Ghassan Abu Sitta. Médecin de guerre et recteur de l’Université de Glasgow : «Il y a une véritable volonté israélienne d’exterminer le peuple palestinien»

07/10/2024 mis à jour: 07:46
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Photo : D. R.

Ghassan Abu Sitta est un chirurgien palestino-britannique. Recteur de l’Université de Glasgow, en Grande-Bretagne, il s’est distingué par son engagement en tant que médecin de guerre lors de plusieurs conflits, notamment en Palestine occupée, au Liban, en Irak, en Syrie et au Yémen.    Dans cet entretien, il revient sur son expérience à Ghaza après l’opération «Déluge d’Al Aqsa», le 7 octobre 2023, et notamment sur le bombardement israélien de l’hôpital Al Maamadani, le 17 octobre, ayant fait 482 martyrs.

Entretien réalisé par Rima Rouibi (*)

  • Vous étiez à la salle des opérations lors du bombardement de l’hôpital Jean-Baptiste (Al Maamadani) de Ghaza, le 17 octobre 2023, un an après le début de la guerre, un an après le bombardement de l’hôpital, comment vous revoyez ce jour ?

Pour moi, le 17 octobre c’est le jour où la guerre a fini, et c’est le commencement de la guerre d’extermination. Le bombardement de l’hôpital Al Maamadani est un projet planifié et un entêtement israélien à franchir toutes les lignes rouges morales et juridiques, de défier ces lignes rouges avec un effet spectacle. Il faut savoir que l’hôpital Al Maamadani est affilié au Haut Conseil des églises, géré par l’Eglise évangélique en Grande-Bretagne. Le bombardement de l’hôpital est un message dont le sens est qu’Israël est au-dessus du droit international, des normes morales et diplomatiques.

Je reviens à l’état des hôpitaux deux jours avant le bombardement. Les hôpitaux étaient, en effet, surchargés et plein de blessés, après un échange avec les collègues, j’ai suggéré de transférer les malades de l’hôpital Al Shifa à l’hôpital Al Maamadani pour pouvoir accomplir nos tâches et réaliser les opérations nécessaires aux blessés. L’objectif était de soulager l’hôpital Al Shifa.

La matinée du 17 octobre, je me suis rendu à l’hôpital, l’état de ce dernier était semblable à celui de tous les hôpitaux dans la bande de Ghaza : la cour de l’hôpital s’est transformée en un centre d’accueil pour les centaines de familles qui ont fui les bombardements israéliens.J’ai commencé à pratiquer les opérations jusqu’à 18h30.

Nous venions de terminer une opération et nous nous préparions pour commencer la deuxième au moment où le bombardement a eu lieu, le plafond s’est effondré sur nous. Je n’ai pas été blessé, j’ai couru vers la cour de l’hôpital, et là, des centaines de cadavres déchiquetés, des blessés, des membres de corps d’enfants éjectés partout. Après un échange avec les experts, nous avons découvert que les missiles utilisés par Israël étaient des missiles à fragmentation, ces missiles causent plus de dégâts, car le but est de faire un maximum de blessés et de morts en provoquant des explosions par fragmentation horizontale.

Si vous voyez le trou causé par l’explosion, il est assez superficiel, car le principal objectif est d’exploser à la surface et envoyer un maximum de fragmentations en acier qui causent la mort de civils, et des corps mutilés ! D’ailleurs, beaucoup de membres d’enfants ont été éjectés, et plusieurs mouraient sous nos yeux. 482 martyrs ce jour-là, nous avons évacué les blessés, jusqu’au dernier, qui a été transféré à l’hôpital Al Shifa cette nuit-là.

  • Juste après ce drame, vous avez fait des déclarations. Avez-vous ressenti une obligation (mission) de témoigner devant la presse ?

