Argentine : L’ESMA, enfer de la dictature devenu lieu de mémoire «qui guérit»

21/09/2023 mis à jour: 20:26
AFP
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Un enfer devenu lieu de mémoire, poignant témoin qui interdit oubli, ou déni - Photo : D. R.

L’Ecole de mécanique de la Marine (ESMA) à Buenos Aires, inscrite mardi au Patrimoine mondial de l’Unesco, est le plus tristement célèbre centre de détention et de torture de la dictature argentine (1976-1983).

La Esma». Quatre lettres que chacun identifie immédiatement en Argentine, et qui renvoient à la période la plus sombre du pays, la dictature militaire qui laissa dans son sanglant sillage 30 000 tués ou disparus, selon l’estimation d’organisations de droits humains.

Environ 5 000 d’entre eux passèrent par ce «CCD», autre acronyme célèbre, un «centre de détention clandestin» comme l’Argentine en compta des centaines, de divers tailles et «rendement». Le plus souvent intégrés - cachés - dans une base, un site militaire, policier, mais aussi dans des bâtiments civils, usines, maisons...

L’Esma fut le plus «actif», est le plus connu. Ici on a torturé, frappé, battu à mort, on a maintenu de longs mois des détenus menottés, la tête recouverte d’une capuche.

Dans l’espoir de les voir dénoncer d’autres «subversifs». On a fait accoucher de jeunes détenues enceintes, dont les bébés furent remis à des familles «amies». Et chaque semaine - en général le mercredi- on extrayait des détenus auxquels on annonçait un «transfert» vers un autre camp. En réalité, un largage en mer depuis un avion, au large du Rio de La Plata, anesthésiés mais vivants, pour disparaître à jamais. Les «Vols de la Mort».

Ilot de terreur en pleine ville

L’horreur de l’Esma n’a d’égal que la douceur de son cadre, vaste parc arboré de cyprès, cèdres et frênes, dans un complexe de 16 hectares à Nunez, paisible banlieue de Buenos Aires. Un complexe où allaient et venaient chaque jour des centaines de militaires, civils aussi, à deux pas du «Mess des officiers», élégant pavillon en «U» de trois étages datant de 1928, légèrement à l’écart, où se jouait l’enfer. Ne restent que les pièces nues, mais rien ne manque à l’émotion qui étreint le visiteur. Dans le vaste hall, au mur de centaines de photos de disparus, dont la jeunesse vous fixe dans les yeux.

En parcourant le sous-sol, lieu des tortures, la minuscule pièce «d’accouchement», ou le 3e étage et grenier mansardés, «Capucha» et «Capuchita» (petite capuche), où étaient cloîtrés les détenus, chacun dans un cagibi avec matelas. «Je suis revenu 32 ans après.

J’ai demandé aux guides du musée de me laisser seul dans ‘’Capuchita’’, où je suis resté de 1978 à 1980», raconte à l’AFP Eduardo Giardino, un de ceux qui réchappa de l’Esma. «Je ressentais le besoin de m’allonger à nouveau par terre, de revivre ça, mais depuis un autre espace. Depuis la liberté.»

Cruelle aussi, la pensée de l’environnement de l’Esma, îlot de terreur en pleine ville, à l’insu de tous, où les détenus pouvaient entendre les bruits de la rue, les klaxons, les cloches des écoles, les clameurs au Stade Monumental - y compris en plein Mondial de football en 1978 -, à 2 km. «Me dire ‘’Je suis ici, mais au-dehors tout continue’’ fut une grande leçon de politique...», médite Eduardo Giardino, 68 ans.

Auprès de l’Unesco, l’Argentine a plaidé la valeur «universelle» de l’Esma, lieu où «a été commis un crime contre l’humanité», et «preuve incontestable d’un terrorisme d’Etat qui infligea une violence criminelle à la société dans son ensemble».

«Un témoin qui parle»

Car l’oubli, du moins l’effacement, menacèrent l’Esma. Carlos Menem, le président (péroniste, libéral) qui avait en 1989-90 décrété des amnisties hautement controversées pour crimes sous la dictature, voulut en 1998 démolir le «Mess» pour y édifier «un monument à la réconciliation et à l’union nationale». Une levée de boucliers, des recours en justice des Mères de la Place de Mai et familles de disparus l’en empêchèrent.

En 2004, son successeur Nestor Kirchner (péroniste, gauche) sous lequel les amnisties venaient d’être abrogé, annonça la transformation de l’Esma en Musée de la Mémoire. Bientôt les procès de la dictature allaient rouvrir, avec 1 159 condamnés à ce jour, 366 procédures toujours en cours.

Chaque année quelque 150 000 personnes visitent l’Esma : écoliers, Argentins, touristes... Une fois par mois, un ex-détenu intervient lors de la visite guidée, témoin posé et précis, sans colère.

Dans l’assistance, on retient son souffle. «Avoir survécu à l’Esma, c’est avoir de la chance, et témoigner est essentiel», estime Ricardo Coquet, 70 ans, ex-détenu qui souligne à l’AFP l’importance de l’inscription au patrimoine. Car «le bâtiment lui aussi est un témoin, qui parle. Le parcourir fait mal, mais guérit aussi car il rend impossible de déformer l’histoire».


 

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