Dr Terkmane Yacine : «Les pouvoirs publics se doivent d’entamer des réformes radicales dans la gouvernance de notre système de santé»

14/02/2022 mis à jour: 03:38
3344
Dr Terkmane Yacine. Président du Conseil régional de l’Ordre des médecins de Blida / Photo : D. R.
  • Mille deux cents médecins algériens s’apprêtent à s’installer en France. Est-ce la saignée ? Doit-on tirer la sonnette d’alarme ?

Depuis la première session en 2007 des EVC et les premiers résultats publiés le 30 janvier 2008, des centaines de lauréats à l’EVC sont Algériens et s’expatrient en France. Au terme d’une durée moyenne de 3 à 5 ans de consolidation des compétences validés par une commission, ils pourront s’inscrire au tableau de l’Ordre national des médecins français et avoir le droit de plein exercice en France au même titre que les titulaires de diplômes français.

Le nombre des Algériens reçus à la session 2021, résultats le 4 février 2022, a culminé à 1200 sur les 1993 lauréats, soit 60% des lauréats. Ce chiffre a de quoi donner le tournis, jamais un tel niveau n’avait été atteint auparavant.

Il s’agit plus que d’une saignée, mais d’une véritable dépossession a très grande échelle de notre pays de l’une de ses plus précieuses ressources humaines. Aux EVC de ces dernières années, près de la moitié des candidats sont des Algériens et ils seraient déjà 16 000 à exercer en France.

Cette dynamique et cette tendance vont s’accentuer les années à venir, devant l’effet d’aspiration et des facilitations qu’offrent les nouvelles dispositions de la PAE. C’est bien entendu autant de médecins que l’Algérie s’échine à former et dont notre système de santé n’en tirera aucun profit.

  • La plupart de ces médecins ont-ils déjà exercé dans les hôpitaux ou sont-ils de nouveaux diplômés ?

La plupart des médecins qui s’expatrient sont de jeunes diplômés des 2 à 3 dernières promotions de médecins généralistes ou spécialistes. D’autres plus anciens ont déjà exercé pendant quelques années dans le secteur public.

  • Avez-vous un chiffre sur les inscrits à l’Ordre des médecins de la région de Blida qui se sont installés dans un pays étranger ces 20 dernières années ?

Il est impossible de donner un chiffre, car nous ne sommes pas informés, ni par les médecins ni par les pays d’accueil. Episodiquement, nous sommes sollicités par un provider officiant pour le compte des pays du Golfe spécialisé dans la vérification de l’authenticité des documents délivrés par notre Conseil aux médecins désirant s’expatrier dans ces pays. Il s’agit de médecins plutôt anciens qui sont recrutés pour leur expérience et leur CV.

  • Que faut-il faire pour que cette saignée soit évitée ?

L’Ordre des médecins n’a pas un statut revendicatif tel que l’a un syndicat ayant pour objet exclusif la défense des droits, ainsi que des intérêts matériels et moraux, collectifs et individuels de ses adhérents. L’Ordre des médecins est un observateur et un acteur incontournable dans les réflexions sur notre système de santé. Il ne peut donc assister indifférent et rester sans voix devant cet exode massif des médecins.

Nos médecins aspirent naturellement, dans leur grande majorité, à exercer dans leur pays pour peu qu’ils soient bien formés, respectés dans leur dignité et leurs libertés, qu’ils ne soient pas bastonnés sauvagement quand ils manifestent pacifiquement pour des revendications légitimes, quand leurs salaires leur permettront de mener une vie décente pour eux et leurs familles.

C’est contraints et forcés qu’ils laissent derrière eux leurs parents, leurs familles, leurs amis et le souvenir de leur pays toujours bien aimé malgré toutes les vicissitudes de la vie. Afin d’enrayer et d’atténuer cette saignée, les pouvoirs publics se doivent d’entamer des réformes radicales courageuses politiques et dans la gouvernance de notre système de santé

  • Nos médecins déplorent la qualité de la formation. Paradoxalement, ils excellent dans les pays étrangers. Pourquoi, selon vous ?

Les médecins qui réussissent à l’EVC en France fournissent un travail colossal, immense personnel de mise à niveau de leurs connaissances. Le concours est très sérieusement préparé pendant en général au moins deux années sur les mêmes annales de médecine et de chirurgie que pour les internes des hôpitaux de France. Ils excellent dans les pays étrangers.

Pendant la durée de 3 à 5 ans de consolidation des compétences, ils trouvent des conditions de travail idéales, ils sont encadrés par des staffs médicaux de qualité dans des établissements agréés pour la formation des internes français. Un jeune médecin actuellement en cours de PAE me confiait : «J’ai beau arriver très tôt au service, le chef est déjà là, j’ai beau partir assez tard, le chef part après moi.»

  • Revenons à l’exercice médical dans notre pays. N’estimez-vous pas qu’il y a défaillance managériale dans nos structures de santé ?

Vous avez un médecin qui travaille tous les jours de la semaine, un autre qui exerce seulement pendant deux jours, et juste les matinées ? Et les deux perçoivent le même salaire !

  • Le temps est-il venu de redéfinir le rôle de chacun ?

De façon générale, être présent huit heures au travail dans la Fonction publique ne veut nullement dire dans beaucoup de cas huit heures de travail. Notre système de santé connaît des dysfonctionnements dans son organisation, son fonctionnement, dans son financement de la formation de la ressource humaine que les différentes réformes n’ont pu corriger.

  • Et qu’en est-il de la situation des médecins libéraux ? De l’extérieur, ils sont considérés comme étant l’exemple de la réussite socioprofessionnelle.

Les médecins libéraux ne sont pas tous logés à la même enseigne. Beaucoup de médecins généralistes libéraux et même quelques spécialistes veulent intégrer ou réintégrer le secteur public qui leur assure la sécurité du salaire.

Beaucoup de médecins sont conventionnés avec la CNAS espérant que grâce à ce conventionnement, ils fidéliseraient une «patientèle» parmi les classes sociales les plus démunies. Hormis quelques exceptions dans certaines spécialités et contrairement à certaines idées reçues, les médecins libéraux ne roulent pas carrosse. Certains sont même dans la précarité.

  • Enfin, depuis le début de la pandémie à ce jour, combien de médecins, en exercice ou retraités, ont succombé des suites de leur contamination par la Covid-19 ? Est-il possible d’avoir un chiffre national et régional (par wilaya, qui relève de vos compétences).

Il est impossible de disposer de données précises de la part des autorités sur le nombre de médecins décédés. Selon la Société aAlgérienne de médecine générale, les médecins algériens ont payé un lourd tribut à la lutte contre l’épidémie, 371 à ce jour ont succombé suite à leur contamination par la Covid-19. Au début de la pandémie, les moyens de protection contre la contamination ont été réservés en priorité aux hôpitaux au détriment des médecins libéraux qui ont dû affronter à visage découvert, sans masques, la pandémie.

Cette carence de masques FFP2, la plupart des généralistes l’ont ressentie comme le signe d’un abandon de la part des pouvoirs publics. Le conseil régional de l’Ordre des médecins a mis gracieusement (grâce à leur argent des cotisations) à disposition de l’ensemble des médecins de la région, des masques, visières, lunettes, charlottes et surchaussures.

Copyright 2024 . All Rights Reserved.