De l’âge à la génération

27/06/2022 mis à jour: 05:07
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«L’âge est une donnée biologique socialement manipulable et manipulée». P. Bourdieu

«Cette nouvelle, tant attendue, aurait dû passer inaperçue comme pour beaucoup d’autres fonctionnaires et salariés du secteur privé ou du secteur public. Cependant, une telle annonce globale et uniforme s’appliquant à tous les enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur me semble choquante, hâtive et non mesurée». Professeur Zine Barka ; Université de Tlemcen.

Ça se passe à la veille du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie et de l’université nationale. 1236 enseignants-chercheurs, dont 312 professeurs hospitalo-universitaires, ayant atteint l’âge de 70 ans, sont officiellement, selon le communiqué du ministère de l’Enseignement supérieur du 29 avril 2022, mis brusquement à la retraite. Ils représentent 2% des 65 000 enseignants-chercheurs que contiennent l’université et les centres de recherches.

Une vague en vrac jamais vue depuis l’indépendance qui touche une catégorie socioprofessionnelle «exceptionnelle», mais paradoxalement réduite, malgré sa charge historique, en un simple chiffre, en vue de la remplacer mécaniquement par les «nouveaux docteurs».

Ainsi, l’université et la recherche scientifique ont officiellement cessé d’être des espaces sociaux de production et de diffusion de savoirs. Ils sont devenus, au fur et à mesure de leurs développements anomiques, juste des lieux de fonctionnarisation des diplômés.

Des lieux de l’enterrement de la pensée critique, de l’innovation et de l’émergence des communautés de projets. Le sens réside dans la nuance et la réponse se trouve dans la substance anomique de l’institution. Vouloir réduire le nombre d’enseignant-chercheurs candidats officiellement à la retraite en un simple calcul statistique, c’est instituer davantage l’invisibilité déjà ambiante pour des raisons historiques de l’institution universitaire algérienne dont il est impossible de les évoquer ici dans cet espace.

C’est-à-dire rendre le visible invisible et transformer la présence en absence sous forme de silence visible dont les personnes qui tentent de rendre intelligible cette présence-absence, qui dure sont systémiquement mis, eux-mêmes, dans des conditions d’invisibilité institutionnelle.

Malgré les enjeux majeurs de la situation actuelle de l’université-recherche et de leur avenir, tout a été refoulé et réduit en silence. Ce refoulement extériorisé et partagé individuellement entre pairs ou collègues, dans des cercles de travail et dans des espaces sociaux les plus restreints-intimes, n’a pas pu franchir ses propres conditions de refoulement pour le transformer publiquement, à l’exception rare, en des réactions vives et positions visibles assumées, pour instituer au moins la mémoire, celle d’une génération qui ne peut être que témoin de son (ses) temps.

A l’exception de ce qui se dit dans les réseaux sociaux, on ne peut trouver que quelques infimes réactions dans la presse écrite par des enseignants universitaires (Tayeb Kennouche d’Alger, Zine Barka de Tlemcen).

Cette incapacité à produire au moins du factuel, censé fonder ou alimenter la mémoire sociale de l’institution universitaire et les parcours individuels ou collectifs des enseignants-chercheurs va instituer davantage l’invisible et l’absence qui, à leur tour, vont fatalement instituer cette invisibilité par des commémorations officielles ritualisées destinées aux morts, aux exilés ou aux vivants-survécus après tant de déboires pour la réalisation de soi et pour l’émancipation professionnelle dans leur propre espace social de travail.

Cette fatalité historique et soumission au temps nous donne de la mesure sur les fonctions anomiques de l’université, le rôle des universitaires algériens et le statut de la parole publique des élites intellectuelles en général. Il s’agit de toute une génération qui a fait objet d’un silence institutionnel vu le peu d’études sociohistoriques approfondies et la vulgarisation publique de ses études sur l’université. Une institution qui refuse de se prendre déjà en charge comme objet d’étude, puisque toutes les conditions objectives, comme produit de l’histoire ont été créées pour instituer son absence de la mémoire et de l’histoire nationales.

