Ce fut dans le cadre du recrutement au Pacte islamique, que le roi Fayçal d’Arabie Saoudite avait entrepris un périple pour constituer une coalition musulmane antidémocratique et antirévolutionnaire sous la bannière des monarchistes féodales : une manière d’affaiblir l’influence des idées patriotiques républicaines et la montée de la dynamique révolutionnaire dans le monde arabe.
Ce n’était pas le fait du hasard, qu’au cours de l’année 1951, Messali fut accueilli par le roi à sa descente d’avion et fut reçu en grande pompe en Arabie Saoudite le zaim fut émerveillé par l’Orient et ému par les égards qu’on lui a témoignés. Dans le comité central du PPA-MTLD, qui s’était tenu en 1952, en faisant le compte rendu de ce voyage, il s’était lancé dans l’apologie de la monarchie wahhabite.
Pour le recadrer et calmer ses ardeurs, il a fallut l’intervention énergique et désobligeante de Radjef Belkacem en lui lançant en face : «Camarade Messali, ce que tu viens de dire ou rien, c’est la même chose» 3.
La montée fulgurante de la nouvelle génération de militants
Depuis le début des années 1940, Bennai Ouali, responsable du district de la Kabylie avait été chargé par les hautes instances du parti pour assurer la liaison entre les organisations estudiantines et le parti. En effet, il avait mis toutes ses forces et son énergie indomptable dans la mission de recrutement. Il avait enrôlé des étudiants et des lycéens dans le PPA-MTLD en faisant un énorme travail d’encadrement et de formation.
Autour de lui, marquée par la violence coloniale, cette nouvelle génération de militants politiques, issus essentiellement du lycée de Ben Aknoun, attachés à l’expression d’un patriotisme algérien, voire maghrébin, populaire, combatif et radical, à l’issue du congrès de février 1947, avaient siégé au sein de la direction du parti. Par leur ouverture politique et leur esprit de sacrifice, ils avaient pris rapidement conscience de leur existence collective, d’autant plus qu’ils s’intégraient assez mal dans le schéma autoritaire du parti.
Ils se sont distingués par l’action et le travail intellectuel et ont pesé dans les débats internes du parti, en faisant particulièrement contre-poids au courant réformateur, incarné à la direction du parti par Messali et ses inconditionnels. Leur présence aux instances névralgiques du parti les a placés au plus près de la réalité bureaucratique, clanique et antidémocratique dans le processus de décision et dans la mise en applications des résolutions du PPA-MTLD.
Dans la perspective de la tenue de l’Assemblée générale de l’ONU, fixée à la fin de l’année 1948 à Paris, profitant d’une telle opportunité pour faire entendre la voix du peuple algérien opprimé, le bureau politique avait décidé de présenter un document dans lequel il était question de mettre en relief l’existence de la nation algérienne dans son cheminement historique. Une manière de répondre aux falsifications du colonialisme.
Hocine Lahouel, secrétaire national du PPA-MTLD, avait installé une commission de rédaction composée de Yahia Henine, Mabrouk Belhocine, Smail Amyoud et Abdelmalek Temmam, sous la conduite de Benyoucef Benkhedda. C’était à la faveur de l’ascension politique du groupe de Ben Aknoun que les trois premiers avaient intégré la commission de presse qui était chargée de rédiger le mémorandum national.
Lorsque le document a été rendu public, la partie concernant l’histoire antéislamique de l’Algérie a été modifiée par la direction du parti, une initiative despotique qui avait amputé délibérément un millénaire de l’histoire algérienne. Selon cette vue, l’Algérie serait, dans l’histoire nationale, l’accumulation historique et l’expression politique de l’héritage exclusif de la culture arabo-islamique : une seule culture, une seule langue et une seule religion.
Dans la réalité, cette commission hétéroclite dans sa composante rédactionnelle était représentée à la fois par les radicaux et les réformateurs. Elle était, en effet, traversée par des contradictions sur les approches géopolitique, idéologique, historique et pédagogique. Les conclusions de ce mémorandum traduisaient au final le rapport de force qui fut à l’avantage du courant conservateur et réformateur depuis le congrès d’Alger : le despotisme ne tolère aucune entorse à sa vision politique de domination.
Cette censure de trop qui venait s’ajouter aux nombreuses dérives autoritaires et aux conflits répétés à la Commission de presse motivés par certaines doctrines chauvines et réactionnaires véhiculées par des partisans de l’Algérie arabo-islamique avait provoqué un grand malaise dans les rangs du courant radical.
Pour répondre de la manière la plus appropriée au despotisme du parti et faire progresser les pratiques démocratiques, Bennai Ouali et Ammar Ould Hammouda avaient réuni des militants et cadres du parti. Ils ont en effet, tenu un conclave de réflexion à Arous, dans le département de Larbaâ Nath Irathen, en juillet 1948 où ils avaient échangé leurs points de vue.
