Les Argentins achètent moins de livres mais leur président publie : la Foire du livre de Buenos Aires, événement littéraire majeur d’Amérique latine, se tient sur fond de sinistrose et vent de rébellion face au dirigeant dérégulateur, Javier Milei, lui-même essayiste.
Quel est le sens de célébrer un salon du livre dans un pays où chaque jour la pauvreté, l’indigence augmentent avec des milliers de licenciements ? Le livre «a une signification très spéciale en cette période (...) il représente tout ce qui est attaqué dans le monde de la culture».
Ovationnée à son discours d’ouverture de la Foire, l’écrivaine Liliana Heker, 81 ans, a donné le ton d’une littérature en résistance contre une politique d’austérité et de dérégulation, sous le gouvernement ultralibéral du président Milei depuis décembre, qui affecte crédits culturels, universitaires, et la lecture elle-même. «En janvier, les libraires nous parlaient d’une chute des ventes de 20% sur un an, en février de 25%, et en mars de quasi 40%», assure à l’AFP Juan Pampin, président de la maison d’édition indépendante Corregidores et de la Chambre argentine du livre.
Le livre souffre de tous côtés : côté matière première, dont les prix ont explosé avec la dévaluation de 54% en décembre, faisant monter le prix des produits importés (donc payés en dollars). Et côté pouvoir d›achat du lecteur, étranglé par une inflation cumulant à 288% sur un an.
La ville des libraires
Dans les libraires du centre de Buenos Aires, les dernières parutions se vendent en moyenne autour de 18 000 pesos (18 euros), dans un pays où le salaire minimum dépasse à peine 202 000 pesos (211 euros). Et pourtant, un projet gouvernemental prévoyait de déréguler les prix du livre, abrogeant une loi qui protégeait les petits libraires.
L’onde de choc est forte dans une Argentine à la fibre littéraire, la patrie de Borges, Cortazar, Sabato. Un pays qui, symboliquement, fut le premier en Amérique latine «à réaliser des traductions abandonnant l’espagnol standard, pour incorporer des termes latinoaméricains», souligne M. Pampin. Un pays, qui «de loin en Amérique latine compte le plus de libraires par habitant», entre 1000 et 1200, en grande majorité à Buenos Aires.
La Foire du livre (25 avril-13 mai) accueille quelque 1500 exposants d’une quarantaine de pays, plus d’un millier de propositions culturelles diverses, entre conférences, ateliers, débats. Mais pour la première année, symboliquement, le gouvernement n’y a pas de stand, symptôme d’une aigreur ambiante entre le monde de la culture et l’administration Milei. Simple question «d’économie», a insisté le porte-parole présidentiel, selon lequel un stand aurait coûté plus de 303 000 euros «une somme exorbitante, complètement folle pour la période que nous vivons.»
Milei, le livre et le cours magistral
«Mensonge», a répliqué la Fondation el Libro, organisatrice de la Foire qui conteste ce montant. Tandis que son président Alejandro Vaccaro s’en prend frontalement à Milei, l’accusant d’«une attaque sans pitié et sans justification» contre l’expression culturelle et de «définancement» du salon, via la fin du sponsoring par Banco Nacion, la banque publique.
Pour autant, le chef de l’Etat a accaparé l’attention de la Foire du livre. Il avait réquisitionné un vaste espace d’exposition pour présenter son livre, avec des milliers de personnes attendues, selon la présidence. Puis il a annulé ces jours-ci, invoquant le «niveau d’hostilité» envers lui «qui fait soupçonner une tentative de saboter la présentation du livre».
Ironie, Milei l’essayiste était un chéri de la même Foire ces dernières années lorsqu’économiste-polémiste en vogue des plateaux-TV, il venait présenter et signer chaque mois de mai son dernier opus devant une salle comble. C’est finalement dans une salle de concert de 8000 places, loin de la Foire, qu’il présentera fin mai son livre, en mode meeting politique.
Capitalisme, socialisme et le piège néo-classique, 18e livre de Milei, promet un narratif «de la théorie économique à l’action politique». Et l’économiste «anarcho-capitaliste» devenu président, tiendra, comme au Forum de Davos en janvier, un cours magistral d’économie, son exercice préféré.