Approche technico-sémiotique de la pièce théâtrale El Boughi : Une ode à l’amour

14/05/2023 mis à jour: 15:59
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La littérature universelle nous apprend à travers les cultures des peuples que les thèmes d’amour sont des légendes transmises à travers les générations. Ces récits, comme ceux de Roméo et Juliette, Kais et Leila, Tristan et Iseult et Antar et Abla, se terminent parfois de façon dramatique. 

La ville de Constantine n’est pas en reste. Elle a connu pas mal de légendes de ce genre telle que El Boughi. Une histoire d’amour qui remonte au milieu du XIXe siècle. Elle relate une passion qui lie deux jeunes gens, Djaballah et Nedjma. Ce couple légendaire s’aime prudemment, mais il connaît un destin tragique. Une fin popularisée grâce à la chanson El Boughi et qui symbolise une ode à l’amour, inspirée d’un ancien événement annuel à caractère humanitaire envers les infortunés de la ville, El Boughia est un acte de charité où les femmes des familles riches doivent mendier afin de collecter de l’argent pour les pauvres. 

Durant cette initiative, Saad Djaballah fait la connaissance de Nedjma, et c’est le coup de foudre. Entre mythe et réalité, il en ressort une représentation du chronotope de l’amour. Cette impossibilité amoureuse que nous allons disserter, suscite une réflexion à partir d’une représentation théâtrale El Boughi, donnée au mois d’avril 2003 au Théâtre régional de Constantine. A travers ses quatre actes et vingt-neuf scènes, interprétés sur une durée de cent cinq minutes, se profile l’épisode amoureux du romanesque le plus traditionnel entre le poète, Saâd Djaballah et la belle Nedjma, dans le cadre des arcanes de la Médina de Constantine, cité trois fois millénaire issue d’une ethnie hétéroclite. Dans ses rues au pavé bien battu, avec ses quartiers de métiers, ses souks et ses fondouks devenus des relais pour la préservation du chant citadin, et au milieu de ce microcosme social, on trouve la maison arabe de Nedjma, le lieu de notre histoire.

Le récit entre scénographie, texte et mise en scène 

Pour répondre aux besoins de cette pièce en matière scénique, le scénographe Abdellah Boucenna a opté pour un espace tridimensionnel non re-matérialisé. Le décor ne va pas se déployer ou subir des manipulations à chaque acte et scène. D’ailleurs, pour préserver les notions de lieu et de localité, il a su faire adapter une scénographie fidèle aux traditions, stylisée, illustrant en partie «wast eddar», le patio de la maison avec des arcades pouvant être utilisées même pour l’extérieur,  la rue, tout en offrant un effet de profondeur de la scène par illusion optique. Entre la série d’arcades, on trouve des escaliers qui peuvent être utilisés comme gradins pour les diverses scènes de la pièce, avec comme fond, un écran géant symbolisant le royaume des cieux avec sa couleur bleue, sur le toit du patio. 

D’ailleurs, c’est l’unique ouverture extérieure de la maison arabe. D’autres éléments trouvent leur place parmi le décor comme les prestigieux costumes et accessoires d’antan. Pour le texte, il a été adapté par Yahia Boulekroun, d’après un poème populaire épique et courtois, El Boughi, (Belbghia takoua ghourami) avec des textes inclus comme celui de : Mohammed Ben M’saïb, et revisité à travers ses poèmes, Kais Ibn El Moulaouaa (Madjnoun Leila) et du patrimoine, Mouachah, Zadjel et Mahdjouz, racontant l’histoire fabuleuse El Boughi. La mise en scène a été confiée au dramaturge Hassen Boubrioua qui a pu faire le lien entre la culture orale ancestrale et l’écrit. Cette légende nous permet l’installation d’un espace d’investigation qui nous ouvre une réflexion autour des pratiques qui structurent la vie socioculturelle de la société constantinoise de l’époque.

