Lorsque l’on réfléchit sérieusement aux problèmes du pays, on parvient assez rapidement à la conclusion (qui, bien sûr, demeure une hypothèse) que notre société souffre aujourd’hui du handicap majeur que constitue pour les Algériens, nation et société, le profond déficit de connaissance historique, un déficit qui affecte, directement ou indirectement, tous les domaines de la vie du pays et ainsi que ses perspectives de développement.
Un simple survol du parcours historique récent du peuple algérien permet de voir, sinon de mesurer exactement, les grandes causes qui conduisent à l’état actuel d’une méconnaissance générale de l’histoire ; notre connaissance de l’histoire étant lacunaire, superficielle, tronquée, instrumentalisée, notamment celle de notre propre histoire, aussi bien nationale, que régionale, locale ou personnelle.
D’après Hamdan Khodja (1773-1842), savant et notable algérois, qui publie Le Miroir en 1833, l’Algérie comptait 10 millions d’habitants en 1830. En 1872, dans le cadre du premier recensement complet effectué par l’autorité coloniale, elle ne comptait plus que 2,1 millions d’Algériens.
C’est là une catastrophe démographique absolue, une des pires de l’histoire contemporaine de l’humanité. Sur la même lancée, trois décennies de plus, le peuple algérien aurait été purement et simplement annihilé.
Michel Habart, dans Histoire d’un parjure, paru aux éditions de Minuit en 1960, restitue l’essence de l’entreprise coloniale en Algérie dans les termes suivants : je cite :
… Le peuple algérien serait une création de l’Algérie française, dont les bienfaits auraient transformé quelques milliers de pirates et de Bédouins, soumis au yatagan d’une clique de janissaires coupeurs de têtes, en neuf millions de «parts entières», qui sont les derniers des ingrats s’ils ouvrent la bouche pour dire autre chose que merci.
Telle est la suprême victoire du conquérant, dont parlait Nietzsche : faire signer par le peuple opprimé le procès-verbal de son indignité en le livrant aux chaînes et aux poisons de la mauvaise conscience...
… Livré à lui-même comme il l’était avant nos bienfaits, il dégénère en une poussière de tribus en voie d’extinction, de «hordes errantes de barbares fainéants et fanatiques, parasites accaparant un pays fertile devenu inculte et désert, où trouveraient place huit à dix millions de chrétiens».
Quel service à rendre à l’Europe et à l’Afrique que de «régénérer ce pays, de le déblayer de ses populations indigènes, décombres qui l’obstruent !» Ainsi parlait en 1832 un des hommes du maréchal Clauzel, Armand Hain, fondateur de la Société coloniale d’Alger.
Michel Habart poursuit :
«Alger, qui comptait plus de 100 000 habitants en 1730, tombait à 12 000 en 1833. Constantine tombait de 45 000 à 12 000, Bône de 4000 à 2000. Oran, qui avait compté jusqu’à 20 000 âmes, tomba à 2000, Mostaganem de 15000 à un millier. De petites villes comme Djidjelli, Ténès, Arzeu, Cherchell, Koléa, qui comptaient de 2000 à 3000 habitants en 1830, n’en ont plus, quatre ou cinq ans après, que quelques centaines.
Les populations de villes comme Laghouat, Stora, Collo, Bougie et Sétif, disparaissaient presque entièrement. Il y eut des années d’exodes massifs : 1830, 1832, 1854, 1860, 1870. La famine, la maladie, le désespoir, les massacres firent le reste.»
J’ai choisi de citer cet extrait d’histoire d’un parjure parce qu’il illustre de façon assez précise l’impact de la guerre coloniale, puis de l’entreprise coloniale, telle qu’elle s’étend au cours des quatre premières décennies de la colonisation, d’abord, comme entreprise de type génocidaire, car il s’agit là en effet d’une politique qui aboutit à la destruction des trois quarts de la population algérienne en une quarantaine d’années.
Il faut bien comprendre ce que ces chiffres recouvrent concrètement :
- La destruction de plusieurs millions de vies humaines
- La destruction de l’économie (de l’agriculture, de l’élevage, de l’artisanat, du commerce)
- La destruction des modes de vie et de représentation, autrement dit de la culture de la population
Et, concernant le sujet qui nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui,
- La destruction massive de la mémoire historique des Algériens, et ce, par la destruction physique, symbolique et institutionnelle de ses dépositaires, de même que par la rupture subséquente des liens de transmission de l’expérience de l’ensemble de la société.
