, pour ne citer que ceux-là, on sait comment la France a mobilisé ses savants, ses expéditions scientifiques pour produire un savoir de rabaissement de l’être musulman et de sa religion.

Concomitamment, la violence coloniale, la dépossession de la terre, le travail forcé, l’impôt extractif, et les règles d’exception en matière de droit politique ont créé les conditions matérielles de l’infériorisation économique et sociale de l’Algérien et donc aussi de sa racialisation ethnoreligieuse.

Ces conditions matérielles ont dans un processus dialectique engendré l’homme raciste européen et l’indigène racisé. Deux peuples inconciliables et que tout divise. Laissons le mot de la fin à Ferhat Abbes qu’on ne peut accuser d’extrémisme :
Que dire encore des vexations journalières que subit l’indigène sur sa terre natale, dans la rue, dans les cafés, dans les moindres manifestations de la vie courante ? C’est le coiffeur qui lui ferme la porte au nez, c’est l’hôtel qui lui refuse la chambre… On ne loue pas à un “bicot”… Nous sommes les “bicots”, les “ratons” et que sais-je encore ? Un raton, c’est cet animal sournois qui “visite” le poulailler lorsque le gardien fidèle est absent ou attaché.

Mais qui joue ce rôle en Algérie ? Est-ce nous, la noble victime, terrassée dans un combat loyal soutenu avec des forces inégales, ou ceux qui, au bruit de notre défaite, lorsque la colonisation nous eut lié les mains, se sont rués sur notre cadavre comme un vol de charognards (1930). C’est cette souffrance que l’auteur de la notice ignore.

Or, pour ses victimes, elle est absolument essentielle, leur rappelant combien la colonisation est un monstre et son racisme un cancer qui ronge encore les sociétés, les savoirs, les rapports de pouvoir postcoloniaux. Dans cette perspective et pour toutes les raisons invoquées plus haut, je considère que le dictionnaire n’est pas une œuvre de rupture avec ce terrible passé, il s’en dégage au contraire le relent de ses miasmes. Augure-t-il de la manière dont les commissaires français entendent contribuer à l’écriture de l’histoire commune ? »

Alain Ruscio
 

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