La Bya et les autres

Après les trois coups du brigadier, le rideau s’ouvre sur une fête dans un espace intime wast eddar (le patio), d’une maison arabe. Du côté des femmes, la fête est propice aux rencontres dans un lieu de mémoire familiale, culturelle et identitaire. Cet espace nous permet d’ouvrir le corpus d’analyse d’un lieu actanciel prenant appui sur les images dès la première scène, provoquant des sensations avec des symboles porteurs de profondes couches signifiantes, que ce soit par le texte, la gestualité, la mimique et le décor. En articulant dramaturgie et scénographie, la pièce reproduit à travers son fil rouge la réalité socio historique. 

Elle nous présente d’abord la plupart des personnages de cette prestigieuse histoire dans un espace scénique renvoyant à une pluralité de significations, par la culture orale, les repères culturels, la diversité ethnique, linguistique et à la pratique vestimentaire qui trouvent un puissant relais dans l’histoire. L’épisode dramatique est géré dans la maison de Nedjma par La Bya. Ce rôle est incarné par la comédienne Nadia Talbi. 

Détentrice de la mémoire collective, avec ses petites filles Nedjma et Z’hor qui préparent la fête tout en partageant des opinions préconçues envers les hommes avant d’être mariées. Tout le monde met la main à la pâte même la juive H’baika qui donne ses conseils sur la façon de préserver le travail artisanal d’une manière exceptionnelle. D’autre part, pour illustrer aux spectateurs les significations consensuelles dans une société préservatrice de traditions ancestrales. Au même moment, discrètement H’baika remet une lettre destinée à Nedjma, des nouvelles de son bien-aimé. Du côté des hommes, tout un protocole leur est destiné. Lorsqu’ils veulent se frayer un chemin dans le patio pour se rendre dans leurs appartements avec comme mot de passe «ettriq» qui veut dire «libérez la route». A cette époque, l’homme était considéré comme le gardien de l’ordre social. 

Le gage d’amour

On quitte la maison de Nedjma pour voir comment ses cousins Maamar et Zouaoui passent leur temps dans un jardin avec Djaballah. Ils chantent et passent des moments conviviaux tout en parlant d’amour. Sur ce sujet, Djaballah est timide. Il ne veut pas dévoiler son secret intime qui le relie à Nedjma, devant ses cousins. Mais la vantardise s’installe. Chacun est prié d’exhiber comme gage d’amour la mèche de cheveux de sa bien-aimée. Ce contexte ne permet pas à Djaballah de trahir son secret. D’ailleurs, il n’a même pas pensé à demander auprès de Nedjma ce gage d’amour. 

Touché dans son amour-propre, il se rend chez elle dans la nuit. «Acceptes-tu de m’offrir le gage qui doit me combler ?» Celle-ci comprend vite qu’il a été humilié et lui remet une mèche ornée de perles comme témoignage de sa fidélité. «Rien ne conviendrait mieux, dit-elle, qu’une mèche de mes cheveux ! Prends-là et vas la monter avec fierté à tout amoureux». Malheureusement, Djaballah retrouve ses camarades qui auront raison de sa résistance à divulguer ce qu’il a de plus cher dans son cœur. Nedjma, le nom est prononcé. L’honneur de sa famille est atteint. Il est menacé par les cousins de Nedjma. Il n’a plus qu’à quitter la ville et disparaître à jamais. A ce stade, la situation ou l’action dramatique par son motif est canalisée par cet axe du conflit entre la famille de Nedjma et Djaballah.

H’chaichi, entre passion et poésie

Après cet événement, Djaballah s’exile auprès des h’chaichi où il trouve un autre contenu poétique de l’histoire. Généralement, les h’chaichi sont des fumeurs de kif. Ils sont connus par leur attachement à la nature tout en éprouvant de l’affection aux poèmes et au genre musical majeur typiquement constantinois le zédjel. Les trois h’chaichi abordent une conversation sur des oiseaux. 

