Développement international de l’hydrogène vert : Quel intérêt économique et quel avantage climatique ? (3e partie et fin)

09/07/2024 mis à jour: 03:45
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Photo : D. R.

L’hydrogène vert et ses émissions indirectes de gaz à effet de serre (GES)

Au cours de la première phase, l’H2 vert ne supprimera pas les émissions de gaz à effet de serre, car le détournement d’une partie de l’électricité verte pour les besoins de la production d’hydrogène vert nécessitera, comme expliqué plus haut, son remplacement par de l’électricité conventionnelle. Le gaz naturel qui la produira génèrera d’importantes quantités de CO2. Celles-ci ont d’ailleurs été estimées à une moyenne de 407 kg pour chaque mégawatt/heure produit (Agence de protection environnementale US, 2018).

Dans ces conditions, l’hydrogène vert, qui sera produit dans les divers pays concernés, entraînera inévitablement la production indirecte de GES. Il n’est donc pas si vert qu’on le pense. Il ne l’est qu’en apparence puisqu’il contribue tout autant aux émissions de GES que la combustion du gaz qu’il entraîne. Cela reviendrait au même d’utiliser directement de l’électricité conventionnelle au lieu de l’utiliser indirectement pour remplacer l’électricité verte.

En outre, la compagnie Praxair Inc, un des leaders dans la production de gaz industriels, estime que le procédé de production de l’hydrogène gris par vaporeforming du gaz naturel émet environ 285 kg de CO2 par mégawatt/heure, soit 30% de moins que les 407 kg de CO2 émis par la combustion d’une quantité équivalente de gaz dans des centrales thermiques.

On en déduit donc que la production d’hydrogène vert émet indirectement bien plus de gaz à effet de serre que dans le procédé de production de l’hydrogène gris par vaporeforming. Ainsi l’hydrogène dit vert, pourrait s’avérer, paradoxalement encore plus gris que celui du vaporéforming.

En plus de ces émissions, des fuites d’H2 vert peuvent se produire plus facilement que celles du gaz avec un effet 3 fois plus préjudiciable pour l’environnement. 

Durant la première phase, le gaz naturel n’a donc plus rien à envier à cet hydrogène qui ne peut plus se prévaloir du seul avantage qu’il avait sur lui en tant que source d’énergie propre. Tout au long de cette période, il pourrait avantageusement remplacer l’H2 vert dans la plupart de ses applications.

Ce n’est qu’au cours de la seconde phase que l’H2 vert retrouvera son principal avantage de gaz très propre qu’il avait perdu au cours de la première en ce sens qu’il n’entraînera plus de consommation de gaz naturel pour sa production donc n’émettra plus de CO2.

Avantages du gaz naturel par rapport à l’H2 vert

Au cours de la phase 1, le gaz restera plus avantageux dans la majorité de ses applications. Par exemple, le rôle que l’hydrogène s’apprête à jouer pour équilibrer l’intermittence de l’électricité renouvelable pourrait très bien être joué, à moindres coûts et sans émettre plus de GES, par le gaz naturel largement plus disponible à cette fin.

De même en ce qui concerne les applications industrielles, telles que la pétrochimie, le raffinage, la sidérurgie, etc., il serait, là aussi, moins coûteux et moins polluant de produire de l’hydrogène gris à partir du gaz par vaporeforming ou encore mieux de produire de l’hydrogène bleu par séquestration ou stockage du CO2 émis par l’hydrogène gris. Exception faite pour les applications particulières où de l’H2 très pur est requis.

Il faut ajouter que bien des inconvénients, liés à l’exploitation et à l’usage de l’H2 vert, peuvent venir approfondir davantage les coûts du projet aussi bien pendant la première phase que pendant la seconde. Parmi les nombreux exemples, nous nous limiterons à un seul pour ne pas trop allonger la discussion.

En effet, les nuances d’acier actuelles des gazoducs, canalisations et unités de compression ont été conçues pour transporter du gaz naturel et non pas  de l’hydrogène. Le réseau de gazoducs et de canalisations devra être remplacé ou modifié pour transporter de l’hydrogène pur, donc coûts supplémentaires pour le projet.

De plus, cet hydrogène ayant, d’après nos estimations, un contenu énergétique trois moins élevé que le gaz naturel, cela signifie qu’il ne pourra transporter que le tiers de l’énergie transportée dans les mêmes conditions par le gaz. Donc, s’il est vendu sur la base de son contenu énergétique, il ne rapportera, à débit égal, qu’environ le tiers de ce qu’aurait rapporté le gaz.

Ce n’est qu’au cours de la seconde phase que l’H2 vert reprendra son seul avantage par rapport au gaz, en tant que  source d’énergie propre, à l’exclusion de la plupart des autres.

