1830-1962 : La loi au service du crime : spolier et exterminer (2e partie et fin)

04/11/2024 mis à jour: 07:03
1967

«On se lança dans l’œuvre inextricable de la constitution immédiate de la propriété individuelle sur tout le territoire, on brisa tous les cadres de la société indigène, on substitua un isolement prématuré, un individualisme sans apprentissage et l’on aboutit à un effroyable désordre aussi bien moral que matériel»    P. Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes

 

Inlassablement, le gargantuesque pouvoir colonial ne cessera de pondre des lois assassines et exclusives en vue de la dépossession et l’annihilation du peuple algérien. Le sénatus-consulte de 1863, qui ambitionnait un sort meilleur pour les tribus algériennes, ne sera qu’un prélude à d’autres formes d’expropriations qui s’annonceront plus funestes dans la mesure où ce malheureux texte prévoyait de recenser les terres tribales, resserrer l’étendue de leurs superficies, immobiliser les tribus dans ces zones délimitées, les atomiser en douars bien distincts et repérables, les alléchant par des droits de propriété individuelle pour les différents membres du douar. «Le sénatus consulte a touché 373 tribus où 667 douars ont été constitués, intéressant 2 129 052 Algériens. 

Ainsi «légalement», l’Etat colonial avait volé aux Algériens 2 520 207 hectares, soit 36% de leurs terres.» (16)  Personne n’arrivera à comprendre ou à suivre concrètement comment sera exécutée cette recette prétendument ambitieuse ; d’abord, vu la constellation foncière tribale inextricable et ensuite par apport aux textes fonciers précédents qui ont généré énormément de dégâts irréversibles. Le coup fatal sera porté par la Loi Warnier de 1873 qui officialisera au grand bonheur des colons la francisation du statut foncier musulman, par l’éclatement de l’indivision et la consécration de  la propriété individuelle. «Nul n’est tenu de rester dans l’indivision», proclamera vigoureusement le texte français. Il suffisait d’avoir une part infime dans une propriété, pour pouvoir demander la licitation. «La loi de 1873, prolongée par celle du 28 avril 1887, paraît s’attaquer à l’essence même de la société rurale algérienne : les solidarités de groupe et familiales qui s’exprimaient notamment par l’usage de biens communautaires et par l’indivision. Loi de dépersonnalisation, d’émiettement, elle est donc, a priori, néfaste pour les populations concernées.» (17)  Le but de cette loi est donc de faire de la terre une marchandise qui puisse circuler à volonté, conformément aux revendications des colons. 

Cette loi va mettre dans la circulation de très vastes étendues de terres et de biens auparavant inaccessibles, comme elle facilitera surtout aux colons le moyen de les acquérir avec sécurité et à des conditions avantageuses.  «L’unité algérienne est enfin réalisée dans la servitude. Il n’existe plus d’Algérie protégée et d’Algérie atteinte. La colonisation règne en maître, et n’accepte plus de considérer certaines zones comme hors de sa sphère d’action. Désormais, elle impose sa forme de vie, d’organisation ; elle coule, dans son moule, une société et une économie qui doit disparaître si elle n’accepte pas les normes fixées». (18)  Toute cette panoplie de lois fera office de Cheval de Troie censé disloquer de l’intérieur cette unité indivisible de la propriété foncière algérienne  (biens archs et biens melks) dont la force tenait principalement dans le statut inhérent à ces biens auparavant collectifs ,inaliénables, indivisibles, insaisissables et relativement à l’abri des spéculations foncières. «Ainsi, les grandes lois foncières, essentiellement le cantonnement, le sénatus-consulte de 1863 et la Loi Warnier ont été conçus par leurs promoteurs même comme instruments de désagrégation des structures fondamentales de l’économie et de la société.» (19)  


Le mot terrifiant de «disparition», on l’entendra souvent prononcé par les autorités coloniales militaires et civiles, par des parlementaires et des historiens, à propos d’un peuple algérien  qui a connu les pires calamités que l’on puisse subir, génocide colonial (spoliations, extermination)  et les catastrophes naturelles : famines, épidémies, sauterelles, sécheresse). Auguste Warnier dira : «La population arabe est condamnée à disparaître dans un court espace de temps.» (20) 


