1949. Entre la crise de la conscience démocratique et la gestation du Pacte islamique (3e partie et fin)

18/03/2024 mis à jour: 00:43
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Hocine Aït Ahmed qui l’avait incorporé dans les rangs du parti écrivait à son propos : «En 1948, Ouali Bennai envoie en France un ancien lycéen de Ben Aknoun, Mohand Sid Ali Yahia (dit Rachid), pour qu’il reprenne ses études interrompues en 1946, lorsqu’il s’était mis à la disposition du parti en Kabylie. Arrivé à Paris en pleine effervescence nationaliste, Ali Yahia ne tarde pas à devenir membre du Comité fédéral du PPA-MTLD. 

Cette ascension, il la doit aux échos provoqués dans l’émigration kabyle à Paris par l’essor prodigieux du patriotisme dans nos montagnes, et non à des qualités ou des prestations personnelles. Quand Ali Yahia est venu nous rejoindre en 1946, j’ai eu du mal à le faire intégrer dans nos structures, d’abord au niveau de son village et ensuite dans son douar d’origine, qui est aussi le mien. 

Et cela pour deux raisons : il est le neveu du caïd dont tout le monde sait qu’il est le bras droit de l’administrateur Dumont et, en plus, son père est de statut français. 7  

La confrontation entre, d’un côté, Ali Yahia et Filali, de l’autre, avait été l’expression de deux postures qui étaient incompatibles et qui s’inscrivaient dans le prolongement de la lutte entre le réformisme et radicalisme qui couvaient dans le parti depuis le congrès national de 1947. Dans tous les cas, ce fut dans la Fédération de France du PPA-MTLD que le mouvement de décantation politique avait atteint le stade de maturation finale et s’était exprimé dans la forme la moins élaborée : la violence physique. 

Pour la première fois dans l’histoire du mouvement indépendantiste, une doctrine de violence s’était développée au sommet de parti et qui s’était substituée au débat démocratique. Pour faire taire les voix discordantes, des commandos ont été constitués pour s’attaquer aux cadres et militants de la même famille politique. 

Ce fut ainsi, qu’en Algérie, des responsables du parti et des partisans du document doctrinal, l’Algérie libre vivra avaient été la cible de ses groupes. Ils furent violentés, isolés et exclus du parti. Dans le district de Kabylie, Bennai Ouali fut exclu, puis remplacé après son arrestation. Il avait fait l’objet d’une décision brutale du Bureau politique. Le comité de direction de ce département formé autour de lui et Ammar Ould Hammouda avait cédé place pour les jeunes militants moins aguerris politiquement.  

L’état-major du PPA-MTLD en introduisant l’unanimisme dans son discours politique et l’autoritarisme dans son fonctionnement interne, avait favorisé les moments de fermeture  politique et les replis communautaires qui se sont avérés désastreux et contre-productifs au déclenchement de la guerre de Libération nationale.
 

La crise du PPA/MTLD et l’action subversive du deuxième bureau 

L’accès à certaines archives permet de confirmer aujourd’hui que le mouvement national d’avant-garde fut la principale cible du deuxième et cinquième bureaux. Le service de renseignement militaire français avait mené des opérations de désinformation et d’infiltration pour semer la confusion parmi les rangs des patriotes algériens. Ces opérations visaient à faire avorter la dynamique politique qui répandait l’idée de l’indépendance et qui se projetait dans la perspective de l’insurrection armée.   

Les moyens humains et logistiques qui ont été mis à la disposition de la guerre psychologique et à l’action subversive, particulièrement pendant la guerre de Libération étaient colossaux. En effet, sous la responsabilité du colonel Gardes, le cinquième bureau a été doté de ressources inégalées  : trente-deux officiers à Alger en 1956. 
Le cinquième bureau avait mené avec succès plusieurs actions d’infiltration au sein du FLN-ALN. 

Les historiens ont fait écho et retenu les plus retentissantes : la Bleuite, l’affaire Si Salah et la manipulation en 1960 de plusieurs numéros du journal El Moudjahid, en y insérant des articles sur la frontière algéro-marocaine.  
La crise du PPA-MTLD de 1949 fut-elle épargnée par l’action subversive du deuxième bureau  ? Ces propres services, à l’affût depuis longtemps ignoraient-ils l’état du parti qui fut traversé par des  contradictions sur les approches politiques, révolutionnaires et idéologiques et qui se manifestaient publiquement dans les districts de Kabylie, d’Alger et singulièrement dans la fédération MTLD de Paris ? 

Dans tous les cas, ces services avaient déjà mené leur opération d’infiltration et de dévoiement du journal Al Maghreb Al Arabi qui constituait une véritable conspiration contre les idées émancipatrices et progressistes lancée et soutenue à bout de bras depuis la fondation de l’Etoile nord-africaine. Le moment venu et au plus fort de la lutte armée, leur agent, Mohammed Saïd Zahiri fut abattu par le FLN-ALN. 

Mostefa Lacheraf plus tard après son arrestation, le 22 octobre 1956 à bord de l’avion qui transportait les membres de délégation extérieure du FLN, fut soumis à un interrogatoire. Les inspecteurs de la DST lui racontaient dans les détails l’épisode relatif à la reconstitution par Maïza et Dr Lacheraf du Parti du peuple algérien (PPA) à Paris, fin 1944- début 1945, ses contacts en France au nom du parti encore clandestin en Algérie et ses réunions fréquentes dans l’organisation estudiantine interarabe.