Le caractère massif de la violence barbare, mise en œuvre sur la longue durée de l’entreprise coloniale, a profondément imprimé les consciences des protagonistes, et continue de produire ses effets à ce jour.
Mais aujourd’hui, ce problème ne peut être perçu et considéré à sa juste valeur du fait, précisément, de l’extrême faiblesse de la transmission, de génération en génération, de notre expérience historique.
En effet, la déficience de la transmission aggrave continuellement l’asphyxie des sources de l’information nécessaire à la juste représentation des choses, aggrave la confusion des références factuelles et symboliques dans les esprits, et multiplie les occasions de bifurcation et de dérive de la conscience collective, loin du cours principal que s’évertue de tracer, avec toujours plus de difficulté, le sens du bien public et de l’intérêt général.
L’entreprise coloniale a essentiellement consisté à détruire la base matérielle et symbolique de la société algérienne de 1830 et à incruster dans ses décombres une nouvelle société, une société coloniale fondée
- Politiquement, sur l’assujettissement des Algériens, par la force et par le droit,
- Socialement, sur l’apartheid caractéristique d’une colonie de peuplement
- Économiquement, sur l’instauration d’un régime de propriété, foncière en particulier, typiquement colonial, et d’une organisation de la production au bénéfice de la minorité européenne et de la métropole,
- Culturellement, sur l’analphabétisation et l’aliénation active des Algériens par la destruction de leurs bibliothèques et de leurs archives, la dévalorisation et la marginalisation des structures traditionnelles d’enseignement, la restriction extrême de l’accès des Algériens à l’école et, a fortiori, à l’université.
Durant plus d’un siècle les Algériens sont ainsi pris en tenaille, entre
- D’un côté, l’effondrement de leur économie engendré par la dépossession de leurs terres agricoles et de leurs espaces de parcours, autrement dit, l’effondrement de la base matérielle de leur existence
- Et d’un autre, la suffocation systémique de leur capacité de connaissance et d’expression.
Plusieurs décennies de ce traitement réduisent les Algériens à la condition de survivants dans leur propre pays. Pauvres, démunis et aliénés, le pouvoir colonial les tient sous le joug par la violence, l’arbitraire, l’ignorance, la maladie et la faim, et les repousse sans cesse vers les territoires obscurs du fatalisme et de la superstition, de l’accablement et de la résignation, de la perte de sens et de la perte de confiance en soi.
C’est cette société, profondément déstructurée, et profondément humiliée, qui parviendra pourtant à trouver au fond d’elle-même les ressources d’une véritable résurrection, les moyens de son retour au premier plan de l’histoire du 20ème siècle qu’elle marquera, le 3 juillet 1962, d’une victoire éclatante contre la France coloniale.
Cette extraordinaire remontée historique du peuple algérien apparaît comme un miracle, mais ce n’en est pas un. Il s’agit en fait d’un lent et complexe processus historique de transmission d’une mémoire ténue, parcellaire et aléatoire qui a fini par trouver son efficacité dans la forme d’une conscience patriotique suffisamment forte pour pouvoir cristalliser l’énergie latente d’un peuple accablé par le désespoir de sa situation et l’inanité de ses moyens.
Au milieu des effets chaotiques de la violence de la dépossession des Algériens de leur passé, de leur présent et de leur avenir, au sein du trouble général d’une identité mise en question par le travail incessant de l’économie et de l’idéologie coloniales, les Algériens, grâce à leur attachement indéfectible à leur terre et à l’Islam, ont non seulement été capables de résister à la domination coloniale, mais aussi de la contester pas à pas dès les années 20 du siècle dernier.
L’émigration ouvrière, la Première guerre mondiale, l’évolution de la situation internationale, en Asie, en Russie, en Europe, en Amérique, autant de facteurs qui ont créé des failles dans la chape de plomb coloniale.
A cette époque, les Algériens se sont trouvés exposés à d’autres réalités que celles de leur environnement quotidien et ont pu relativiser « l’évidence » et la fatalité de leur sort.
L’émir Khaled, la Fédération des élus, les Ulémas, l’Etoile nord-africaine, autant de noyaux nourriciers de la nouvelle conscience qui émergent alors dans la société algérienne.
Du terrain dévasté d’une société sous domination coloniale, surgissent et s’agrègent peu à peu les élites qui développeront progressivement la conscience nationale moderne du peuple algérien.