Ainsi, tellement la nature a horreur du vide, elle se livre aux appréciations et aux lectures des autres, les autres, les étrangers, qui n’appartiennent pas et/ou ne partagent pas le quotidien ou l’histoire de ce microcosme social (université). L’indépendance dans la production des savoirs est cruciale pour instituer le champ universitaire. La dépendance aux savoirs des autres est doublement problématique. Elle renforce l’invisibilité dans certaines situations et accentue, dans d’autres situations, la méconnaissance sur elle-même en tant qu’institution censée produire du sens, de la connaissance et la concrétisation des imaginations au sens «Einsteinien» du terme.

Dans ces conditions historiques d’invisibilité, l’institution se trouve dangereusement dans une dynamique métahistorique ; c’est-dire, en dehors de la maîtrise du temps présent et de ses enjeux. Là est le noyau du malaise de l’institution universitaire-recherche et la source de ses échecs recommencés.

Absence d’accumulation. Une société sans traces de ses expériences sociales antérieures et dans les moindres détails des faits de ses institutions, dont l’université est une société soumise au syndrome cyclique du sous-développement. Ainsi, la société se trouve dangereusement sujette de l’ignorance de l’avenir, faute d’absence de perspectives historiques du présent.

L’écrit est un acte fondateur du temps social, générateur, producteur et reproducteur des matrices du possible recommencé dans une ambiance des libertés d’entreprendre et d’agir citoyen. Bref, une substance collective qui donne goût à la vie, quels que soient les défis en réajustant les traces du passé pour inventer le présent et saisir le futur.

Or ces dynamiques historiques ne peuvent en aucun cas se réaliser sans les libertés de pensée et par des prises de conscience qui tiennent compte des perspectives historiques, dont l’individu est censé être collectivement institué comme vecteur de toute invention de l’histoire ; celle du progrès durable. Chaque génération a ses propres fondements et porteuses des aspirations. La meilleure façon de rendre invisibles les aspirations, les goûts, les dégoûts, les conditions sociales, etc., d’une génération réside dans sa réduction à des entités statistiques interchangeables sous une forme de catégories d’âge biologique. A ce moment-là, l’âge devient véritablement une donnée biologique manipulable et manipulée.

L’entrée d’analyse par la génération, comme situation sociale d’appartenance en un même espace historico-social est l’antidote de cette absence-visible, présentée, bureaucratiquement, comme un «produit luxueux» pour la consommation publique, pour la doxa, en l’emballant par des discours scientistes et statistiques, vidées de sens et de bon sens.

La génération, ou le moment générationnel, ne sont pas des données biologiques mais des rapports des individus à l’espace-temps. Ce moment générationnel représente une forme d’épistémè pour reprendre Michel Foucault ; c’est-à-dire un ensemble de savoirs et de connaissances qui distinguent une période bien déterminée ou une forme de «couche tectonique» de valeurs sociales qui distingue les générations par des moments fondateurs de quelque chose de nouveau par rapport aux moments antérieurs.

Dans ces conditions, le moment générationnel, pour reprendre le sociologue Aissa Kadri, «est représenté comme un espace-temps, comme un mode spécifique d’expériences et de pensées, un mode spécifique d’intervention dans les processus historiques, mais aussi en tant que situation sociale d’appartenance à un même espace historico-social déterminant une même stratification sociale à partir d’un moment fondateur».

A partir de là, on peut avancer que notre propos consiste à mettre en lumière une génération née deux ans avant le déclenchement de la révolution algérienne et qui a été témoins, par la suite, de toutes les expériences ultérieures en commençant par l’événement politique exemplaire et hautement symbolique, l’indépendance de l’Algérie, le 05 juillet 1962.

Cette génération, qui a vécu dix ans durant la période coloniale et soixante ans après l’indépendance ressemble à un «extrait d’un parfum rare» dont les senteurs vont brusquement disparaître. Cependant, le «bon grain doit être séparé de l’ivraie».

