Développement international de l’hydrogène vert : Quel intérêt économique et quel avantage climatique ? (2e partie)

08/07/2024 mis à jour: 21:43
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Photo : D. R.

Deux périodes de développement à rentabilités opposées

Il importe, à ce stade, de préciser que tout projet de production d’H2 vert devra d’abord passer par une première et longue période de développement, dénommée phase 1, qui durera aussi longtemps que la consommation d’électricité ne sera pas couverte à 100% par de l’électricité verte.

Au cours de cette période, les projets d’H2 vert accuseront une énorme perte financière. A son terme, une seconde période consécutive, dénommée phase 2, suivra au cours de laquelle une exploitation rentable sera envisageable.

Les pertes financières de la phase 1 proviendront de deux coûts superposés de natures différentes. Le premier a trait au coût direct de production d’H2 vert que nous appellerons coût direct. Le second a trait au coût indirect du gaz consommé pour produire l’électricité conventionnelle de remplacement que nous appellerons coût indirect. Par conséquent, le coût du projet d’H2 vert correspondra au total des deux coûts qui dépassera de très loin la valeur de l’H2 vert.

Il semble, cependant, que les évaluations estimées en divers endroits n’aient pas tenu compte du coût indirect et qu’ils se soient limités au seul coût direct. Si elles avaient tenu compte des deux coûts au lieu d’un seul, le déficit financier, déjà important, aurait été encore bien plus élevé.

Il faut préciser, de plus, que les deux coûts superposés de la phase 1 persisteront aussi longtemps que la consommation d’électricité n’aura pas atteint 100% d’électricité verte. 

Quant à la phase 2, elle sera de loin la moins coûteuse puisque l’énorme coût indirect aura disparu et que seul un coût direct amoindri persistera. Mais son échéance sera lointaine.

En effet, lorsque la production d’électricité verte aura dépassé les 100%, on n’aura plus besoin de soutirer de l’électricité verte à partir de la production locale puisqu’un supplément pourra être produit. La consommation de gaz de remplacement et son énorme coût disparaîtront. Seul un coût réduit de production persistera.

On s’attend donc, au cours de cette période éloignée, à ce que les coûts de production ait suffisamment chuté pour envisager une exploitation rentable.

Cependant, il ne faudra pas s’attendre à ce que cela se produise avant une dizaine ou une quinzaine d’années pour les pays avancés et pas avant plusieurs décennies pour les autres.

Données de base pour l’estimation des déficits du projet durant la phase 1

Nous supposerons, par analogie avec le rendement actuel au Maroc, que celui des futurs projets photovoltaïques algériens sera de 1,34 gigawatt/heure (GWh) par MW de PV bien que l’Algérie, plus ensoleillée, pourrait prétendre à mieux.

Les 15 000 MW d’électricité solaire détournés pour alimenter les électrolyseurs génèreront donc 20,1 TéraWatts/heure (TWh). Etant donné qu’il faut environ 55 KWh pour produire 1 kg d’H2 vert, les 20,1 TWh pourront en produire 365454 tonnes soit l’équivalant énergétique de 49,1 millions de MMbtu (Million British Thermal Units) sachant que 1kg d’H2 = 0,1344 MMbtu.

La même quantité d’électricité conventionnelle, soit 20,1 TWh, qui sera produite pour remplacer l’électricité verte nécessitera la consommation d’un volume de 3 milliards de mètres cubes de gaz, soit l’équivalent énergétique de 107 millions de MMbtu. 

Pour ce qui est du coût actuel de production de l’H2 vert, nous utiliserons le coût moyen  de production qui tourne autour de $35 le MMbtu. Nous utiliserons aussi les prévisions de coûts estimés par l’Energy Information Administration (EIA) à $14 en 2026 et à $7 en 2031 en gardant à l’esprit que ces coûts nous apparaissent optimistes et que des coûts moins optimistes entraîneraient des déficits financiers plus élevés.