Ces premières élites intellectuelles et politiques sont essentiellement le fruit de la transmission de génération en génération des valeurs fondamentales de la société (résumées en une aspiration à la liberté, à la justice, à la dignité), à travers les récits familiaux, nécessairement fragmentaires et parfois idéalisés, de l’histoire ancestrale, autant de ruisseaux souvent minuscules qui irriguent et alimentent la conscience des nouvelles générations de l’époque.
C’est essentiellement la qualité de la mémoire transmise dans le cadre familial ou local, à défaut de livres et de structures d’enseignement de l’histoire, à défaut d’institutions culturelles outillées pour cela, qui permet aux Algériens de s’introduire dans le champ politique des années 1920, de forger leurs analyses, leurs points de vue et leur vision du monde et de se constituer au fur et à mesure des circonstances en force politique active.
Une question complexe reste posée à ce jour, celle du contenu exact de la transmission, de ses modalités et de sa pertinence, ou comment les nouvelles élites intellectuelles et politiques de l’époque se sont approprié la mémoire historique transmise et comment elles en ont fait la base de leur appréhension des enjeux du moment.
En effet, les idées politiques ne sont pas de génération spontanée. Elles sont le fruit de longues maturations de références plus ou moins disparates et d’approches et de raisonnements plus ou moins approximatifs qui prennent forme dans des circonstances particulières où l’idée trouve son audience, son accueil et sa popularité, et le porteur de l’idée sa légitimité.
Du fait de la fracturation de la société et de son aliénation telle qu’induite par le mode de domination coloniale, la transmission de la mémoire historique a peiné à diffuser largement dans un premier temps, et c’est la terrible répression de Mai 1945 qui a permis aux Algériens de franchir un pas décisif dans le processus de prise de conscience nationale.
Dans les conditions des événements de Mai 45, l’idéologie nationaliste prend une nouvelle dimension comme porteuse de la seule perspective d’avenir désirable pour les Algériens jusqu’alors généralement incertains quant à l’idée même de la possibilité de renverser un jour l’ordre colonial- La barbarie de la répression ayant ravivé le souvenir des atrocités de la longue guerre de conquête coloniale du siècle précédent et ayant, en quelque sorte, remis au premier plan des consciences, de la façon la plus évidente qui soit, la réalité de l’intolérable oppression coloniale d’un peuple par un autre.
Les événements de Mai 45 marquent le franchissement d’un nouveau palier de la lutte des Algériens pour leur indépendance. De 45 à 54, les nationalistes algériens entrent dans une nouvelle phase de leur combat. A la dimension politique de la lutte, ils ajoutent désormais une dimension «militaire».
En 1947 le PPA crée son Organisation Spéciale (OS) chargée de préparer la lutte armée. Et dès lors, ce sera la perspective concrète de la lutte armée qui informera les enjeux, les conflits et les choix au sein du mouvement national.
En effet Mai 45 marque la rupture de la société algérienne avec le carcan de la domination coloniale telle qu’elle s’est établie et consolidée durant un siècle, rupture rendue possible par le travail militant patient des élites du mouvement national, par l’évolution des consciences et la montée des aspirations d’un peuple opprimé qui se voit de plus sauvagement réprimé lorsqu’il revendique un minimum de liberté, de justice et de dignité.
La répression de Mai 45 marque le début de la fin de la domination coloniale, car elle est un aveu d’impuissance de la France à réagir autrement que par la violence barbare à l’aspiration profonde du peuple algérien à la liberté.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, malgré ou à cause de sa défaite face à l’Allemagne nazie, la France coloniale s’est avérée incapable d’une lecture réaliste de la situation en Algérie et s’est arc-boutée dans une position historiquement intenable.
Durant la guerre de Libération, la France coloniale, malgré ou à cause de la leçon de sa défaite au Vietnam, est demeurée figée sur des positions qui seront perdues l’une après l’autre.
La dernière tentative de ce point de vue a été la bataille autour du Sahara que la France a essayé de détacher du reste de l’Algérie, alors même que les négociations avec le FLN étaient bien engagées et que l’indépendance était inéluctable et proche.
Je souligne particulièrement cet épisode de la guerre de libération parce qu’il est significatif d’un des succès les plus saillants accomplis par les militants du FLN et de l’ALN, y compris à Évian.
L’élite du peuple algérien formée par le FLN et son bras armé, l’ALN, représente pour l’essentiel l’incarnation du patrimoine intellectuel et politique du peuple algérien tel qu’il a été préservé, approprié et transmis de génération en génération pendant 132 ans.