Discussion des résultats

Les résultats obtenus pour l’exemple d’un projet de 15 000 MW réalisé au cours de la phase 1 sont, en apparence, invraisemblables. Ils s’expliquent toutefois par le fait que le volume de gaz naturel soustrait aux exportations (ou s’ajoutant aux importations) pour produire l’électricité conventionnelle de remplacement possède un contenu énergétique de 107 millions de  MMbtu, soit 2,2 fois plus important que les 49,1 MMbtu contenus dans l’H2 vert produit en bout de chaine.

Donc, si le MMbtu d’H2 vert est vendu au même prix que le gaz, ce dernier aurait rapporté environ 2,2 fois plus au lieu d’être consommé. Il fallait s’y attendre, sachant que le rendement énergétique de l’électrolyse est médiocre, sans compter la purification de l’eau, grosse consommatrice, elle aussi, d’énergie. Il en résulte que l’addition des coûts direct et indirect entraînera, pour l’H2 vert, un profit très inférieur au total de ces deux coûts.

Les rentabilités très négatives calculées précédemment pour un tel projet nous montrent qu’il se serait soldé par un gros échec économique. Les pertes financières pourraient alors s’élever jusqu’à $2190 millions par an si le gaz se vend à $10 le MMbtu et jusqu’à $2759,5 millions/an s’il se vend à $20. Ces pertes ne pourront qu’augmenter avec un accroissement des coûts de production, des prix de vente et des quantités d’électricité verte supérieure à 15 000 MW.

On peut conclure que quel que soit le coût de production de l’H2 vert et quel que soit le prix de vente du gaz, il sera nécessaire de le vendre à un prix plusieurs fois supérieur à celui du gaz pour qu’il rapporte un profit équivalent.  En d’autres mots, le projet sera considérablement déficitaire dans tous les scénarios envisageables de la phase 1.

Ce qui vient d’être dit ne concerne pas que les projets d’exportation d’H2 vert. Il concerne tout aussi bien sa commercialisation locale, car elle se soldera, là aussi, par de grosses pertes financières. Il en sera ainsi tant que l’électricité verte n’aura pas remplacé complètement l’électricité conventionnelle.

La deuxième phase, quant à elle, ne sera plus sujette au coût indirect de consommation gaz de la première phase, car il aura totalement disparu. Ne subsistera que le coût direct de production qui aura probablement chuté à un niveau suffisamment bas pour une exploitation rentable. La production d’H2 vert pourra, dès lors, s’envisager.

Or, ce ne sera pas demain la veille pour qu’on atteigne l’objectif des 100% d’électricité renouvelable dans la plupart des pays. Par exemple, on ne prévoit de produire, d’ici 2035  (et si tout avance selon les prévisions), que seulement 15 000 MW d’électricité PV ne représentant qu’environ 20% de la consommation locale. A ce rythme, la seconde phase ne sera pas atteinte avant des décennies à moins d’accroître fortement le programme EnR.

Or, on prévoie de produire 1,6 million de tonnes d’H2 vert algérien en 2040, c’est-à-dire au cours de la phase 1 et d’en exporter jusqu’à 1,3 million de tonnes/an. Si cela pouvait se réaliser, il en résulterait un gouffre financier de $9200 millions/an et de $ 11632 millions/an pour un coût de production de $35 le MMbtu et des prix respectifs de vente de $10 et $20 le MMbtu.

Pour le coût de production le plus bas de $7 le MMbtu prévu par l’EIA, ces pertes resteront très élevées à $3426 millions/an et à $5858 millions/an. Mais pour atteindre ces chiffres, la production d’électricité verte devrait s’élever à environ 63 000 MW/an en plus des 15 000 MW/an prévus pour la consommation locale en 2035 (extrapolés à environ 20 000 MW en 2040) soit un total de 83 000 MW. C’est là un objectif loin du possible en un lapse de temps aussi court.

Conclusions

La production d’hydrogène vert  s’annonce avec des pertes financières considérables. Il serait bien plus profitable de conserver l’électricité verte pour les besoins de la consommation locale au lieu de consommer du gaz pour produire l’électricité conventionnelle  de remplacement.

La production d’hydrogène vert ne changera pas les émissions de GES au cours de la première phase. 
Le gaz naturel, moins coûteux et pas plus polluant, pourrait remplacer l’hydrogène vert dans la plupart de ses applications au cours de cette période.

Pour ces raisons, les programmes d’électricité renouvelable devraient être accélérés pour répondre à deux objectifs principaux : économiser au mieux le gaz et arriver au plus tôt à la phase 2. 

Comme l’accès à un H2 vert rentable de la seconde phase ne se produira pas avant très longtemps et qu’entre-temps le gaz naturel ne pourrait plus suffire, une attention particulière devrait être accordée à son exploration et à son exploitation, y compris si possible, un appoint de gaz de schistes, afin d’assurer la sécurité électrique du pays. Enfin, cette réflexion mériterait une vérification détaillée par les décideurs concernés afin de pouvoir se prononcer en conséquence sur la voie à suivre.

 

Par Mohamed Terkmani , ancien directeur à Sonatrach  , [email protected]

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