Saber, Mohamed, Sara, Brahim, Chaïma, Seïf El Islam, Nour et Houyam sont quelques noms d’une longue liste d’enfants agressés sexuellement durant des mois, pour certains, pendant des jours, pour d’autres. Ils ont l’âge de l’adolescence, préadolescence ou encore d’écoliers et même de bébés, entre 2 et 3 ans. Un phénomène qui prend de plus en plus de l’ampleur. A l’Unité médico-légale (UML) du CHU Mustapha Pacha d’Alger, les enfants représentent 77% des victimes de violences sexuelles prises en charge.
L’Unité médico-légale (UML) du CHU Mustapha, à Alger, a bouclé l’année 2023 avec la prise en charge de trois adolescentes victimes de violences sexuelles, Yousra, Sara et Houyam, présentées entre 12h et 22h 55. Les mêmes horaires durant lesquels Mohamed, Brahim, Khodja, Chaïma et Seïf El Islam ont consulté les médecins légistes entre le 1er et le 13 janvier, pour des agressions similaires.
Leur âge est celui où ils sont censés être sous la protection de la famille et de l’Etat : 5 ans, 6 ans, 8 ans, 14 ans, 17 ans mais aussi 20 ans. Chacun d’eux cache une histoire aussi tragique que traumatisante. Leur dénominateur commun est qu’ils connaissent tous leurs agresseurs, souvent faisant partie de la famille ou de l’entourage.
Dans cette unité d’urgence, unique à l’échelle nationale, l’équipe médicale (médecins légistes, biologistes, radiologues et psychologues) s’attelle depuis quatre ans à prendre en charge les victimes, particulièrement les mineurs ayant fait l’objet d’agression sexuelle.
Même si l’endroit semble quelque peu exigu, il offre un minimum de conditions et de moyens techniques nécessaires à l’examen clinique et aux prélèvements biologiques qui permettent d’identifier l’agresseur et de le confondre avec des preuves scientifiques mais aussi au suivi psychologique et à la délivrance (à la police judiciaire et au parquet) des documents médicaux-légaux nécessaires à la procédure judiciaire, en un temps relativement court. L’objectif étant de décrire les types de violence sexuelle chez les mineurs, de dresser le profile épidémiologique des victimes et d’évaluer leur prise en charge.
En moins de quatre années de travail, le bilan est effarant. «77% des victimes de violence que nous recevons sont des enfants. Au 31 décembre 2023, nous avons enregistré 279 victimes, dont près de 200 sont des enfants. Durant les dix premiers jours du mois en cours, nous avons pris en charge une dizaine d’enfants.
Ces chiffres, ne concernent que les victimes de la wilaya d’Alger prises en charge par l’Unité», explique Dr Djamil Azzouz, médecin légiste et responsable de l’UML, précisant qu’il s’agit de mineurs, donc, ils viennent sur réquisition (de la police et de la gendarmerie), de toutes les wilayas déléguées d’Alger, ainsi que de Khemis El Khechna, (Boumerdes) et de Bougara (Blida).
«Plus de 58,1% des victimes viennent du Centre, c’est-à-dire Sidi M’hamed, Hussein Dey et Bir Mourad Rais, et 21, 8% de l’est de la capitale, El Harrach, Dar El Beida, Baraki et Rouiba. Ces violences interviennent particulièrement entre 12 et 16h avec 20,% des cas et 27,7% entre 16 et 20h. Ce qui représente près de 68,1% des victimes. La courbe redescend durant la nuit, puis reprend légèrement son ascension de minuit à 4 heures.
Durant les trois premiers mois du confinement en 2020, notamment pendant la fermeture des écoles, le nombre de victimes a chuté de manière drastique de mars à avril, avant de reprendre son ascension au mois de mai, de baisser durant les vacances en juillet août et de remonter fortement en de septembre à décembre», révèle notre interlocuteur.
Selon ce dernier, 30,6% des victimes enregistrées en 2020, sont âgées de 10 ans, suivis des 13-16 ans puis des 16-18 ans, avec des taux respectifs de 29% et de 25%. Dans 49,2% des cas, l’enfant a subi des attouchements, et dans un tiers des cas, soit 21,77%, il y a eu viol. Ces ratios restent presque les mêmes durant les années suivantes, même si les statistiques ont connu une progression à la hausse.
Dans 75% des cas, les mineurs connaissent le pédophile
Les pédophiles sont dans 93,5% des hommes. Ils sont connus par leurs victimes dans 75% des cas. Ils font partie de l’entourage de l’enfant dans 73,4% des cas, et membres de la famille (incestes) dans 9,68% des cas. Les agressions sont, dans 76,61% des cas, commises dans un endroit public isolé et dans 13,71% des cas chez l’auteur lui-même. Pour le Dr Azzouz, «les victimes ne parlent pas ou peu de ce qui leur arrive. Les statistiques montrent qu’une seule sur dix se confie à sa mère. Une maman à défaut de déposer plainte peut cacher une violence sexuelle ou ses conséquences, lorsque celle-ci est suivie d’une grossesse».
Grâce aux moyens techniques utilisés dans le diagnostic, explique-t-il, la problématique de la crédibilité du témoignage des enfants a été dépassée. «Nous avons une équipe de psychologues spécialisés qui peuvent, en cas d’absences de traces de violences, avec des méthodes reconnues, déterminer si l’enfant a fait l’objet d’abus sexuel, même s’il s’agit juste d’un attouchement. De plus, la loi portant protection de l’enfance, autorise l’enregistrement audiovisuel au cours de l’audition de l’enfant en présence d’une psychologue.
