Dr Lies Goumiri. Docteur d'Etat en sciences physiques et expert-conseil en stratégie industrielle : «Il faut trouver des issues optimales qui impliquent toute l'intelligentsia algérienne»

13/08/2023 mis à jour: 10:11
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Nous parlons en Algérie depuis 60 ans de transferts de technologie et qui s’inscrivent dans presque tous les contrats, les accords et textes légaux. Est-ce pour autant que ces transferts ont été opérés ? Si oui, dans quels domaines, à quels niveaux se sont-ils définitivement inscrits dans notre patrimoine technologique ?

Dr Llies Goumiri, expert-conseil en stratégie industrielle, sur la base de sa longue expérience nationale et internationale, de recherche, d’engineering et d’ingénieur-conseil, se propose de décrire les mécanismes de transfert de technologie.     
 

Propos recueillis par  Mohamed Lakhal

 

-Qu’est-ce qui fait qu’un pays domine et surpasse les autres ?
 

Ce ne sont ni ses richesses naturelles, ni ses réserves d’or, ni sa grande population, ni la taille de son territoire, c’est la maîtrise des Technologies.

-Quelle est l’expérience algérienne depuis l’indépendance ?

L’Algérie depuis 1970 (le premier plan triennal (1967-69) s’est engagée dans un processus d’industrialisation et de formation technique afin de se doter d’une base industrielle et manufacturière et d’assurer ainsi des transferts de technologies. Est-elle parvenue à maîtriser les technologies des processus industriels et des équipements importés et de leur maintenance ?  Si les réponses sont négatives, il est impératif d’en comprendre les raisons.  D’autant que des pays ont réussi à devenir des puissances industrielles ? La réponse est oui, dès lors, il faut en comprendre les raisons, les circonstances et les mécanismes.

-Comment s'acquiert la technologie dans le monde industrialisé ?

Généralement, par des inventions individuelles ou collectives, des brevets, des centres de R&D, par l'achat de brevets, OPA, par des opérations de fusions acquisitions, par des accords commerciaux et enfin par l’espionnage industriel.

-Quels furent les mécanismes de transfert de technologie en Algérie ?

Notre modèle de développement (1970-85) se résumait à l’achat par l’Etat d’usines clé en main puis de produits en main. Dès 1978, des lots (génie civil et travaux de chaudronnerie, câblage et contrôles) furent confiés à des entreprises publiques, par la création ex nihilo, dès 1970, d’un grand nombre de sociétés nationales d’ingénierie, de construction d’universités, d’instituts et de laboratoires, suivi de programme de formation de jeunes ingénieurs et techniciens à l’étranger (URSS, Europe, Etats-Unis, Canada, Japon…). Ce modèle a montré ses limites et ses déperditions coûteuses. De nos jours, les techniques classiques d’acquisition de la technologie par les voies commerciales pour un opérateur public ou privé (achats de brevets, Licences, franchises, acquisitions d’entreprises étrangères ou participations, achats de prestations d’engineering de consultants ou bureaux conseils) sont soit interdites soit requièrent d’interminables formalités administratives et bancaires. 

-Qu’est-ce qui diffère le programme d’industrialisation de 1965 et celui que l’on veut lancer en 2023 ?

Pour comprendre le processus d’industrialisation de 1965-2003, je vous renvoie aux travaux de A. Bouzidi. https://library.fes.de/pdf-files/bueros/algerien/06416-etude.pdf

Pour prendre un exemple récent, du programme d’investissement massif dans les infrastructures 2003-2022, sans disposer de mesures ou d’indicateurs précis, on peut affirmer que comparativement aux budgets faramineux d’investissements consentis, la contrepartie capitalisée en engineering, études, design, suivi, contrôle et training, est marginale. 

Ce ne sont quasiment que les entreprises étrangères qui étudient, réalisent, effectuent le suivi et le contrôle avec des techniciens étrangers et des matériels importés comme en 1970. Il faut donc changer de paradigme pour une intégration progressive mais déterminée de nos capacités nationales.

-Quels sont les acteurs chargés d’assurer les transferts de technologie en Algérie ?

