De l’ombre à la lumière : feuille de route pour la formalisation des récupérateurs informels en Algérie

12/10/2024 mis à jour: 01:23
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Photo : D. R.

Par Karim Ouamane (*)

Le secteur informel occupe une place centrale, bien que souvent méconnue, dans la gestion des déchets en Algérie, particulièrement dans le domaine de la récupération et du recyclage. Cet article vise à évaluer la contribution de ce secteur, en mettant en lumière ses forces, ses faiblesses et les opportunités qu’il présente.
Les récupérateurs informels, généralement organisés en structures familiales, constituent la principale source d’approvisionnement pour de nombreuses unités de recyclage. Ces acteurs informels font preuve d’une remarquable efficacité, récupérant jusqu’à 80% des déchets recyclables, surpassant ainsi les systèmes formels.

Leur expertise, leur adaptabilité et leurs réseaux de collecte bien structurés sont des atouts majeurs. Cependant, le secteur fait face à des défis importants, notamment le manque de reconnaissance officielle et l’absence de protection sociale. Malgré ces obstacles, des opportunités émergent, notamment grâce aux récentes directives présidentielles visant à promouvoir les activités de recyclage. Ces initiatives ouvrent la voie à une potentielle formalisation et professionnalisation du secteur informel.

Cet article examine en détail ces différents aspects, tout en analysant les implications du récent décret exécutif n° 24-61 du 29 janvier 2024 fixant les produits recyclables et les modalités de mise en œuvre de l’exonération et des allégements fiscaux accordés au profit des personnes physiques exerçant des activités de collecte de déchets recyclables, qui marque une étape importante dans la reconnaissance légale du secteur informel. L’objectif est de fournir une évaluation complète de la situation actuelle et de proposer une approche pragmatique et en adéquation avec les lois de la République pour une intégration durable du secteur informel dans le système de gestion des déchets en Algérie.

Évaluation de la contribution du secteur informel au recyclage en Algérie : forces, faiblesses et opportunités
Dans le domaine de la gestion des déchets en Algérie, les récupérateurs informels occupent une position essentielle, bien que souvent méconnue. Ces acteurs, fréquemment organisés en structures familiales, jouent un rôle fondamental dans le processus de recyclage et constituent la principale source d’approvisionnement pour de nombreuses unités de recyclage des déchets.

L’influence de ces récupérateurs sur l’industrie du recyclage est considérable. Prenons l’exemple des déchets plastiques PET (polyéthylène téréphtalate). Bien que ces déchets ne représentent que 3% du volume total des déchets ménagers en Algérie, l’activité de récupération informelle dans ce seul secteur permet à l’industrie du recyclage de générer 15 000 emplois directs. Cette statistique souligne l’importance de la dépendance de cette industrie envers l’activité de récupération informelle.

Les récupérateurs informels agissent comme de véritables entrepreneurs, bien que non officiels. Leur activité crée une valeur ajoutée substantielle dans la chaîne de gestion des déchets, générant des bénéfices économiques et sociaux significatifs. L’efficacité de ce secteur informel est remarquable. On estime qu’il récupère jusqu’à 80% des déchets recyclables, une performance qui surpasse celle des systèmes formels. Cette efficacité s’explique par l’expertise et l’adaptabilité exceptionnelles des récupérateurs, qui ont développé au fil du temps une connaissance approfondie des matériaux et des marchés locaux. 

Les réseaux de collecte mis en place par ces acteurs informels sont non seulement efficaces mais aussi remarquablement bien structurés. Ils ont su créer des chaînes d’approvisionnement complexes et réactives, capables de s’adapter rapidement aux fluctuations du marché et aux besoins de l’industrie du recyclage. Cependant, malgré ces atouts indéniables, le secteur informel fait face à des défis importants. L’absence de reconnaissance officielle constitue un obstacle majeur à son intégration dans un schéma officiel. Cette situation prive les récupérateurs informels de protection sociale. De plus, le manque de formation formelle et d’accès aux techniques modernes de récupération limite leur potentiel d’intégration.