De 1866 à 1870, l’Algérie aura ainsi traversé la crise la plus grave de son histoire, les survivants, après avoir perdu à la fois leurs troupeaux et leurs réserves foncières, se retrouvèrent dans un état de dénuement et de grande pauvreté. La terrible imbrication de ces lois foncières (spoliation, expropriation, cantonnement, séquestre…), les guerres d’exterminations menées contre les tribus et les désastres et catastrophes naturelles (épidémies, famines, sauterelles, sécheresse) (1858/1866/1868), accentueront terriblement la vulnérabilité des populations qui verront leur nombre décroître de manière très inquiétante. Les avis des historiens (André Nouchi, Djillali Sari, Gilbert Meynier, Ageron…) sont partagés sur ce sujet, néanmoins, la tragédie demeure indescriptible. L’historien André Nouschi écrira : «En 1880, les Algériens ont perdu plusieurs millions d’hectares à cause de la guerre et des crises démographiques, la population a diminué d’un quart à un cinquième par rapport à son niveau de 1830. Leur niveau de vie se détériore de jour en jour». (21)   Le démographe algérien Djilali Sari estimera à 820 000 le nombre de morts liés à la famine, sur une population qu’il estime à 4,2 millions en 1866. (22)    


L’historien américain Mike Davis qualifiera ces famines de «génocide colonial». (23) Pierre Darmon, spécialiste de l’histoire de la médecine spécialiste écrira, «En trois ans, l’Algérie, dont la population s’élève à 2,9 millions d’habitants, va en perdre officiellement 500 000, voire davantage, c’est-à-dire 17 % au moins du total (…) Pour un pays comme la France du début du XXIe siècle, cela représenterait 11 millions d’âmes ! En proportion, c’est une hécatombe, près de cinq fois supérieure à celle de la Première Guerre mondiale en France, onze fois supérieure à celle de la Seconde». (24)  


La plus terrible parmi ces lois foncières sera celle du séquestre. Un premier séquestre de terres a eu lieu par ordonnance du 31 octobre 1845 ; il s’agissait d’un séquestre autoritaire de terres indigènes par l’autorité française pour sanctionner des tribus qui combattaient la France. En 1871, à la suite d’une révolte contre les colons, la plus importante jusqu’à la guerre d’indépendance, le pouvoir français décide une mesure punitive d’une grande ampleur, à savoir le séquestre des biens d’environ 900 000 Algériens (plus du quart de la population totale) , qui perdront  leurs terres, leurs maisons, leurs plantations (de près de 450 000 hectares de terres). (25)    Le séquestre restera de très loin l’opération la plus violente. La manière dont fut exécutée cette mesure punitive féroce était un acte génocidaire (dépossessions, amendes, contributions de guerre exécutions sommaires, déportations, internements, expulsion hors de leurs régions…). 


Par ces punitions collectives arbitraires et injustes, toutes les tribus pêle-mêle, même celles qui n’avaient aucun lien avec ce mouvement insurrectionnel, subiront de plein fouet les terribles ripostes punitives coloniales. La justice sera impitoyable et chaotique, pour des raisons multiples et imbriquées, (empire chancelant et crépusculaire, rivalités intestines entre militaires au bord de la sédition et un pouvoir colonial civil qui voulait s’affranchir de la main mise de tout le monde). Tous les insurgés passeront comme de vulgaires criminels devant des cours d’assises et auront droit à des mascarades de procès truffés de jury composés de colons assoiffés de sang. Le parquet général exprimera clairement l’esprit d’une justice coloniale féroce et totalement acquises aux intérêts des colons. «Le seul procédé pratique pour obtenir sur le jury une impression défavorable aux accusés était de les présenter comme des malfaiteurs ordinaires, chefs ou complices des assassins, incendiaires, pillards et voleurs qui se rencontrent partout à la remorque des insurrections ». (26)   