Sadek Hadjerès qui fut présent décrivait ainsi la rencontre : «… C’est ainsi que, réunis dans une sorte de petit séminaire à Arous, auquel j’ai participé, ils avaient décidé de préparer un document à caractère doctrinal à l’intention de la direction du PPA-MTLD. Ils ont avaient discuté les grandes lignes et décidé en même temps d’œuvrer à faire progresser les méthodes démocratiques, d’impulser dans le parti des échanges propres à rétablir un climat de confiance et d’esprit de responsabilité, d’encourager enfin les efforts culturels empreint d’un esprit d’ouverture nationale et universelle, autant dans les sphères arabophones que berbérophones…» 4.
Le document doctrinal ‘‘l’Algérie libre vivra’’
Lors de ce regroupement, plusieurs points ont été traités. Nous citerons entre autres ceux qui ont retenu l’attention des participants ; le renforcement de l’Organisation spéciale en prévision du déclenchement de la lutte armée, l’échec du réformisme politique porté par les cadres de la petite bourgeoisie citadine et l’orientation idéologique arabo-islamique du parti.
En effet, à l’issue de cette rencontre, les conclavistes avaient chargé Sadek Hadjerès, Mabrouk Belhocine et Yahia Henine pour traduire les résultats des échanges dans un document à caractère doctrinal. Ce qui fut connu quelques mois plus tard sous le nom de la brochure l’Algérie libre vivra, signé avec le pseudonyme de Idir El Watani.
Sadek Hadjerès décrivant la composante militante à l’origine du texte doctrinal «...Ses grandes lignes, résumées dans le triptype «Nation, Révolution, Démocratie», avaient été le fruit d’échanges entre des militants du PPA qui avaient eu des itinéraires socioprofessionnels, des expériences militantes, des profils et des horizons idéologiques différenciés. (…) Chacun de nos points de vue était une mosaïque inachevée, faites d’éléments glanés par chacun de nous selon son itinéraire, son milieu, ses lectures et ses expériences…» 5.
L’aile radicale, qui fut accusée arbitrairement de «berbériste», ne constituait pas un courant doctrinal unifié, pas plus qu’elle ne reconnaissait une seule autorité intellectuelle fondatrice. En effet, il ne s’agissait pas d’un groupe de militants homogène comme tentait de le faire croire l’état-major du PPA-MTLD et la tendance dominante de l’écriture de l’histoire du mouvement national. Ils s’enrichissaient d’influences multiples et différenciés dans les domaines de la réflexion morale, politique et économique.
Le cheminement politique qu’emprunteront les uns et les autres à l’issue de cette crise constitue la preuve tangible qu’il s’agissait bien d’une composante hétéroclite. Certains à l’image de Sadek Hadjerès et Abdelhamid Benzine ont rejoint le Parti communiste algérien (PCA), Abderrahmane Chibane a intégré les rangs des oulémas pendant que d’autres se sont mis en retrait politique.
A la fédération du parti en France où la violence avait atteint son paroxysme, des cadres politiques qui avaient été à l’origine de la motion défendant la thèse de l’Algérie algérienne avaient fait allégeance au parti communiste français (PCF). L’histoire de la crise de 1949 est l’objet de nombreux ouvrages qui ont toutes leur mérite, mais aussi leurs limites. Les historiens n’ont toujours pas analysé à bon escient cette séquence de l’histoire du mouvement national libérateur.
La principale innovation doctrinale résidait dans le contenu politique de la brochure. En identifiant le domaine politique, elle était l’une des premières à intégrer, dans une réflexion globale, l’inscription de la lutte algérienne dans une évolution universelle. Elle donnait ainsi une lecture profondément moderne de la société de son temps, en exposant une analyse et des orientations nationales liés au principe de l’exigence démocratique. Selon l’esprit de ce texte doctrinal, le militant a une autonomie de jugement : il n’était donc pas voué à demeurer dans l’ignorance et à accepter de façon inconditionnelle les interprétations des écritures délivrées par la hiérarchie politique.
Les militants ne devaient plus être entièrement prisonniers d’un ordre qui les dépasse ; ils devaient être en mesure de prendre en main leur destin. Pour cette époque, cette thèse était révolutionnaire. Pour étayer leurs arguments, ils recouraient volontiers à l’histoire qu’ils considéraient comme un mouvement évolutif, résultant d’une dynamique d’interdépendance entre les cultures et les identités. S’ils tiraient des leçons de notre histoire millénaire, ce n’était pas pour faire des militants des sujets passifs soumis à la domination coloniale et au despotisme de l’état-major du MTLD, mais dans la confiance qu’ils accordaient à l’action militante dans la transformation sociale et l’évolution politique nationale.
