Arnaud Churin. comédien, met en scène «Le Cadavre encerclé» : «Le texte puissant et poétique de Kateb affirme toute son universalité»

17/10/2024 mis à jour: 04:02
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Pour paraphraser Tahar Ouettar, les martyrs étaient de retour sur scène, à Alençon, au Centre culturel algérien de Paris et aujourd’hui à Bagnolet (à L’échangeur, jusqu’au 19 octobre), par le biais de Kateb Yacine dont le comédien, Arnaud Churin, de la troupe La Sirène Tubiste, a monté «Le Cadavre encerclé», première pièce en 1954 de l’écrivain algérien qui figurera plus tard avec deux autres textes dans l’ouvrage «Le cercle des représailles». Alors qu’on commémore le 63e anniversaire de la répression du 17 octobre 1961, «Le Cadavre encerclé» nous fait remonter aux sources de la Révolution. 

Outre sa dimension artistique éminente, ce texte résonne aujourd’hui, 70 ans après le déclenchement de la lutte armée en Algérie, comme un documentaire sur le feu qui couvait au sein du peuple algérien après les massacres du 8 Mai 1945 et qui jaillirait en flots irrépressibles le 1er Novembre 1954. Ayant vécu dans sa chair le 8 mai 1945, Kateb Yacine crée un personnage qui est comme son double, Lakhdar, militant indépendantiste, qui gît dans la rue, et se fait le porte-parole des autres morts. Comme des fantômes, des figures gravitent autour de lui : des camarades, ses ancêtres, et surtout Nedjma, son grand amour. Soutenu par l’omniprésence de la musique, le texte puissant et poétique de Kateb affirme toute son humanité et son universalité. Pour le metteur en scène, «de part et d’autre de la Méditerranée, nous cherchons des récits capables d’éclairer les déchirements de cette histoire commune. Ceux de Kateb Yacine en sont, d’où la nécessité … de monter cette pièce, pour porter haut ces mots trop peu diffusés en France». Il a bien voulu aller plus loin pour El Watan. 

 

Pourquoi avoir choisi de monter cette pièce en cet automne 2024 alors qu’on célèbre le 70e anniversaire du déclenchement de la Révolution algérienne le 1er Novembre 1954. 

C’est un hasard… Nous sommes accueillis dans les théâtres quand ils le décident eux. Et c’est à cette période que nous avons eu l’opportunité de créer ce spectacle mais ça n’a pas de rapport. Par contre, la pièce de Kateb Yacine paraît dans la revue Esprit en décembre 1954 !!! 

C’est aussi, à un mois près, le 70e anniversaire du Cadavre encerclé. Et c’est cela qui est étonnant, cette pièce ne parle pas de la guerre d’indépendance, elle la devance, l’annonce. C’est ce qui en fait sa dimension universelle elle ne se réduit pas à un pays, à une époque mais nous parle de la brutalité, de la violence de la colonisation et du courage qu’il faut à celles et ceux qui décident de se libérer, de s’émanciper d’un pouvoir tyrannique et arbitraire comme celui d’une puissance coloniale. 


En tant que metteur en scène et comédien, comment entre-t-on dans Le cadavre encerclé, par la force du verbe ou celle du geste ? 


Incontestablement, le premier choc que l’on reçoit quand on lit Kateb Yacine, c’est sa langue. C’est une chose très singulière et que les lecteurs et lectrices de Kateb Yacine chérissent plus que tout. Il pousse la phrase française pour qu’elle tourne autour de nous. Et petit à petit Kateb nous gagne par la langue et on se sent comme relié aux autres qui l’écoutent et qui l’aiment.  Je ris moi même de ma formulation car on dirait que je suis pris par les sorts d’un magicien, mais je crois que cela raconte bien l’expérience inédite que propose Kateb Yacine. Et je suis sûr que vos lecteurs qui le connaissent comprennent ce que j’en dis là… Et après, tout le travail pour nous, a été de «rendre» cette langue. D’essayer de la déplier pour le spectateur et surtout pas d’en faire une explication ou de lui faire dire quelque chose absolument, un message ou autre. Non, cette pièce est très précise mais Kateb Yacine s’applique à ne pas la laisser s’enfermer dans du théâtre didactique ou uniquement poétique ou politique. C’est tout cela en même temps. 


Quelle quintessence reste-t-il de la fulgurance et du foisonnement de l’écriture de Kateb Yacine alors plongé corps et âme dans une histoire violente en train de se faire ? 