Après avoir repris mes esprits et mes forces, j’avais le sentiment que ce bombardement était pour Israël une sorte d’examen pour tester les réactions internationales. J’avais le sentiment qu’il y avait un projet de ciblage contre toute la population palestinienne, ce n’était pas un simple événement, loin de là, c’était un projet planifié, faisant partie d’une stratégie de guerre ! Il faut dire que la communauté internationale a échoué à freiner la barbarie israélienne.

Depuis, on a commencé à voir la barbarie israélienne se déchaîner contre tout le secteur sanitaire : la destruction de trois hôpitaux, le blocus contre l’hôpital Al Shifa, ainsi que l’exécution de 400 médecin, de malades et des réfugiés dans l’hôpital Al Shifa, avant de les ensevelir dans des fosses communes. 

Ce projet de ciblage organisé a commencé avec le test des capacités israéliennes pour sa réalisation justement en bombardant l’hôpital Al Maamadani. Depuis tout est permis à Israël, Les soldats israéliens ont tiré sur le matériel médical, après leur retrait du deuxième blocus de l’hôpital Al Shifa, afin qu’aucun matériel ne puisse être utilisé pour soigner les blessés. Détruire le secteur de la santé fait partie de la stratégie militaire israélienne !

  • En tant que médecin, vous attendiez-vus à ce que les hôpitaux soient bombardés ?

Non ! Pas avec autant de barbarie ciblée, planifiée. Bien que nous avons été prévenus par un professeur en statistiques, car après avoir établi les probabilités qu’un médecin soit visé, il a conclu qu’un médecin est deux fois plus visé que les autres fonctionnaires. 170 médecins ont été exécutés dans le cadre du ciblage du secteur sanitaire à Ghaza.

Israël utilise principalement trois machines de guerre. La première, celle de la famine que les médias n’évoquent nullement, on parle plus des martyrs tués suite aux raids israéliens que des victimes de la famine. Deuxième machine de guerre, les maladies. Quand vous détruisez le secteur sanitaire, le manque d’eau, les eaux usées, le refuge des gens dans les écoles en masse, vous faites propager les pandémies. Troisièmement, Israël bombarde les civils là où ils se trouvent.

  • Vous êtes un médecin de guerre, est-il juste de qualifier ce qui se passe en Palestine comme étant une deuxième Nakba ?

Pis encore ! En 1948, Israël avait utilisé tous les moyens criminels pour expulser le peuple palestinien de sa terre. Aujourd’hui, comme le Palestinien ne veut pas quitter sa terre, eh bien il soit enterré dans sa terre ! Il y a une véritable volonté israélienne d’exterminer le peuple palestinien. C’est une extermination réelle, et de ce fait, il ne s’agit pas d’extermination imaginaire !

  • Vous avez été arrêté en France, les autorités allemandes vous ont arrêté et interrogé pendant trois heures. En tant que membre de l’ONG Médecins sans frontières, avez-vous pensé que les frontières de ces pays vous étaient interdites ?

Les pays occidentaux ont béni le projet d’extermination israélien. Quand l’Allemagne augmente la vente d’armes dix fois plus à Israël, quand les Etats-Unis facilitent des aides économiques pour que le seuil de vie de l’Israélien ne soit pas affecté pendant la guerre, quand la Grande-Bretagne refuse d’interdire la vente d’armes à Israël, qu’est-ce que ça signifie ? Cela signifie tout simplement que le projet d’extermination du peuple palestinien est aussi un projet d’extermination occidental. Israël est avant tout une implantation coloniale occidentale, Israël est l’expansion de l’Occident dans la région, c’est comme le projet des pieds noirs qui était une expansion du projet colonial français en Algérie.

L’Allemagne m’a interdit d’entrer dans tout l’espace Schengen, elle a tenté de m’empêcher de continuer d’exercer mon métier en tant que médecin, et toutes ces tentatives sont des tentatives qui ont pour but de faire taire toutes les voix qui nuisent au projet exterminatoire israélien, et m’empêcher de témoigner à la Cour pénale internationale de ce qui s’est passé à l’hôpital Al Maamadani et pendant toute la guerre. J’étais le seul médecin de nationalité étrangère de l’ONG Médecins sans frontières qui a pu accéder à la Bande de Ghaza 48h avant le déclenchement de la guerre.