Néanmoins, des opportunités se profilent à l’horizon. Les instructions récentes du président de la République visant à promouvoir les activités de recyclage offrent un cadre propice à l’intégration du secteur informel. Cette perspective pour une gestion économique et sociale des déchets pourrait servir de tremplin pour la formalisation et la professionnalisation de ces activités informelles. Il existe un réel potentiel de création d’emplois formels et de structuration des acteurs en coopératives, ce qui pourrait considérablement améliorer leurs conditions de travail et leur statut social. Toutefois, cette transition n’est pas sans risques. Une réglementation trop contraignante pourrait étouffer la flexibilité et l’adaptabilité qui font la force du secteur informel. Les difficultés d’adaptation et d’intégration dans un système formel ne doivent pas être sous-estimées.

Il est essentiel de trouver un équilibre entre la nécessaire formalisation et la préservation de l’agilité du secteur. Face à ces enjeux et opportunités, les pouvoirs publics algériens ont récemment pris des mesures significatives pour reconnaître et formaliser le secteur informel dans les activités de récupération. Le décret exécutif n° 24-61 du 29 janvier 2024 susmentionné marque une étape importante dans cette direction, offrant un cadre légal pour l’intégration de ces acteurs clés dans le système formel de gestion des déchets. Il convient maintenant d’examiner les dispositions de ce décret, ses implications et ses limites pour une intégration durable du secteur informel.

Le décret exécutif n° 24-61 : une analyse critique 
Le décret exécutif n° 24-61 du 29 janvier 2024 représente une avancée significative dans la reconnaissance et l’intégration du secteur informel de la gestion des déchets en Algérie.
Au cœur de ce décret se trouve une série de mesures visant à encourager et à structurer les activités de collecte des déchets recyclables. L’un des aspects les plus novateurs est la définition précise des produits recyclables éligibles à des exonérations fiscales. Cette clarification est essentielle car elle permet aux acteurs du secteur de cibler leurs efforts sur des matériaux spécifiques.

Un autre point fort du décret est l’introduction d’avantages fiscaux pour les personnes physiques engagées dans la collecte de déchets recyclables. Cette mesure est particulièrement importante car elle offre une incitation économique tangible à ceux qui, jusqu’à présent, opéraient dans l’ombre de l’économie informelle. En reconnaissant fiscalement ces activités, le gouvernement algérien fait un pas décisif vers la formalisation et la valorisation du travail des récupérateurs informels. Le décret établit également des conditions pour bénéficier de ces avantages.

L’obtention d’une autorisation de collecte auprès de la direction de l’environnement de wilaya et la signature d’une convention avec un opérateur de recyclage sont des exigences de ce texte réglementaire. Ces conditions créent un cadre structuré qui peut potentiellement améliorer les pratiques de collecte, assurer une meilleure traçabilité des matériaux recyclables, et renforcer les liens entre les récupérateurs informels, l’administration publique et l’industrie du recyclage formelle. Cependant, malgré ces avancées louables, le décret présente certaines limitations qui méritent une attention particulière. La portée du texte, limitée aux personnes physiques, exclut de facto les acteurs informels organisés collectivement.

Cette restriction pourrait freiner le développement de coopératives ou d’associations de récupérateurs, qui sont souvent des structures efficaces pour améliorer les conditions de travail et le pouvoir de négociation des travailleurs informels. Les conditions d’éligibilité, bien que nécessaires pour structurer le secteur, risquent de s’avérer contraignantes pour certains acteurs informels. La bureaucratie associée à l’obtention des autorisations et à la signature de conventions pourrait décourager les récupérateurs les plus vulnérables ou les moins instruits, créant ainsi une barrière à l’entrée dans le système formel.

Une lacune importante du décret est l’absence d’un accompagnement global. La transition vers la formalité nécessite plus que des incitations fiscales ; elle requiert un soutien en termes de formation, de financement et d’équipement. Sans ces éléments, de nombreux récupérateurs pourraient se trouver dans l’incapacité de répondre aux exigences du nouveau cadre légal. Enfin, il existe un risque réel de formalisation partielle qui ne s’accompagnerait pas d’une amélioration substantielle des conditions de travail.