Cette lamentable justice traînera les pieds pendant plus de deux années, piégée par ses propres arguties philosophico-juridiques ainsi que par la médiatisation et la politisation de cette affaire du siècle. Les avocats dénonceront avec fermeté la logique suivie, mais également les nombreuses atteintes au droit : 

«L’insurrection n’est pas une série de crimes de droit commun, ni une série d’actes dus au hasard ; c’est un grand fait politique, longtemps concerté et dont les causes s’enchaînent les unes aux autres. Au point de vue politique, on dissèque cette affaire, on veut la tronquer ». (27) Que ce soit le terrible Séquestre de 1871, la loi Warnier du 26 juillet 1873, celle du 22 avril 1887, qui prit la relève du sénatus-consulte de 1863, ainsi que les autres textes (28)  qui viendront étoffer cet arsenal juridique, cette méticuleuse domanialisation prédatrice et cette politique infernale de dépossessions auront des effets extrêmement néfastes et complètement destructeurs sur la société algérienne. «Il y eut en Algérie dépossession de 2,9 millions d’ha sur 9 millions cultivables : le tiers en quantité, mais plus en qualité car ce sont les meilleures terres qui furent prises.» Celles-ci vont être à l’origine de la création de grands domaines, de grandes exploitations agricoles». (29)  


On ne pourra jamais en quelques lignes transcrites au hasard rendre compte de l’horreur de ces maudites lois coloniales, de ce qui s’est réellement passé, des dommages indescriptibles et funestes que la société algérienne et surtout rurale a dû subir. On ne la reverra plus jamais telle qu’elle était avant, avec ses terres, ses biens, sa dignité et sa liberté.


«En 1962, au moment de l’indépendance, les Européens (Français et étrangers) laissent derrière eux 2,5 millions d’hectares de bonnes terres, alors qu’en 1830 ils n’en possédaient aucun.» (30)  
 

Par Mazouzi Mohamed , Universitaire

 

 

Notes 
(18)_ Annie Rey –Golzeiguer , «Le Royaume arabe» Enag Editions , 2010 , p.311
(19)_ Pierre Bourdieu, «Sociologie de l’Algérie»  PUF , 1958, Paris, p.106.
(20)_Mahfoud Kaddache, op.cit. p.655
(21)_ André Nouschi, «La dépossession foncière et la paupérisation de la paysannerie algérienne»
Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Abderrahmane Bouchène, Paris la découverte 2014, p.282.286
(22)_Djilali Sari, «Le Désastre démographique de 1866-1867», Alger, SNED, 1982.
(23)_ Mike Davis,  «  Late Victorian Holocausts: El Niño Famines and the Making of the Third Word »,Verso, London and New York ,2001.
(24)_ Pierre Darmon, «Un siècle de passions algériennes», Fayard, 2009. 
(25)_ Didier Guignard, «1871. l’Algérie sous séquestre : une coupe dans le corps social, (XIXe-XXe siècle) », Paris, CNRS Éditions 2023.
  _Charles Robert Ageron , « L’Histoire de l’Algérie contemporaine» Ed.Dahlab ,1994 p.42
(26)_Louis Rinn, «Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie», Jourdan, Paris, 1891, p. 652
(27)_Ibid.
(28)_ la loi du 16 février 1897 - du 4 août 1926, relative aux enquêtes partielles sur les terres arch et melk et délivrance des titres,  - l’ordonnance du 13 avril 1943 relative au domaine de l’État et au domaine public national- le décret du 26 mars 1956 sur l’aménagement du foncier en Algérie, - l’ordonnance du 3 janvier 1959 instituant un nouveau régime foncier applicable dans certains périmètres.
(29)_ Gilbert Meynier, «L’Algérie et les Algériens sous le système colonial. Approche historico historiographique» p. 13-70  https://doi.org/10.4000/insaniyat.14758
(30)_ André Nouschi , Op.Cit. 
 

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