Au démantèlement de l’Organisation spéciale en 1950, le deuxième bureau avait réussi à retourner Djilali Belhadj, l’ex-responsable militaire de l’OS et qui deviendra au déclenchement de la guerre, l’allié indéfectible de l’armée française. En prison, à l’issue de la décapitation de l’Organisation spéciale, l’administration pénitentiaire avait alimenté les communautarismes et le régionalisme dans  les rangs des nationalistes en créant ainsi des clivages entre «Arabes» et «Kabyles».

Le général Massu se flattait d’avoir prêté un de ses adjoints chargé du renseignement, le capitaine Marion, à la rédaction du journal L’Echo d’Alger. Ce dernier, rappelons-le ici, à la suite de l’affaire Ali Ferhat qui fut l’objet d’une tentative d’assassinat, avait titré sur la constitution d’un nouveau parti. Il lui donnait un sigle, le «PPK», Parti du peuple kabyle, dissident du MTLD, une manière d’accentuer les dissensions dans les rangs des nationalistes. Le démenti du responsable des finances du district de Kabylie ne fut évidemment pas publié par l’Echo d’Alger. Seul le quotidien Alger républicain avait publié le communiqué intégralement. En réalité, ce journal, raciste, porte-parole des colons et qui fût rattaché à la propagande subversive, ne faisait que la reproduction de notes de deuxième bureau. 

La série d’articles qui fut rédigée à partir des documents récupérés, dans la nuit du 22 juillet 1956, sur le «mulet de Tazmalt» et qui transportait d’un côté, les résolutions de la plate-forme de la Soummam et les correspondances avec les membres de la délégation extérieure, d’un autre, était interdite de publication par le deuxième bureau. 
Cette censure servait les campagnes de diabolisation du FLN-ALN pour les besoins de solidarité au sein de l’OTAN, qui n’acceptait le transfert des troupes françaises stationnées en Allemagne que pour aller combattre le «communisme international» en Algérie. En réalité, révélait l’existence de véritables têtes pensantes dans la hiérarchie du FLN, et celle de son réseau diplomatique desservirait la nature abjecte du colonialisme et l’esprit prédateur de l’impérialisme. 

Objectivement, il ne s’agit pas de réfuter la véracité des opérations d’infiltration dont fut l’objet le PPA-MTLD, et par ailleurs, sont de l’ordre de l’évidence. De notre point du vue, il s’agit en revanche d’évaluer les degrés de manipulation et analyser la portée d’une déflagration politique sur le cheminement ultérieur du mouvement national d’avant-garde. 

L’accès aux archives militaires français peut procurer aux chercheurs sérieux sur un tel sujet des documents qui constituent une matière inédite pour disséquer à la lumière des expériences sur le terrain et à travers les leçons de l’histoire le rôle de l’action psychologique dans la tentative de dévoiement d’un mouvement politique de sa trajectoire révolutionnaire. Mais pour cela, il faut soustraire les archives du deuxième et cinquième bureau à la compétence des forces militaires.   
 

Conclusion

Dans les grandes lignes, la crise du PPA-MTLD de 1949 fut une crise de l’idée révolutionnaire, de conscience démocratique et fut l’expression d’une fracture dans le processus de décantation historique qui était en germe dans le mouvement national d’avant-garde, entre, d’une part, les partisans du passage à l’action armée et les défenseurs du réformisme politique, d’autre part. Cette crise, qui couvait en profondeur et dont le fonctionnement antidémocratique, comme tendance lourde, a été occultée et obscurcie par les conflits d’orientation idéologiques et les luttes d’appareils. Les résistances et les réactions autoritaires, qui étaient venues s’opposer à l’essor des revendications démocratiques, s’étaient exprimées en termes de crise violente. La notion des échanges démocratiques dans le cadre pacifique est insupportable à tout ordre despotique et il ne reconnaît pas le droit au désaccord et le devoir de régler pacifiquement les divergences. 

Le rapport de force s’était manifesté dans sa version la plus primitive, celle du rapport de force physique, se réglant par la violence. Cette dernière, en raison de l’insuffisance du mode politique de régulation des tensions et conflits internes pour arbitrer les différents et réfréner les penchants personnels à l’abus du pouvoir a inauguré une longue suite de crises internes, de marginalisation de cadres politiques, de méfiances envers les intellectuels, de promotion de politiques médiocres et de mises à l’index. 

La crise de l’idée révolutionnaire de 1949 a constitué, qu’en le veuille ou non, un moment de régression politique dans le mouvement national libérateur et un frein pour la marche irrésistible vers l’insurrection nationale. Elle a débouché sur une parenthèse de démobilisation politique et de radicalisation communautaire. Son issue a marqué le triomphe des conceptions autoritaires et a imprégné les comportements ultérieurs du mouvement national en renforçant singulièrement des pratiques de fermeture despotique.

Quoi qu’il en soit, pour toutes ces raisons et pour d’autres imprédictibles déterminants dans le cours du processus de décantation politique à l’échelle du mouvement national indépendantiste, cette crise fut aussi un coup de frein sérieux à l’algérianité. Les conservateurs et réformateurs embourgeoisés, exhibitionnistes et chauvins avec leur goût au despotisme et l’aspiration à l’idéologie arabo-islamique, s’étaient empressés de substituer à une algérianité pourtant riche et diverse,  longtemps vécue ou attendue comme un objectif majeur de la patrie depuis la fondation de l’Etoile nord-africaine une sorte d’appendice d’Orient.  

 

Par Mustapha Hadni   
Chercheur en histoire 

7- Hocine Aït Ahmed, mémoires d’un combattant, édition Bouchene, Alger 1990

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