La simple reconnaissance légale, sans mesures concrètes pour améliorer la sécurité, la santé et les revenus des récupérateurs, pourrait conduire à une situation où les travailleurs assument les responsabilités de la formalité sans en tirer les bénéfices attendus. En conclusion, bien que le décret exécutif n° 24-61 marque une avancée significative dans la reconnaissance et l’intégration du secteur informel de la gestion des déchets en Algérie, il ne représente qu’une première étape dans un processus plus large et complexe. Les limitations identifiées soulignent la nécessité d’une approche plus globale et inclusive.

La suite de notre analyse portera sur le rôle essentiel des communes dans la mise en œuvre effective des politiques d’intégration du secteur informel des déchets. Selon la loi 01-19 sur la gestion des déchets et la loi 11-10 sur la Commune, la gestion des déchets ménagers incombe principalement aux communes, ce qui en fait des acteurs clés dans le succès de toute initiative d’intégration du secteur informel.

Il est important de souligner que le décret exécutif n° 24-61 a accordé cette prérogative à la direction de l’environnement de wilaya, créant ainsi une apparente contradiction avec les textes de lois existants. Cette disposition soulève des questions sur la légitimité de l’action de la direction de l’environnement sans l’implication directe des communes, les risques de chevauchement des compétences et l’efficacité réelle de cette mesure dans le contexte local.

Dans la section suivante, nous examinerons comment les communes peuvent assumer un rôle central dans cette stratégie d’intégration, malgré les ambiguïtés introduites par le nouveau décret. Nous explorerons des pistes concrètes telles que l’incorporation des acteurs informels dans les schémas communaux de gestion des déchets, la simplification des procédures administratives, la mise à disposition d’infrastructures adaptées et la promotion de l’organisation collective des récupérateurs informels.

Nous aborderons également l’établissement de mécanismes de coordination entre les communes et la direction de l’environnement de wilaya pour assurer une mise en œuvre harmonieuse des nouvelles dispositions.
Cette analyse nous permettra de proposer des solutions pragmatiques visant à renforcer le rôle des communes dans l’intégration du secteur informel, tout en tenant compte des nouvelles réalités introduites par le décret exécutif n° 24-61. L’objectif est de développer une approche qui optimise l’efficacité des politiques d’intégration tout en respectant le cadre légal existant et les compétences traditionnelles des communes en matière de gestion des déchets.

Recommandations pour l’intégration et la valorisation du secteur informel dans la gestion des déchets en Algérie 
Le décret exécutif n° 24-61 du 29 janvier 2024 constitue un pas important vers un début d’intégration du secteur informel dans les activités de récupération et de recyclage en Algérie. Cependant, pour atteindre pleinement ses objectifs, il est essentiel de procéder à une révision stratégique qui prend en compte les spécificités du secteur informel. L’intégration de ce secteur nécessite une approche inclusive et adaptée à la réalité réglementaire et sociale algérienne. Les recommandations suivantes visent à établir une démarche globale et cohérente pour valoriser le secteur informel et son intégration durable dans la gestion des déchets en Algérie.

1.Élargir le champ d’application et assouplir les conditions d’éligibilité
L’inclusion des acteurs informels organisés collectivement dans le champ d’application du décret est une priorité absolue. Cette démarche nécessite un assouplissement significatif des conditions d’éligibilité. Un accompagnement administratif renforcé doit être mis en place pour faciliter leur intégration dans le cadre légal existant. Il est également essentiel d’établir des mécanismes de soutien spécifiques pour aider ces acteurs à se structurer et à se développer. Cette approche inclusive permettra de valoriser l’expertise et l’expérience du secteur informel, tout en la valorisant au profit de la gestion des déchets en Algérie.

2.Renforcer l’accompagnement global et l’intégration sociale
Un soutien global et intégré est indispensable pour les acteurs du secteur informel. Cela implique la mise en place de formations complètes visant à améliorer leurs compétences techniques et leur productivité. Un soutien matériel doit être fourni, permettant ainsi une amélioration significative de leurs conditions de travail et de leur efficacité. L’accès au financement et aux marchés publics doit être facilité. Enfin, il est primordial d’assurer une protection sociale complète, incluant une couverture santé, un système de retraite, des allocations familiales, et une couverture des accidents du travail. Cette approche favorisera non seulement l’intégration économique mais aussi sociale des acteurs du secteur informel.