A noter, en outre, qu’il ne s’agit là que de coûts de production et non pas de prix de vente. Pour obtenir ce dernier, il faudrait ajouter une marge bénéficiaire. En ce qui concerne le gaz, un coût moyen de production de un dollar par MMbtu sera utilisé ainsi que deux prix de vente différents de $10 et $20 le MMbtu (il s’est vendu bien plus cher que $20 au cours de la crise gazière en Europe).

Nous supposerons également, mais seulement comme hypothèse de départ, que l’H2 vert sera vendu sur une base énergétique donc au même prix de $10 et $20 le MMbtu que le gaz.

Sur la base de ces prix, on déduira ce qu’aurait rapporté l’H2 vert ainsi que les dépenses importantes qu’auraient occasionné les 107 millions de MMbtu de gaz si, au lieu d’être vendus, ils étaient consommé.

Nous verrons que le total de ces dépenses (coût indirect) et du coût direct dépassera plusieurs fois le montant qu’auraient rapporté les 49,1 millions de MMbtu d’H2 vert. La différence représentera le déficit financier qu’accusera le projet. Nous estimerons aussi le prix de vente auquel devrait s’élever le MMbtu d’H2 vert pour qu’il rapporte autant que ce qu’aurait rapporté le gaz.

Estimation des déficits du projet d’H2 vert pendant la phase 1

Il est supposé, dans cet exemple, que 15 000 MW  d’électricité renouvelable seront utilisés pour produire l’H2 vert. 
Les résultats seront les mêmes, comme expliqué plus haut, qu’il s’agisse de pays exportateurs ou importateurs de gaz naturel

:1) Cas du coût direct estimé actuellement à une moyenne de $35 le MMbtu. 
Pour les 49,1 millions de MMbtu d’H2 vert, ce coût s’élèvera à $1718,5 millions par an. 
Quant au coût indirect résultant de la consommation des 107 millions de MMbtu de gaz, il s’élèvera à $963 millions par an en supposant qu’il soit vendu à $10 le MMbtu ($9 de marge bénéficiaire).

Le coût total du projet correspondra au total des deux coûts de $1718.5+$963, soit $2681,5 millions/an.
Par ailleurs, les 49,1 millions de MMbtu d’H2 vert, vendus sur une base énergétique au même prix de $10 le MMbtu que le gaz, n’auraient rapporté que $491 millions par an.

Il en résultera donc une énorme perte sèche pour le projet s’élevant à $2681,5  moins $491 soit $2190, millions par an. Je dis bien par an ! 
Pour que l’H2 vert rapporte le même profit, il faudrait qu’il se vende à $54,6 le MMbtu soit 5,5 fois le prix de vente du gaz.

En supposant que le prix de vente passe de $10 à $20 le MMbtu ($19 de marge) :
• Les pertes financières s’accroîtront à $2788,5 millions par an.
• Pour que l’H2 vert rapporte autant que le gaz, il faudrait qu’il se vende à $76,4 le MMbtu soit près de 3,8 fois le prix de vente du gaz.
2) Cas d’un coût direct prévu baisser  à $14 le MMbtu par l’EIA en 2026.

Les mêmes calculs montrent que :
• Les pertes sèches s’élèveront à $1159,4 par an.
• Pour que l’H2 vert rapporte autant que le gaz, il faudrait qu’il se vende à $33,6 le MMbtu, soit près de 3,4 fois les $10 du gaz.
Si le prix de vente passe de $10   à $20 MMbtu:  
• Les pertes s’élèveront à $1738,4 millions par an.
• Il faudrait que l’H2 vert se vende à $55,4 le MMbtu soit  2,8 fois le pris du gaz pour qu’il rapporte autant.
3) Cas d’un coût de production prévu baisser à $7 le MMbtu par l’EIA en 2031.
• Les pertes sèches s’élèveront à $815,7 millions par an.
• Pour que l’H2 vert rapporte autant que le gaz, il faudrait qu’il se vende à $26,6 le MMbtu soit 2,7 fois le prix de vente du gaz.