En somme, la philosophie de cette doctrine traduisait donc le refus de toute résignation face à l’ordre colonial et à la force du despotisme. Elle s’inscrivait dans le volontarisme politique et était résolument tournée vers l’avenir, en se projetant dans la dynamique de l’indépendance pour bâtir une Algérie démocratique, ouverte et plurielle. Les concepteurs de cette analyse ont formulé une vision politique qui tranchait avec la pensée dominante dans le PPA-MTLD : l’autoritarisme, le fonctionnement anti-démocratique et l’orientation idéologique arabo-islamique.
On doit reconnaitre néanmoins que si la réflexion du document doctrinal, sur la conception politique était étonnamment moderne, tant dans sa construction que dans ses interrogations, il restera le plus souvent méconnue et fut combattu farouchement et violemment par le courant réformateur : dans le parti, la pensée politique, à partir de la fin des années 1940, privilégiera clairement le despotisme sur le fonctionnement démocratique.
L’ironie du sort, ces mêmes réformateurs, qui se sont regroupés plus tard autour de la tendance dite «centraliste», avec la perspective libérale sous l’égide des néocolonialistes tels que Jacques Chevalier et qui avaient usé de la violence physique contre les contestataires démocratiques en 1949 ; pour dénoncer le despotisme de Messali en 1953-1954, avaient repris presque mot pour mot des passages entiers du document de Idir El-Watani. Mais c’était trop tard, l’autoritarisme, avait triomphé à l’issue malheureuse de la précédente crise de la conscience démocratique.
La fédération du PPA/MTLD en France
Dans l’histoire du Mouvement national d’avant-garde et dans la conscience des militants, ce fut dans l’émigration qu’une identité collective avait pris son sens à l’échelle nationale pour s’opposer à la tutelle française. En effet, l’Etoile nord-africaine avait opéré une distinction majeure dans le domaine politique pour revendiquer ouvertement l’indépendance nationale, puis du PPA-MTLD, avant de se voir relayée par le FLN-ALN de la lutte armée.
La Fédération de France rêvait un caractère spécial, et fut depuis la fondation de l’ENA l’objet d’intérêts majeurs des haute instance du parti dans ses différentes mutations historiques : elle représentait d’abord le terrain propice pour propager les idées indépendantistes, puis par l’institutionnalisation de la contribution financière et l’adhésion massive des émigrés algériens, elle renflouait les caisses du parti, et enfin, elle constituait de par son implantation géographique une fenêtre à l’extérieur pour maintenir les contacts avec les hautes personnalités maghrébines à Paris et les syndicats français en prévision de la lutte armée. Deux événements importants marqueront la fédération du PPA/MTLD en 1948, la disparition prématurée de Hocine Asselah et l’arrivée de Rachid Ai Yahia à Paris. En effet, Hocine Asselah était mort en janvier 1948 d’épuisement et de suites d’une longue maladie pulmonaire.
La fédération du parti fut confiée à Abdellah Filali, un cadre très proche de Messali qui fut un responsable politique à l’opposé de l’ouverture d’esprit et du pragmatisme politique que fut son prédécesseur. Mostefa Lacheraf , alors membre du PPA-MTLD en France le décrivait ainsi : «…Il s’agit de Abdellah Filali que les messalistes et leurs historiographes ont canonisé, voire divinisé à l’égal de Messali lui-même dont il était, curieusement, une sorte de copie conforme de par ses attitudes, ses actes d’illuminé, sa grandiloquence, parfois sa frénésie et de brusqueries imprévisibles…»
6. En effet, depuis qu’il avait succédé à Hocine Asselah, Abdellah Filali s’était distingué par l’autoritarisme dans la gestion du parti et la méfiance envers les militants lettrés. Il avait créé un malaise et fut contesté par la majorité des militants et des membres du bureau fédéral. Déçu par les pratiques despotiques, de plus en plus de militants désertaient les rangs du parti.
Ali Yahia qui venait d’arrivée en France, profitant de cette désaffection massive, s’illustrait par des violentes attaques contre Filali et par des positions anti-palestinienne et de la propagande anti-arabe. Il menait ostentatoirement un travail fractionnel.
Par Mustapha Hadni , Chercheur en histoire
3- Hocine Aït Ahmed, mémoires d’un combattant, édition Bouchene, Alger 1990
4- Sadek Hadjerès, 1949 Crise berbériste ou crise démocratique ? mars 2022- édition Frantz Fanon.
5- Sadek Hadjerès, 1949 Crise berbériste ou crise démocratique ? mars 2022- édition Frantz Fanon.
6- Mostefa Lacheraf, Des noms et des lieux mémoires d’une Algérie oubliée, casbah Edition, Alger, 1998.