Hommage à Amina Mekahli

14/05/2022 mis à jour: 03:22
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En hommage à la romancière et poétesse algérienne, Amina Mekahli, décédée le 7 mai 2022, El Watan publie en deux parties le texte qui suit écrit en 2018 par Lakhdar Barka Sidi Mohamed, Professeur de littérature comparée. 

La deuxième partie sera publiée dans notre prochaine édition. Voici la première partie : «Révélateur d’un souffle poétique nomade brûlant confirme l’étendue du talent de Amina Mekahli. Il se situe en relation antonymique avec Le secret de la girelle, différent mais complémentaire. Une préface actorial dans laquelle le narrateur s’adresse au lecteur, dans ce cas, pour souligner le fait que dans le sujet à venir, le récit n’est qu’un alibi pour traiter un long silence, celui d’une quête «Mais je cherchais une voix particulière capable de faire fondre enfin mon silence tout en créant, moi, le personnage de ce roman que vous avez entre les mains». Ses relations avec les autres personnages commencent dans le présent de cette fiction, en France, narrateur autodiégétique. Devenu célèbre psychiatre, il restera anonyme jusqu’à la fin. Cet anonymat crée les conditions d’un pacte de représentation métonymique, qui par le ton de la confidentialité, lui assurent un rapport d’empathie complice avec les lecteurs. 

La première intitulée La mise en scène esquisse le tableau des personnages en situation de conflit. Une série de portraits éponymes défile dans une galerie de types et de comportements sociaux, combinés en un réseau complexe de relations humaines, puzzle habilement reconstruit tout au long de la narration. Le narrateur est le produit d’une mère adoptive française Claire «ma mère de la civilisation», qui porte le même nom en arabe que sa mère biologique algérienne Dhawya, «ma mère du désert», les deux prénoms synonymes «d’illuminée, éclairée». Il vit cet héritage à travers la quête du retour vers ces origines nomades en une série de dichotomies juxtaposées en abîme : présent/passé, France/Algérie et Claire/Dhawya. Ce glissement en perspective, dans le temps, dans l’espace et dans l’histoire d’une «enfance volée», fera l’objet d’une refondation de son identité. La deuxième partie, «Le manuscrit» projette plusieurs récits de vie à partir de différents lieux, d’angles de vue, évoluant dans une atmosphère d’énigme. 

Ces parcours vont remonter le temps, convergeant vers un «camp de regroupement», lieu focal de départ des destinées de ces protagonistes. Claire, l’institutrice et Serge, l’officier des SAS de ce camp, fomentent l’exil forcé, euphémisme pour «enlèvement organisé» de l’enfant. Suit, perçu par les yeux de l’enfance et de la mémoire désincarnée, un exposé sur le processus colonial de désintégration du tissu social de la population algérienne, par les regroupements et concentrations des villages ruraux et tribus dans les «camps de regroupement» pudiquement dits «villages», hommage en épigraphe, à Tahar Djaout qui a vécu dans celui d’Oulkhou. 

Ce terrible réquisitoire contre l’oubli, et la dénégation de soi qu’ont induite toutes les adoptions contraintes pour officiellement «survivre à la misère», s’accompagne d’un plaidoyer mystique de la nature et plus particulièrement du «désert» comme immensité de liberté, une ode au nomade et à sa conception du temps «Donne-moi le temps, ton temps inerte, ton temps arrêté dans notre oasis perdue quelque part entre un ciel brûlant et un sable nomade». Il ne cessera de sublimer cette éternité épitomé de sa première passion d’enfance, Ghezala, amour brisé par l’exil, comme une perte, une atrophie de l’affection, à jamais inassouvie. «Mon corps silencieux dans ce désert accomplissait son destin : le corps d’un petit nomade brûlant d’amour répondait de toutes ses forces à la beauté d’une gazelle du désert». 

La troisième partie, Le bûcher développe une vision pédagogique des techniques de dépossession de la terre par l’administration coloniale au XIXe siècle, en Algérie. Une micro-histoire racontée du bas vers le haut à l’échelle humaine «et bien que petites, ce sont ces histoires qui contribuent à faire la grande dans la mémoire collective des peuples» ; ajoutée aux différents «bouts de vie» va aboutir à la rencontre de chacun de ces personnages avec sa vérité, dans une Algérie libre. Vécue comme un pèlerinage vers le passé/terre nostalgique et confronté à un présent/terre réalité, ce retour révèlera un pays encore en proie aux souvenirs et traumatismes. 

Le terme «brûlant» est récurrent sous différentes constructions sémantiques ; celle du titre est la plus remarquable car elle met en jeu une entorse au sens de l’expression. «Nomade», nom d’une catégorie sociale est qualifié par un participe passé «brûlant» adjectif s’appliquant à la matière. Cette collocation qui transgresse les conventions grammaticales, sémantiquement à cheval sur les deux langues, combine la signification en français du substantif «nomade» avec la traduction du mot «harraga» «brûlant» en argot arabe, c’est-à-dire migrant illégal. 

Le parallèle sous-jacent entre les formes de l’exil forcé du passé et celui des jeunes aujourd’hui est visible, les mêmes maux engendrant les mêmes effets. L’auteure développe un champ lexical de mots en arabe transcrits en lettres latines. Ce funambulisme entre sens et graphie apparaît comme une énonciation qui fusionne les deux langues dans un inter-langue délibérément souhaité et créé, comme une marque spécifique de style et surtout comme la revendication d’une histoire de la rencontre de ces deux cultures «J’ai essayé sous ma patience repue d’espérance avortée, de vous faire amis, de vous faire humains, et vous faire revivre en moi. Mais je me suis épuisé à secouer ma plume de votre langue et à l’inviter à traverser les siècles ; et je traîne depuis longtemps la vie par les racines, une vie sans feuilles verdissant». 

Le roman se termine, comme au début, par une recommandation impérative au lecteur «Murmurez, mais ne vous taisez jamais», ce qui confirme la dimension métonymique du protagoniste principal. L’absence systématique d’embrayeurs de temps, de lieu et de personne, cloisonne les personnages, qui s’alignent dans une suite de soliloques, constructions cataphoriques, avec identification du locuteur seulement à la fin du passage. Cette disposition en contiguïté accentue le côté énigmatique de l’intrigue et maintient le lecteur en haleine d’un parcours de vie à l’autre, jusqu’à l’accomplissement des destins croisés «de ces êtres souffrant ‘de ne plus exister’». Sa prose est sertie de poèmes, en épigraphe et dans le fil de la narration. 

Cette alternance dans la composition du texte, intrusion de la poésie dans la matrice en prose, se fait en harmonie de par la qualité prosodique de son écriture, qui s’écoute aussi. Amina Mekahli est à l’aise dans les deux genres discursifs, tant elle reste attachée à sa première passion, la poésie. Cette polyvalence dans l’écriture, additionnée à une capacité innée à moduler le diptyque temps/espace le chronotrope’, avec une rare sophistication, atteste d’une sensibilité sereine et généreusement partagée».

Lakhdar Barka Sidi Mohamed
Professeur de littérature comparée. Juin 2018

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