Cela permet d’éviter une répétition de l’audition qui peut parfois, s’avérer traumatisante pour la victime», note notre interlocuteur. Durant notre visite, la psychologue n’a pas eu d’enfants. Cela fait près d’une heure qu’elle discute avec une jeune mariée, victimes de violence conjugale, qui quitte le bureau de consultation, les yeux larmoyants et rejoint son époux, qui l’attendait un peu plus loin.
Dans ce bureau un peu exigu, il y a quand même un espace où un enfant, peut jouer, consulter des livres ou écrire. Des aménagements ont été effectués afin de rendre le lieu plus attractif pour les enfants. «Souvent, l’enfant ne parle pas directement de ce qu’il a vécu. On commence par des dessins, des histoires, des images, afin de mettre l’enfant en confiance. Cela peut prendre du temps. Mais nous avons aussi des méthodes connues qui permettent aux spécialistes de faire parler un enfant.
Dans la majorité des cas, ils finissent par décrire ce qu’ils ont subi après l’avoir enfoui», affirme le Dr Sellaoui. Elle exhibe tous les livres et toutes les procédures qu’elle utilise pour délier la langue des enfants et surtout évaluer les conséquences de la violence sur leur état psychologique. Certains cas, dit-elle, l’ont beaucoup affecté au point d’en parler avec émotion.
Des séquelles psychiques irréversibles
«Les enfants victimes d’abus sexuels sont de plus en plus jeunes. Mais les plus ciblés sont ceux âgés entre 8 et 12 ans, et dans une grande proportion, par des adultes qu’ils connaissent, c’est-à-dire de leur entourage. L’impact sur leur santé mentale est lourd. Sans suivi, ils traîneront ce traumatisme durant toute leur vie parce que les séquelles sur la santé psychique peuvent être irréversibles», souligne la psychologue.
Nous nous dirigeons vers le service technique, où de jeunes chimistes et biologistes s’attellent à analyser tous les prélèvements effectués dans le cadre de l’enquête. Un phénomène extrême dangereux s’est greffé à ces violences et inquiète lourdement les jeunes experts. Il s’agit de la consommation de la drogue par les victimes et par certains auteurs, aussi bien douce que dure, prise par voie orale, mais aussi par injection.
«Avec les équipements que nous avons, nous pouvons congeler du sperme du violeur et pouvoir l’utiliser comme preuve, une fois identifié et arrêté. La première des choses à faire lorsqu’un enfant fait l’objet d’abus sexuels est de prélever toute trace de liquide sur ses sous-vêtements. Cela permet de confondre l’auteur, s’il est connu par la victime», expliquent nos interlocuteurs.
Le Dr Azzouz précise : «Dans notre protocole de prise en charge des victimes de violences sexuelles, il y a l’examen systématique des médecins légistes et gynéco-obstétriciens, mais aussi l’utilisation du colposcope avec photo-vidéo documentation, aussi bien des enfants que des victimes adultes.
Cela permet de visualiser les lésions traumatiques microscopiques non visibles à l’œil nu, d’approfondir l’examen. Depuis, le recours au colposcope a permis de mettre en évidence un nombre plus élevé, jusqu’à 80%, de lésions anales (pour les garçons) et génitales (pour les filles)», révèle le médecin légiste. Dans le registre des consultations, tout est noté.
Les informations qu’il comporte sont hallucinantes. Beaucoup de garçons âgés, entre 5 et 10 ans examinés pour des attouchements et d’adolescentes de 15 et 17 ans, pour abus sexuels, avec des lésions, explique M. Azzouz, peuvent s’avérer d’une extrême gravité. «Nous avons constaté des lésions de violence génito-anales dans 26,45% des mineurs examinés. Nous avons constaté que 18% des filles victimes de violences sexuelles présentent des lésions génitales, 2,48% des lésions anales et 0,83% avec l’association des deux.
Les lésions de l’hymen augmentent dès l’âge de 13 ans, avec un pic pour les adolescentes de 16-18 ans. Quant à eux, les garçons arrivent à l’unité, dans 4,96% des cas avec des lésions anales. Ces statistiques concernent 124 mineurs pris en charge à l’unité, durant 2020, année marquée par le confinement. Ils ont évolué à la hausse avec des ratios qui sont également à la hausse. Ce qui démontre une progression assez importante de ce phénomène au sein de la société.»
Le médecin relève, par ailleurs, que les agressions sur les enfants sous soumission chimique (drogue) représentent 4,88% des cas de violences sexuelles, et sous la menace ou à l’insu des victimes, dans 2,44% des cas. Le médecin tire la sonnette d’alarme : «Les statistiques officielles cachent un chiffre noir qui devrait interpeller lourdement les institutions de l’Etat, le mouvement association mais aussi les professionnels de la santé qui sont appelés à assurer la prise en charge des victimes».
Il explique : «De janvier à septembre 2020, les associations ont fait état d’un total de 827 agressions sexuelles, les services de police ont enregistré 4269 cas, ce qui donne une différence de 83,31% qui sont dans la nature, sans oublier que ces statistiques ne prennent pas en compte, les bilans de la gendarmerie nationale.» Le médecin légiste et responsable de l’UML conclut en insistant beaucoup sur l’absence de signalement, qui est une obligation légale, dit-il pour rappeler à certains parents, dont la fille mineure a été abusée sexuellement et qui ne viennent consulter que pour s’assurer que l’hymen est intact ou non.
La santé de l’adolescente est plus importante. Si l’on ne dénonce pas, la victime risque d’être de nouveau violentée, et on encourage l’agresseur à s’attaquer à d’autres filles. Aussi pénible ou longue soit-elle, la procédure judiciaire fait partie intégrante de la reconnaissance, reconstruction et restructuration de la victime.