3.Instaurer un mécanisme de concertation permanent
La création d’un mécanisme de concertation permanent avec les acteurs informels est une composante essentielle pour garantir l’efficacité des mesures mises en œuvre. Ce dispositif permettra d’ajuster la démarche en fonction des retours du terrain, assurant ainsi leur pertinence et leur applicabilité. Il offrira également un espace pour résoudre de manière proactive les problèmes et les conflits qui pourraient surgir au cours de la mise en œuvre des dispositions du décret. De plus, ce mécanisme de concertation jouera un rôle clé dans le renforcement de la confiance des acteurs informels. 


4.Renforcer le rôle des communes et créer un guichet unique
Les communes doivent être placées au cœur de l’intégration du secteur informel dans la gestion des déchets. Cela implique une simplification significative des procédures d’obtention des autorisations, rendant le processus plus accessible et moins contraignant pour les acteurs informels. Les communes doivent également s’engager, dans la mesure du possible, à mettre à disposition des espaces désaffectés pour faciliter les activités de ces acteurs. L’allocation d’une part des marchés publics de collecte des déchets aux acteurs informels structurés est une mesure importante pour soutenir leur intégration et leur développement économique. La création d’un guichet unique au niveau communal est essentielle pour centraliser et simplifier toutes les démarches administratives liées à l’intégration du secteur informel. Cette approche permettra non seulement de réduire la bureaucratie mais aussi d’offrir un accompagnement personnalisé aux acteurs en transition vers le secteur formel.
 

5.Mettre en place des programmes de formation et de sensibilisation
Le développement de programmes de formation et de sensibilisation approfondis est un élément clé pour la réussite de l’intégration du secteur informel. Ces programmes doivent couvrir un large éventail de sujets, incluant les techniques de collecte, les méthodes de tri efficaces, ainsi que les enjeux de sécurité individuelle et collective liés à la gestion des déchets. Une collaboration étroite entre les communes et les directions de l’environnement est indispensable pour concevoir et mettre en œuvre ces initiatives de formation. Cette approche permettra de garantir que le contenu des formations soit à la fois pertinent et aligné sur les objectifs nationaux de gestion des déchets. 

6.Établir un comité de coordination
La mise en place d’un comité de coordination local est une étape fondamentale pour assurer une synergie efficace entre toutes les parties prenantes. Ce comité doit réunir régulièrement les représentants des services communaux concernés, de la direction de l’environnement, de la direction de l’emploi, de l’action sociale, ainsi que des délégués du secteur informel. Son rôle sera de faciliter la communication et la collaboration entre ces différents acteurs, de coordonner les initiatives, et de veiller à la cohérence des actions entreprises. Le comité servira également de plateforme pour identifier et résoudre rapidement les obstacles à l’intégration du secteur informel. 

7.Renforcer le suivi et l’évaluation à un niveau central
L’établissement d’un système robuste de suivi et d’évaluation est essentiel pour garantir l’efficacité à long terme des mesures mises en place. Il est impératif de définir des indicateurs de performance clairs et mesurables, permettant d’évaluer l’impact des initiatives d’intégration du secteur informel. Ces indicateurs devraient couvrir divers aspects, tels que le taux d’intégration des acteurs informels, l’amélioration de leurs revenus, et l’impact sur le taux de récupération. Un processus d’évaluation régulier et indépendant doit être instauré pour analyser ces indicateurs et identifier les domaines nécessitant des ajustements. Ce système de suivi et d’évaluation permettra non seulement de mesurer les progrès réalisés, mais aussi d’apporter les modifications nécessaires aux politiques et aux pratiques en temps opportun. 

En conclusion, l’intégration du secteur informel dans la gestion des déchets en Algérie représente un défi complexe mais essentiel. Les récentes initiatives gouvernementales constituent une avancée significative, mais nécessitent d’être renforcées et élargies. Une approche centrée sur le rôle des communes, associée à un accompagnement global et à une protection sociale adéquate, pourrait transformer cette initiative en une stratégie d’intégration durable, bénéfique tant pour les acteurs informels que pour l’économie nationale et locale. K. O.

(*) Ex-DG Agence nationale des déchets

 

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