Il ne s’agit pas ici de décrire la situation socioprofessionnelle des enseignants-chercheurs «majoritaires» pour reprendre la fameuse observation de l’éminent sociologue, le regretté défunt Djamel Guerid, qui ont trahi leurs missions initiales, violé les règles de l’éthique et de la déontologie, qui se trouvent par infraction dans ces espaces de connaissances, les opportunistes, les castrateurs des âmes des étudiants, les briseurs de carrières et les «dévitaliseurs» des institutions, mais plutôt de rendre un vibrant hommage à ces aînés humbles qui sont restés, malgré tout, dans l’éthique de la cohérence, dans leur vocation et dans l’amour du métier, loin des privilèges, des prestiges et de l’opportunisme.

Ceux, le peu, qui ont honoré dignement l’Algérie et l’institution universitaire. Ceux qui ont tenté d’appartenir consciemment à un moment historico-social en voulant fonder quelques choses pour l’Algérie qui vient de sortir des jougs du colonialisme dévastateur des temps dit modernes. Cette catégorie mise officiellement à la retraite touche des enseignants universitaires qui ont construit leurs parcours et trajectoires scolaires et professionnels dans l’espoir et les désillusions.

Chacun/ chacune est porteur dans sa profondeur d’un vécu, d’une histoire et des histoires refoulées, sujettes d’un exil intérieur, face à des temps dures, porteurs de contradictions profondes, héritières du passé colonial, dont les positions et l’engagement se trouvent heurter et contrarier, pour certains, juste après l’indépendance.

Les contradictions et les positions se radicalisent avec l’avènement de l’option développementaliste. Cette génération mise officiellement en retraire témoin de cette histoire nationale post-indépendance qui a donné naissance à un débat intellectuel très riche, mais qui a fini par être perverti. C’est un moment qu’on qualifie «d’âge des illusions et des volontarismes (1962-1980» (K. Khaled, intellectuels algériens.

Exode et formes d’engagement), mais aussi comme des moments intenses, «moment des indépendances comme moment développementaliste et tiers-mondiste, comme moment à la fois qui a été comme continuité du nationalisme, mais qui était au même temps un moment qui annonce quelque chose d’autres qui va avorter. Des Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Malek Bennabi, Mohamed Dib, etc. des noms apparaissaient à ce moment-là qui fait un peu cette transition.

Le débat qui démarre dès les années 1960 se fige et se fossilise pour donner par la suite à ce qu’on appelle la desinstitutionnalisation et la régression du débat intellectuel» (A. Kadri). Comme moment de frustrations mais aussi des aspirations porteuses, malgré tout, de sentiments de fiertés d’une Algérie qui a gagné, avec un prix fort, la guerre contre une puissance de l’OTAN. Cette génération née dans la grande frustration a été politiquement engagée pour une Algérie meilleure, solidaire et progressiste.

C’est cette génération, dont la majorité, composée à cette époque par des jeunes bacheliers, va vivre la réforme de l’enseignement supérieur dès 1971 après avoir vécu leur cursus scolaire français et son héritage qui a duré jusqu’à 1971, période de la réforme de l’enseignement supérieur, lancé à l’époque par le défunt Mohamed Seddik Benyahia.

Pour cette génération d’élites et pour l’ensemble des Algériens, les «sixties» et les «seventies», les années 1960 et les années 1970 ont été dans leurs représentations, des années d’or, concentrées autour de la Fac centrale d’Alger. Cette institution hautement symbolique, crée en 1909, a été porteuse à la fois des contradictions coloniales dont la fonction sélective d’accès au système d’enseignement imposée aux algériens et au même temps elle a pu faire naître un mouvement anticolonialiste, composé d’algériens et d’européens-français. Certains l’ont coûté par leur vie, dont Maurice Audin…

Simple calcule et efforts d’imagination. Les enseignants-chercheurs qui ont atteint les soixante-dix ans en 2022, concernés par cette décision politique sont supposés être nés en 1952. En 1962, ils devraient avoir 10 ans, censés être appartenir déjà à la population scolarisable en 1958-59, c’est dire durant la période coloniale.

