Andzongo Menyeng Blaise Pascal. Consultant et formateur en éducation des médias : «La désinformation fragilise les démocraties émergentes»

06/11/2023 mis à jour: 07:16
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Andzongo Menyeng Blaise Pascal

Andzongo Menyeng Blaise Pascal est consultant et formateur en éducation aux médias et à l’information (EMI) au Cameroun, et spécialisé dans la lutte contre la désinformation et les discours de haine depuis 2017. Il est le représentant Afrique de l’Alliance de l’Unesco pour l’EMI et directeur exécutif de l’Association camerounaise d’éducation aux médias (EDUK-Media) et du Centre régional d’éducation aux médias (Cremi).

 

 

Propos recueillis par Rima Rouibi (*)

 

 

-Selon le rapport de la Kofi Annan Fondation publié en janvier 2022, les pays du Sud sont une véritable cible, voire constituent un terrain fertile, à la propagation de l’infox, pourquoi selon vous ?

La désinformation est l’un des fléaux qui fragilisent les démocraties émergentes en ce sens, les pays africains sont des candidats privilégiés pour tomber dans le piège des stratégies de manipulation tant internes que celles venant de l’extérieur. Les raisons qu’évoquent les spécialistes sont nombreuses. Au premier rang, on trouve l’accès limité à l’information de qualité. Cela peut se justifier non seulement par la fracture numérique qui ne permet pas à toutes les couches d’avoir un accès à l’information, mais également parce que la paupérisation de certains médias les rend vulnérable aux influences des politiciens ou de ceux qui les financent. Un autre défi reste la faible alphabétisation médiatique dont les indices sont la rareté de programmes éducatifs et de formation spécifiques en matière d’éducation aux médias et à l’information. On pourra ajouter les barrières linguistiques et culturelles qui peuvent limiter l’accès aux informations de qualité, mais aussi l’usage intensif des réseaux sociaux comme principaux moyens d’avoir accès à l’information. Tous ces facteurs associés à certains contextes socio-politique et sécuritaire fragiles contribuent à expliquer pourquoi les pays du Sud sont particulièrement vulnérables à la manipulation.

 

-Pensez-vous que les sociétés des pays du Sud, à l’instar des pays d’Afrique, manquent de ce qu’on appelle la réflexion critique ce qui les rend plus vulnérables à l’infox ?

Il serait trop réducteur de dire que les pays du Sud manquent de réflexion critique et que c’est cela qui les rend vulnérables à l’infox. Il est déjà important de rappeler que la désinformation est un problème mondial qui ne s’applique pas seulement en Afrique. Certains pays avec un niveau d’éducation très élevé, comme les Etats-Unis ou l’Angleterre, ont fait l’objet de grandes campagnes de désinformation, qui ont influencé les élections présidentielles de 2016 pour les USA et celle de la sortie de l’Union européenne pour l’Angleterre. Il est vrai que les pays du Sud et l’Afrique en particulier font face à des défis en matière d’éducation et de formation, ce qui peut avoir un impact sur la capacité de leurs citoyens à évaluer de manière critique les informations et à détecter les tentatives de manipulations. Mais la propagation de la désinformation est un problème mondial qui nécessite une approche globale et des efforts concertés pour promouvoir l’éducation aux médias et à l’information, la vérification des faits, quel que soit le contexte géographique.

 

-L’ONU dénonce le discours haineux, certains usagers de la blogosphère ne savent pas faire la différence entre liberté d’expression et les limites du discours. Selon vous, quelles sont les caractéristiques d’un discours de haine ?
 

Les discours de haine sont des discours qui visent à attaquer, à discriminer ou à inciter à la violence contre un individu ou un groupe en raison de leur appartenance à une race, une religion, une idéologie ou nationalité… Ces discours de nature stigmatisant et déshumanisant sont généralement répétitifs, diffusés à grande échelle pour amplifier leur impact. Ils utilisent des termes violents pour appeler à des actions violentes contre un individu ou un groupe. La liberté d’expression par contre est un droit fondamental qui donne l’occasion d’exprimer ses idées et opinions sans crainte et à travers toutes les voies de communication. Mais elle doit être exercée dans le respect des limites légales et éthiques.
 

-Pouvez-vous citer des cas de discours de haine au Cameroun ?

Le Cameroun, comme dans la plupart des pays du monde, fait face au discours de haine. La spécificité du problème vient non seulement de très forte multiplicité ethnique et culturelle (on retrouve plus de 250 ethnies au Cameroun), mais aussi des problèmes socio-politiques et sécuritaires qui s’aggravent depuis 2016. Si on veut répertorier les discours haineux au Cameroun, on aura dans un premier temps, les discours tribalistes, les discours haineux liés à l’appartenance à des partis politiques, des discours sexistes, les discours religieux. Les discours tribalistes semblent les plus en vue, car ils ont une propension à diviser les Camerounais en fonction de leur appartenance ethnique et régionale. C’est ce qu’on retrouve surtout dans la crise anglophone, où certains discours ont créé des clivages entre francophones et anglophones au point d’entraîner une guerre de sécession qui n’est pas encore sur le point de s’achever.

 

-Vous travaillez sur l’éducation aux médias au Cameroun. Comment pourriez-vous juger la place de l’EMI au Cameroun et en Afrique ?

L’éducation aux médias et à l’information (EMI) est un domaine en plein développement au Cameroun et en Afrique. Elle est fondamentale si on veut bâtir des citoyens actifs et des sociétés démocratiques. De nombreux mais lents progrès sont actuellement réalisés dans le domaine de la sensibilisation à l’EMI, mais il reste beaucoup à faire pour renforcer les compétences en matière d’EMI. Au Cameroun, des initiatives ont été lancées pour promouvoir ce nouveau domaine, notamment par la société civile avec notre association EDUK-MEDIA qui militons depuis des années auprès des autorités pour que l’EMI soit inscrite dans les programmes scolaires afin qu’elle soit largement diffusée auprès de la population. Cependant, les initiatives sont souvent limitées à cause de l’absence de financement et de volonté politique. En Afrique, l’EMI est de plus en plus reconnue comme un élément-clé de la démocratie et de la participation citoyenne. 
 

Des initiatives sont lancées depuis plusieurs années dans plusieurs pays pour renforcer les compétences d’esprit critique des citoyens, notamment par le biais de programmes éducatifs, de formation des journalistes, des campagnes de sensibilisation et de mise sur pied de cellules de factchecking. Cependant, il reste des défis à relever pour la renforcer en Afrique notamment en termes de financement, de coordination et de mise en œuvre efficace des initiatives existantes. Il est important de continuer de promouvoir l’EMI en tant que compétence-clé pour les citoyens et les professionnels des médias, afin de renforcer la résilience face à la désinformation et de promouvoir une participation citoyenne, active et éclairée.

 

(*) Enseignante-chercheure à l’ENSJSI, Alger

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