Pour revenir à votre question, oui je m’attendais à ce genre de réactions. Il est évident, comme c’est le cas dans toutes les histoires de crimes, que les criminels cherchent à effacer les preuves, étouffer la vérité et faire taire les témoins.

  • En tant que médecin de guerre, vous avez également travaillé au Yémen, en Irak et en Syrie. Avez-vous ressenti une différence entre le médecin que vous êtes dans ces pays et à Ghaza ?

La guerre est atroce quelle que soit la zone géographique. Mais la différence entre ce que j’ai vu dans ces pays et ce qui se passe à Ghaza, c’est qu’on touche de plus près l’extermination d’une population entière, on le voit dans les blessures, dans les corps déchiquetés des enfants, vous voyez ce que c’est un nettoyage ethnique. Les armes israéliennes laissent des traces dans les corps qui vous font comprendre que vous avez affaire à bien plus qu’une guerre, soit l’extermination de tout ce qui est palestinien.

Etre médecin palestinien signifie de facto être un militant palestinien ? Sans aucun doute ! Malheureusement, l’académie arabe a échoué à valoriser le rôle du secteur sanitaire dans les mouvements de libération. Le seul livre que j’ai lu est celui de Frantz Fanon, où il souligne l’importance des médecins, l’importance de la lutte du secteur sanitaire dans la Guerre de Libération.

La médecine était une partie importante dans la Révolution algérienne, et ce qui nous différencie des autres luttes, c’est justement cette conscience du rôle que peut jouer le secteur de la santé dans la lutte de nos pays contre le colonialisme. Il faut comprendre que la santé en soit est une résistance, résistance contre la politique de la mort qu’impose le colonialisme, c’est une lutte contre le nécro-politique.

Ce qui se passe maintenant au Liban avec des armes fournies à Israël pendant la guerre de Ghaza fait partie de cette politique de mort qu’Israël veut imposer à la région. Le projet d’Israël au Liban est le même que celui à Ghaza, il veut un nettoyage ethnique complet du Sud-Liban au-delà de fleuve Litani.

  • Avez-vous eu peur d’être ciblé ?

Vous savez se réconcilier avec l’idée d’être ciblé et mourir m’a permis de continuer à travailler, je pense que cela fait partie de notre identité arabe, islamique, et c’est une identité façonnée avant tout par le colonialisme, c’est un sentiment qui naît du fait que pour se libérer en groupe, il faut des sacrifices individuels.

  • Vous êtes président de l’Université de Glasgow. La majorité des étudiants ont voté pour vous, quelles ont été les réactions du lobby sioniste en Grande-Bretagne ?

Je subis une autre forme de ciblage, certes pas avec des missiles, mais le lobby sioniste, qui se considère comme l’enfant privilégié de la Grande-Bretagne, continue à user de toutes les pressions à mon égard. A titre d’exemple, l’Organisation des avocats d’Israël a déposé une demande au Haut Conseil médical britannique pour me retirer mon autorisation et a déposé une plainte contre moi à l’organisation qui gère les associations, le tout pour m’empêcher à vie de faire partie des associations.

Nul ne peut nier le poids du lobby sioniste en Grande-Bretagne, mais en parallèle, il existe des courants que la guerre à Ghaza a secoués, des courants qui se sentent offensés dans leur humanisme. Ghaza est une leçon pour tous les pays du tiers-monde et le président colombien l’a bien résumé : une leçon mais aussi un message à tous les pays du tiers-monde, si vous tentez de ne pas respecter la feuille de route tracée par Israël et l’Occident, votre sort sera le même que celui de Ghaza.

R. R. (*) Enseignante chercheure à l’ENSJSI d’Alger

 

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