Or, on sait pertinemment que les fonctions du système éducatif colonialiste ont été sélectives, exclusives et assimilationnistes dont la quasi majorité des algériens, les «autochtones» n’avaient pas accès à cette école française assimilationniste. Cela dit, il s’agit d’une génération qui a été formée dans la douleur mais dans des standards internationaux.

Dans d’autres situations, malgré l’existence d’autres institutions scolaires parallèles, durant la période coloniale, sous forme d’acteurs constituants le champ éducatif, dont les Medersas, les zaouias, les écoles coraniques… le taux d’alphabétisation des algérien en âge scolaire a été minime, cumulatif, durant les 132 ans de colonisation extrêmement violente contre les Algériens.

L’investissement scolaire de cette génération, les «chanceux-rescapés» du système colonial a été, dans leurs représentations sociales, incorporés comme une extrême violence interne, vécu comme un défi qui s’inscrivait dans un système anthropologique d’antan, l’honneur «ennif». Atteindre le certificat d’étude a été déjà un double prestige, scolaire et social. Scolaire vu les conditions socio-économico-culturelles très défavorables des familles algériennes.

Prestige social, car la réussite scolaire a été synonyme de réussite sociale. Elle est porteuse de distinction familiale et du prestige social. Elle est source de la reconfiguration des hiérarchies sociales, porteuses de mutations et de nouvelles trajectoires socio-économiques inter/intrafamiliales. Les rapports à l’école et aux savoirs ont été exemplaires. El mouâlîm et el ousstadh ou cheikh ont été presque «sacralisés».

L’éducation a été l’une des priorités de l’Etat algérien. L’engagement et le volontariat ont pris corps dans la société, pour se transformer en «mode citoyen» porteur des aspirations dont leurs niveaux d’expectation ont été pervertis, vu la forme hégémonique de la raison d’Etat qui a pris un caractère structurel. C’est ce même caractère structurel de la gestion de la société et de l’université qui ne va pas tarder à avorter toutes les alternatives citoyennes ultérieures, mettant toute la société dont l’université dans des inerties mortifères.

Ces alternatives bloquées, dont l’autonomie de l’université avait des conséquences désastreuses par la suite dans l’émergence des mouvements migratoires des compétences professionnelles et des élites intellectuelles dès les années quatre-vingt. Le processus politique d’arabisation a mis cette génération notamment les francophones dans une posture de castration mentale et de violence psychologique douloureuses, vu son caractère revanchardes, loin de sa substance pédagogique et didactique. Les années quatre-vingt-dix vont accélérer ces fractures idéologique et linguistiques.

Des rythmes migratoires des universitaires vont s’amplifier avec l’avènement du terrorisme. Durant cette époque, moment fondateur de ruptures, qui restent inachevées, d’autres, parmi cette génération, ont résisté et resté, pour diverses raisons, en Algérie au détriment de leur vie. Certains, parmi cette génération, ont été assassinés. Durant cette époque, cette génération avait la quarantaine ; un bel âge, porteur des maturités, politique, intellectuelle et professionnelle, etc. Les nombreux intellectuels assassinés ont été des quadragénaires. Pendant cette décennie, cette génération a été scindée en deux sous-groupes ; les exilés de l’extérieur et les exilés de l’intérieur. Les exils sont visibles.

Au-delà du chiffre avancé brutalement et sans compter les morts, les exilés de l’extérieur et la marginalisation des exilés de l’intérieur, l’Algérie contemporaine reste la grande perdante en termes de sa meilleure «matière grise» ; celle qui sculpte les consciences et assure le développement durable d’un pays qui vient de très loin. Avec le départ forcé de cette génération exceptionnelle à la retraire et la fuite de certains enseignants-chercheurs dont les hospitalo-universitaires vers d’autres pays plus attractifs, la reproduction, de qualité, du corps enseignants-chercheurs est profondément problématique.

Ainsi, les conséquences de cette problématique viennent alimenter davantage «l’âge des confusions» (K. Khaled, Don et dette chez les intelligentsias), comme moment fondateur, dès les deux dernières décennies. Karim Khaled

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