Les pouvoirs publics en premier lieu (Accords intergouvernementaux, formation, assistance technique, coopération) et les grandes entreprises publiques (Sonatrach, Sonelgaz, Sonacome, Sider, Naftal, Saidal, Ferphos, Air Algérie…) ainsi que les instituts et laboratoires et les centres de recherche nationaux spécialisés en recherche et développement (CEN, ASAL, Comena, IAP, Naftogaz, Institut Pasteur, Inraa, CDTA, ITGC, ATRST…) sans compter le MDN et les industriels privés (PMI).

-Quelle est la situation des moyens humains, matériels et financiers engagés ?  

L’Algérie comptait fin 2022, un nombre de 1661 laboratoires, 29 centres de recherche, 43 unités de recherche, 24 stations d'expériences, en plus d'un nombre de plateformes technologiques et techniques. Entre 2015 et 2021, une dépense globale de R&D était de 57 milliards de dinars, soit une moyenne dépassant 8 milliards de dinars/an, sur le budget de l'Etat. 

En matière d'encadrement des ressources humaines, le nombre d'enseignants chercheurs est passé de 8000 en 2000 à plus de 40 000 en 2022. Il est donc urgent de valoriser ce potentiel précieux et de le réorienter pour hisser l’Algérie à la place qu’elle mérite, compte tenu de ces importants investissements.     

-Quel bilan dressez-vous sur ce modèle appliqué depuis un demi-siècle ?
 D’aucuns pourraient dire qu’il est globalement positif compte tenu des conditions de départ tandis que d’autres le qualifieraient de négatif compte tenu de nos capacités, des moyens investis, des faibles résultats obtenus et de la forte déperdition, point de vue que je partage.

-Quels sont les plus grands défis technologiques des prochaines années pour Algérie et dans le monde ?

Pour l’Algérie, j’inscrirais, dans le désordre, la transition énergétique, les systèmes constructifs nouveaux (isolation thermique), la maîtrise des techniques de production de l’eau non conventionnelle et de l’irrigation, l’autosuffisance alimentaire (céréales, lait et produits gras) et médicale (produits pharmaceutiques, vaccins), la réforme du système éducatif (professionnel et universitaire) et la R&D, la stratégie industrielle cohérente et dynamique, la consolidation de l’Ingénierie nationale. Dans le monde, il est clair que c’est le Big Data (méga données ou données massives), la connectivité, la cybersécurité et l'intelligence artificielle.

-Selon vous quels chantiers doivent s’ouvrir dans l’immédiat ?

Il semble que les secteurs prioritaires ont déjà été déclinés et des actions engagées, comme l’agriculture (semences et plants, produits phytosanitaires, pesticides, embryons de bovins, techniques optimisées d’irrigation…), l’eau (osmoseurs, techniques des réservoirs, adductions, produits chimiques, techniques de forages albiens, lavage des eaux), l’énergie (Centrales photovoltaïques et l’hydrogène vert), la couverture sanitaire (produits pharmaceutiques et vaccins), les TIC et la logistique et «Supply chains». 

Il faut trouver des issues optimales et participatives qui impliquent toute l’intelligentsia algérienne nationale et à l’étranger. Par ailleurs, notre système juridique (législatif et réglementaire) est en grande partie responsable de nos échecs du fait d’une administration centrale cloisonnée, des textes restrictifs de la Banque d’Algérie et la double parité du dinar.

-Comment pouvez-vous conclure sur une thématique aussi vaste ? 

II faudrait élaborer un nouveau schéma qui tienne compte de l’expérience passée, de la situation présente en intégrant les grandes mutations qui s’opèrent dans le monde. Il me semble qu’une réflexion sur ces questions avec du recul, de l’expérience et des connaissances, peut nous permettre de proposer des mesures correctives, de nouvelles initiatives, des réformes profondes, de nouveaux mécanismes et surtout une feuille de route cohérente et globale. 

De l’État qui décide de tout, qui fait tout et qui verrouille tout, nous devrions passer progressivement à l’État qui accompagne, qui s’engage et qui rassemble tous les algériens autour d’un projet de construction d’une nouvelle Algérie, qui sera prospère grâce à son génie national.

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