Tout cela est intact. C’est cela qui est la marque des très grands auteurs : nous faire entendre mieux le tumulte de nos vies. Le cadavre Encerclé nous raconte le déchirement entre l’amour et la révolution. Le personnage de Lakhdar doit renoncer à son amour, à sa famille, à ses amis pour mener à bien son destin révolutionnaire. En ce sens il décrit magnifiquement ce que c’est d’être un ou une résistante encore aujourd’hui. C’est renoncer à tout afin d’aller jusqu’au bout y compris au péril de sa vie. On sent que pour Kateb, dont le personnage Lakhdar est sans doute un peu le double, la détermination est immense. C’est l’éternité de Lakhdar et à travers lui celle du combattant pour sa terre, pour ses droits, qui est ici proposé, une sorte de héros… Et puis l’écriture de Kateb Yacine reste unique c’est notre héritage, ce qu’il a légué à tous les francophones c’est ce style inimitable et effervescent. 


La pièce a régulièrement été jouée depuis la fin de la Guerre d’Algérie, en France, en Algérie et ailleurs. Qu’est-ce qui explique, selon vous, la pertinence toujours actuelle de ce texte ? 


Malheureusement, en France la pièce a été très peu jouée. Il y a quelques tentatives mais on peine à inscrire, sur nos scènes, Kateb Yacine comme un auteur majeur de la langue française. Ce qui fait la pertinence de ce texte c’est qu’il nous plonge dans une histoire (celle de nos parents pour les gens de ma génération) qui ne nous a jamais été racontée. Et qu’elle proclame que l’humain est indestructible. Toutes les tentatives d’écrasement de l’Autre sont stériles. Car les enfants de ceux qui ont été écrasés se relèvent et reprennent le combat des ancêtres. Il ne s’agit pas de vengeance mais d’une avancée inéluctable vers l’émancipation qui doit être notre seul horizon à toutes et tous : se libérer de ce qui veut nous rendre petit, illégitime dans notre propre vie, dans nos propres pays. C’est cela qui parle encore et qui parlera toujours dans cette pièce. 


Vous serez sur scène et en débat, le 17 octobre, jour anniversaire des 63 ans du massacre des manifestants algériens à Paris. Que reste-t-il de cet événement aujourd’hui ? 

Là aussi c’est une heureuse coïncidence. En effet le 17 octobre nous aurons beaucoup d’élèves d’un lycée de Bagnolet dans la salle. Et puis nous échangerons autour de la pièce et des événements historiques qui sont aussi l’histoire de la France. L’Algérie et la France sont deux pays dont les histoires se mêlent. Nous sommes tellement liés les uns aux autres. L’impérialisme français a été d’une violence abominable (pas seulement en Algérie) et il faut regarder en face cette histoire et ces violences inouïes comme celle du 17 octobre 1961. Revisiter ces épisodes violents, comme la répression sanglante qui débute le 8 mai 1945 dans la région de Sétif c’est se donner la possibilité de vivre ensemble. Un peuple sans histoire est condamné à la violence, nous dit Kateb Yacine. 


La pièce tournera-t-elle en d’autres lieux ? 

Pour l’instant nous n’en savons rien. Mais nous avons au moins le bonheur de faire découvrir cette langue si merveilleuse à tout un tas de gens qui l’ignorait jusque là. 
 

Propos recueillis par Walid Mebarek

 

 

 

 

Le 17-Octobre-1961, 63 ans après 

Cette pièce de Kateb Yacine vibre d’un écho particulier alors que ce 17 octobre, décrétée journée nationale de l’émigration, l’Algérie se souviendra avec émotion des centaines de manifestants pacifiques assassinés par la police à Paris et d’autres grandes villes françaises en 1961. Plusieurs communes la commémorent désormais comme Paris, Lyon, Marseille, Grenoble, etc. Et dans leurs banlieues. La liste est trop longue pour être citée intégralement : Echirolles, Vaulx-en-Velin, Clichy, Saint-Denis, Valence… Bien que cette date, malgré une résolution de l’Assemblée nationale en mars dernier, n’est pas inscrite au nombre des dates officielles. Le Centre culturel algérien de Paris a organisé mercredi soir une soirée en hommage à Jean Luc Einaudi (1951 - 2014) avec la projection de «17 octobre 1961, dissimulation d’un massacre », un documentaire de Daniel Kupferstein, en présence du réalisateur. Ainsi que Fabrice Riceputi, président de l’association Les Ami.e.s de Jean Luc Einaudi, auteur de l’ouvrage «Ici on noya les Algériens» ; Patrick Karl, auteur de la pièce de théâtre «17 octobre 61, j’ai vu un chien» ; Cherif Cherfi, du Collectif 7 octobre 1961 Banlieue Nord/Ouest.  A Nanterre, l’hommage sera émouvant : dans la nuit du 17 octobre 1961, des centaines de manifestants algériens ont été battus à mort et jetés dans la Seine par la police de Maurice Papon. Nombreux parmi eux habitaient les bidonvilles de Nanterre. Rappelons enfin que lors des Jeux olympiques en juillet dernier, la délégation algérienne a jeté des roses dans le fleuve en hommage aux Algériens noyés dans la Seine... W. M

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