Seuls les travaux approfondis des historiens et d’autres scientifiques permettront d’identifier de façon précise comment ce rare et précieux patrimoine de connaissance et d’intelligence a pu être transmis à travers toutes les épreuves et les catastrophes qu’a connu le peuple algérien tout au long de cette période.
Aujourd’hui, il est plus que jamais nécessaire de favoriser la recherche historique dans notre pays, une recherche scientifique, massive, multiforme, multidimensionnelle afin de connaître véritablement l’histoire de notre société, afin de comprendre la source et la nature des problèmes qu’elle vit et d’envisager l’avenir de façon réaliste.
L’effort de connaissance de notre histoire n’est rien de moins que vital, car si la conquête de l’indépendance nationale a constitué un accomplissement de très haute valeur pour les Algériens, mais aussi pour tous les peuples opprimés, si elle est un sommet héroïque du parcours historique du peuple algérien, force est de constater que la poursuite de ce parcours est marquée par la grande difficulté sinon l’incapacité de la société algérienne à transmettre son expérience historique, et notamment dans ce qu’elle contient de plus positif.
Le sous-développement se caractérise essentiellement par l’incapacité à accumuler, à accumuler la richesse nationale, à accumuler le produit du travail de la collectivité nationale, mais aussi et surtout, en amont de cela, l’incapacité à accumuler la connaissance, telle que produite ou appropriée par la société.
De ce point de vue, notre histoire récente est marquée par de trop nombreuses ruptures de la transmission de l’expérience. Sans entrer dans le détail, je ne citerai que trois exemples majeurs, trois événements aux conséquences durables et profondes :
- Premier événement : Dès l’indépendance, l’éclatement des instances dirigeantes de la révolution, le CNRA et le GPRA, qui conduit, pour le moins, à une grande déperdition du capital politique de la direction de la révolution, ainsi qu’à une fracturation aggravée du champ politique,
- Deuxième événement : À la mort de Boumediène, le changement brutal des politiques du nouveau pouvoir, et en particulier, sur le plan économique, la «restructuration des entreprises» qui a consisté à casser les grandes entreprises publiques, motrices de la politique d’industrialisation et de développement engagée dans les années 60 et 70,
- Troisième événement : dans les années 90, les déplacements des populations fuyant le terrorisme, et l’affaiblissement des administrations confrontées au terrorisme, notamment dans leur rôle de contrôle et d’agent du respect de la loi et de la réglementation, qui favorise la perte de la mémoire des normes de gestion, sans même parler des multiples effets des dégâts humains et matériels (les archives, etc.) de cette situation.
Il n’est pas besoin d’évoquer les nombreuses ruptures de transmission de l’expérience dans les divers domaines de l’éducation, de l’université, de la santé, de l’administration, de l’entreprise, de la presse, du sport, du cinéma, etc. pour comprendre que l’accumulation du savoir, de la connaissance et de l’expérience n’ayant pu se faire, ces ruptures répétées ont constitué autant d’obstacles au fonctionnement de l’État, à l’harmonie de la société et au développement du pays.
Mais aujourd’hui, il est frappant de constater que, malgré la succession des ruptures, persiste dans la conscience des Algériens, comme fil conducteur de leur histoire, aussi méconnue soit-elle, y compris par eux-mêmes, leur constant attachement aux valeurs fondamentales de leur peuple, et que celles-ci aient été transmises à travers plusieurs décennies pourtant marquées par la dépolitisation des nouvelles générations, une dépolitisation amplifiée par l’affaissement de l’éducation et de la culture.
Cette prise de conscience renouvelée se manifeste dans un événement majeur, récent, actuel et inachevé, que l’on nomme par commodité Hirak, mais qui est, en réalité, une révolution populaire démocratique.
Il est trop tôt pour porter un jugement «définitif» sur la nature, la durée, l’impact de cette révolution, mais il n’est jamais trop tôt pour essayer d’analyser et de comprendre un événement d’une telle ampleur.
La responsabilité de travailler à la transmission de notre expérience historique, dans tous les domaines, est une responsabilité qui ne peut être celle des seuls historiens ou de spécialistes.
La tâche, urgente et nécessaire, est immense, et elle incombe à tous les citoyens soucieux, non pas seulement du passé et du présent, mais, en réalité, de l’avenir, lequel se construit chaque jour.
Amin Khan
poète et essayiste