A ce stade, l’analyse du discours dramatique par son niveau didascalique comporte un champ lexical approprié. Les hchaichi emploient des flagorneries envers les oiseaux avec comme figure de styles la métaphore pour illustrer la bonne humeur et le côté joueur des oiseaux «h’saini et ghrabaai»,  pour insinuer que l’oiseau chante bien et sans arrêt. Sur un autre registre, ce sont des artistes qui cultivent et perpétuent l’art du zédjel (propre à l’école de Constantine), embaumé de la poésie postclassique arabe et interprètent des thèmes qui ont trait à la nature. 

C’est un spectacle vivant, avec une empreinte locale qui présente une lecture de certaines didascalies ou les h’chaichi accompagnent le chanteur, en faisant des gestes tel que rouler les mains en un demi-cercle tout en les claquant «khmassa», par rapport au rythme, au fur et à mesure que le tempo s’accélère. Une fresque esquissée par des professionnels tels Abdelhamid Habbati, Khellil Bouzahzeh, Karim Boudechiche et Abdellah Hamlaoui, ainsi que le chanteur Larbi Ghazel, sans oublier, leur serviteur H’maïda. Durant trois années, Djaballah garde toujours ses distances avec les h’chaichi. Il est discret, peu bavard. Mais un jour, il leur révèle son dernier rêve. A ce moment, un discours poétique s’engage dans ce petit groupe. Ils se remémorent d’autres histoires par la dialectique de l’amour. Ils utilisent des références mythiques pour évoquer des poèmes comme celui de Qays Ibn Al Moulawaa (Madjnoun Leila). Cette performance incarne la mémoire d’un lieu comme d’autres à travers l’Algérie, qui regorge  pas mal de récits similaires dans son histoire comme  celui de Hiziya et Said. A ce moment, Djaballah ne sait pas que son destin est entre ses mains. Un messager vient lui remettre une lettre de Nedjma, lui demandant de rentrer à Constantine pour chanter à son mariage. Ses amis essaient de l’en dissuader, mais Djaballah ne l’entendait pas de cette oreille.

Le destin

A quelques jours de sa fête, Nedjma veut surmonter ses doutes. Voilée par sa m’laya pour ne pas être reconnue et accompagnée de La Bya, elle se rend discrètement dans le noir chez la voyante (chouawafa) Tourkia. Cette séance de divination prévoit une affliction sévère pour le couple amoureux. Djaballah à son tour savait qu’il vivait les derniers instants de sa vie, malgré les mises en garde de ses amis. Pour mener cette histoire d’amour à son terme, Saad Djaballah se rend tout de même à la maison de Nedjma où la fête se déroule dans une atmosphère tendue. Heureusement, l’orchestre ramène le silence par un istikhbar instrumental (mode rahaoui), suivi par Djaballah (Zidane sur le raml). Par les vers de son poème, il révèle  son amour pour sa bien-aimée par un poème d’une manière raffinée. 

Nedjma ya Nedjma à partir de ce moment tu ne peux m’en vouloir
Je suis venu te voir malgré les risques et les tourments, 
Au revoir, mon bel amour, au revoir à celle à qui j’ai fait tant de torts. 
Ceci est mon dernier…

Stupéfaction, la famille de Nedjma frustrée, elle n’admet pas cette humiliation. Maamar et Zouaoui se jettent sur Djaballah pour venger leur honneur. Ils lui assènent un coup mortel mettant fin à cette belle histoire d’amour. «Quand le destin s’en mêle, il ne sert à rien de lutter…».
Par cette histoire, les comédiens ont réussi à faire appréhender au public le riche patrimoine culturel algérien par la charge discursive que leur confie l’énonciation globale du texte.

Par Mohamed Ghernaout
Enseignant et auteur d’ouvrages sur le théâtre algérien

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