Yacine Teguia. Producteur : «Rester à la marge, nous convient, ce qui nous laisse libres de tous nos choix, tant esthétiques, financiers que commerciaux» (1re partie)

27/08/2023 mis à jour: 03:07
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Photo : D. R.

- Est-il toujours aussi difficile de faire un film en Algérie ?

Quelle que soit l’activité que l’on mène en Algérie, il faut surmonter d’énormes difficultés. Le cinéma, comme la presse dont vous connaissez l’état, n’y échappe pas. Surtout en ce moment où le sentiment domine que le pouvoir veut décourager toute initiative dans n’importe quel secteur. Il faut bien comprendre que l’état du cinéma algérien, comme celui de toute l’économie nationale, est en rapport direct avec cette forme de néolibéralisme adossé à la rente qui constitue l’orientation générale du pouvoir depuis des décennies, qu’elle fût déclarée ou rampante.

On a liquidé le secteur public, qui était pourtant à l’origine d’une production reconnue et de quelques prix internationaux qui font encore la gloire du cinéma algérien. Depuis, toute la profession est sans statut puisque rien n’est venu remplacer le statut de la fonction publique.

On a abandonné le parc de salles publiques de cinéma aux prédateurs de toutes sortes et on a ouvert quelques maigres salles privées à Riadh El Feth à l’époque de Chadli Bendjedid pour masquer l’abandon qui était déjà bien entamé. Plus récemment, on a permis l’ouverture de deux multiplexes à Oran et Alger, en guise de feuille de vigne pour cacher le dénuement total du cinéma national que les blockbusters américains risquent de finir d’achever.

- Avec le recul et en tant que producteur de tous ses films, quel regard portez-vous sur l’œuvre de Tariq Teguia, qui termine actuellement son nouveau film ? Quelle est sa part du réel, quelle est sa place dans le cinéma algérien ?

D’abord, je dirai que malheureusement, comme pour beaucoup de cinéastes algériens, l’œuvre est réduite. Il est donc d’autant plus difficile d’en parler en tant que telle, même si elle a déjà fait l’objet d’un certain nombre de rétrospectives et d’études dans le monde.

Pas en Algérie faut-il, quand même le souligner. Mais, d’une certaine manière, rester à la marge nous convient, ce qui nous laisse libres de tous nos choix, tant esthétiques, financiers que commerciaux, avec ce que cela implique aussi comme difficultés. Si, pour Tariq et moi, la liberté est une exigence pour faire des films, un esprit d’artisan traverse aussi son cinéma.

Bien sûr parce que nos budgets restent modestes, mais également parce que c’est en mettant la main à la pâte que l’on peut mieux comprendre ce que l’on fait. C’est aussi avec ce qui manque et des bouts de chandelles que se font des films qui sont partis dans les plus grands festivals internationaux. Ils se fabriquent aussi avec le réel, le visible, et d’abord parce que nous ne savons pas faire comme Hollywood, reconstituer des lieux et des événements.

Tariq tourne tout en décor naturel et s'il doit filmer une manifestation,  alors, il filme une manifestation, c’est très rare qu’il en reconstitue une. Même si, comme cela a été le cas sur Gabbla, une scène d’émeute est parue tellement crédible à certains automobilistes sur une route isolée de Saïda qu’ils ont fait demi-tour et appelé la gendarmerie.

Mais un des enjeux au cinéma, c’est aussi de transcender, d’aller au-delà du réel. Je crois que Godard avait bien résumé cela avec sa formule: «J’espère que votre documentaire est une fiction.» Au final, un film c’est toujours un point de vue subjectif, c’est aussi pour cela que le cinéma de Tariq laisse beaucoup de place aux sens et aux sensations.
 

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