En supposant que le prix de vente passe de $10 à $20 le MMbtu :   
• Les pertes financières s’accroîtront à  $1394,7 millions/an.
• Pour que l’H2 vert rapporte autant que le gaz, il faudrait qu’il se vende à $48,4 le MMbtu, soit 2,4 fois le prix de vente du gaz.

Le déficit financier se creusera encore plus pour des coûts et des prix plus élevés ainsi que pour des puissances supérieures à 15 000 MW.
4) Cas d’un coût direct supposé nul. 
Même en supposant que ce coût direct chute à $0 (zéro dollar), donc disparaisse complètement (ce qui est impossible car cela reviendrait à produire gratuitement l’H2 vert), le projet restera financièrement déficitaire au cours de cette phase 1. En effet, le coût indirect de consommation du gaz persiste, quant à lui, et suffira à entraîner une importante dépense.

Les calculs montrent, pour ce cas, que :
• Si le prix de vente du MMbtu est de $10, les pertes financières s’élèveront à $472 millions.
Il faudrait que l’H2 vert se vende à $19,6 le MMbtu, c’est-à-dire 2 fois le prix du gaz pour qu’il rapporte autant.
• Si le prix de vente du MMbtu est passé de $10 à $20, les pertes financières s’élèveront à $1051 millions.
• Il faudrait que l’H2 vert se vende à $41,4 le MMbtu, c’est-à-dire 2,1 fois le prix du gaz pour qu’il rapporte autant.

Pour que, dans ce dernier cas, l’H2 vert puisse rapporter autant que le gaz, il faudrait, en plus d’un coût direct nul, que les électrolyseurs atteignent un tel degré d’efficacité qu’au lieu de 55 kWh, 28 kWh suffiraient, pour produire 1 kg d’H2 vert, ce qui reste loin du possible.

Phase 2 à partir de laquelle s’ouvre la possibilité d’une exploitation rentable de l’H2 vert

Au cours de cette phase, le coût indirect de consommation de gaz disparaît puisqu’il sera possible de produire un surplus d’électricité verte en sus des 100% de production. De la sorte, il ne sera plus nécessaire de produire de l’électricité conventionnelle de remplacement ni de consommer un surplus de gaz pour remplacer l’électricité verte soutirée à la consommation locale.

Ne subsistera à long terme, que le coût direct de production.  Il n’est pas exclu qu’alors le coût de production ait suffisamment baissé pendant que celui du gaz ait augmenté (plus difficile à produire) et que les deux coûts ne finissent par se rapprocher voire s’égaler.

Par conséquent, il ne sera envisageable de produire économiquement l’H2 vert qu’au cours de la phase 2 à l’exclusion de la phase 1. Cependant, ne nous réjouissons pas trop vite ! Il faudra d’abord passer par la phase 1 au cours de laquelle les projets d’H2 vert se solderont par un énorme déficit financier.

Et on n’arrivera pas à la phase 2 avant que la consommation locale ait atteint les 100% d’électricité verte, ce qui, au rythme des avancements actuels, pourrait demander jusqu’à plusieurs décennies.Donc, dans ces conditions, les pays qui atteindront les premiers la seconde phase seront les premiers à pouvoir produire économiquement l’H2 vert.

Cela leur permettra aussi de remplacer progressivement le gaz par l’H2 vert dans la plupart de ses applications industrielles et freiner ainsi le réchauffement de la planète. Les autres devront attendre plus longtemps ou même ne jamais pouvoir sortir de la phase 1.

Cette dernière éventualité peut se produire dans de nombreux pays, y compris l’Algérie, où le développement de l’électricité verte avance moins rapidement que le développement de l’électricité conventionnelle.

Dans ce cas, l’échéance de la seconde phase aura tendance à s’éloigner encore plus au lieu de se rapprocher. Ces pays ne pourront donc jamais atteindre la phase 2 pour exploiter économiquement l’H2 vert à moins d’accélérer fortement leurs programmes d’électricité verte.
(A suivre)

 

Par Mohamed Terkmani , ancien directeur à Sonatrach  , [email protected]

 

 

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