Yacine Teguia, producteur : «Les aspirations de la société sont incontournables, y compris dans le cinéma» (Dernière partie)

10/09/2023 mis à jour: 03:37
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Photo : D. R.

- L’avenir du cinéma en Algérie passe-t-il par les chaînes de télévision, la privatisation des salles de cinéma, les multiplexes ou les plateformes de streaming ?

C’est l’avenir marchand que veulent nous infliger les promoteurs du concept d’industries culturelles qui réduisent le cinéma à l’Entertainment. Un cinéma sans âme et internationalisé. Et dans leur projet il n’y a, à terme, aucune place pour l’État. Mais, sans lui, le cinéma algérien existerait-il ? Bien sûr la nature de l’État pose problème mais je reste confiant quant aux possibilités de changement, la situation actuelle ne peut pas perdurer.

Les aspirations de la société sont incontournables et elles poussent à la démocratisation dans tous les domaines, y compris dans le cinéma. Ce qui implique un rôle accru de l’État, mais un rôle différent. Il doit rendre plus accessible le cinéma, dans de bonnes conditions, car tout le monde n’a pas les moyens de payer un ticket à 800 DA pour aller voir un blockbuster américain dans un multiplexe. Bachir Hadj Ali, le poète et dirigeant du PCA et du PAGS, souhaitait «du pain et des roses» pour le peuple algérien.

Je viens d’apprendre que, selon la FAO, l’Algérie était maintenant classée au 18e rang des pays arabes, avec le Yémen, en matière de consommation de viande par habitant, soit 18 kg par an. C’est un indicateur de la régression. Il n’est pas inutile de constater que le recul en matière de nourriture s’est accompagné d’un recul en matière de culture.

C’est le résultat de plusieurs décennies de despotisme islamo-conservateur. Les Algériens doivent-ils continuer à pirater des chaînes de télévision pour pouvoir voir des films ? Doivent-ils les regarder sur leurs smartphones ou sur un écran géant ? On peut espérer que l’Etat fournisse les efforts nécessaires pour réhabiliter les centaines de salles à l’abandon et que les cinéclubs se multiplient pour discuter des films et donner à tous les clefs pour mieux les comprendre ?

Mais la démocratisation, c’est aussi permettre à plus de jeunes Algériens d’aller vers les métiers du cinéma, en offrant des formations et les moyens nécessaires pour qu’ils puissent un jour réaliser les films qui nous enthousiasmeront. Dans notre pays, combien de Ousmane Sembène, Akira Kurosawa ou Pier Paolo Pasolini n’ont jamais pu découvrir leur talent ?

Cet objectif de démocratisation tous azimuts du cinéma n’exclut pas les chaînes de télévision, les multiplexes ou les plateformes de streaming, il articule autrement leur rôle, le mieux étant dans une saine forme de partenariat public/privé, dans laquelle les actifs publics ne seraient pas dévalorisés pour poursuivre le parasitisme et la prédation.

Par exemple, pourquoi n’existerait-il pas un loueur de matériel public, alors que le matériel est vendu à Alger une fois et demi son prix à l’étranger (et au taux de change parallèle) ?! Pourquoi l’armée continue-t-elle à gérer les armes ou le matériel militaire qui sert dans les films de guerre ? Que deviennent les accessoires, décors et costumes qui servent dans les films d’époque ? Une entreprise publique qui louerait ce matériel, ne peut-elle pas être créée ? Ou est-ce une hérésie pour les nouveaux prophètes de la marchandisation de la culture ?

- Etes-vous confiant dans la nouvelle loi sur le cinéma qui va bientôt être adoptée ?

La nouvelle loi sur le cinéma mérite d’être qualifiée, comme la loi sur la presse, de code pénal bis. En dehors de la très vague ambition de promouvoir une industrie, là où il n’y a pas de marché, et peu de public et de professionnels, c’est un catalogue des peines encourues pour une série de délits, dont l’atteinte aux mystérieuses valeurs nationales qui ont justifié le retrait du film Barbie des écrans.

Cela prête à sourire qu’un pouvoir si peu vertueux puisse prétendre incarner des valeurs quelles qu’elles soient. Mais comme ces prétendues valeurs nationales semblent recouvrir tout et n’importe quoi, qu’elles sont élastiques, tous les blockbusters américains ont été retirés des salles, sans qu’on sache vraiment ce qu’il leur est reproché soudainement.

Pour mettre en confiance, le pouvoir aurait pu trouver mieux. Il semblerait qu’au ministère des Arts et de la Culture on ne sait d’ailleurs même pas d’où vient le projet de loi sur le cinéma, ce qui en dit long sur les conditions et les objectifs de sa rédaction. Voulant une fois de plus se donner le beau rôle, le président Tebboune a demandé sa relecture.

Mais il est à craindre que comme pour la loi sur l’exercice syndical et le droit de grève, nous assisterons à un passage en force. Dans chacun de ses actes, le pouvoir souligne l’absence abyssale de projet démocratique aussi bien au plan politique qu’au plan cinématographique.

Il ne peut donc vivre que des divisions dans la société et alimente en permanence cette dernière en polémiques, y compris autour de films, contrariant non seulement l’émergence d’une véritable opinion structurée, mais aussi les consensus nécessaires autour d’un projet de société porteur d’un Etat de droit démocratique.

La loi sur le cinéma n’a aucun rapport avec le cinéma, c’est juste un jalon dans une stratégie politique de pérennisation du système, une provocation visant, qui plus est, à faire diversion sur les véritables enjeux du cinéma liés à sa numérisation.

- La commission de l’ex-Fdatic (aujourd’hui Fndaticpal) vient de délibérer et accorder des aides pour un montant global de 63 milliards de centimes. Une réaction ?

Quelles considérations ont justifié les choix et les films retenus ? La ministre semble avoir donné des orientations en la matière et je ne sais pas si c’est son rôle. Mais, au final, elle semble insatisfaite de l’écho reçu après l’annonce des résultats, puisque la rumeur court que d’éventuels recours pourraient être étudiés.

Je sais par les réseaux sociaux que Traïdia a protesté contre le traitement de son projet de film intitulé Van Gogh et moi, qui aurait été approuvé par une première commission puis renvoyé (Pourquoi ? Comment ?) à une autre qui l’aurait rejeté. Les voies de Dieu sont impénétrables, dit-on. Avec le manque d’informations, la rumeur s’épanouit et nous en sommes réduits à des spéculations.

Ainsi, il se dit qu’un seul film, tiré d’un roman, aurait reçu pratiquement deux fois plus d’argent que l’ensemble des 12 longs métrages qui viennent d’obtenir une subvention.

Il est clair que nous avons un cinéma à deux vitesses, tandis que certains doivent se disputer de maigres ressources, d’autres heureux élus sont choisis sur des critères inconnus et se voient attribuer des moyens qui paraissent colossaux pour n’être vus pratiquement que par les derniers téléspectateurs de l’ENTV. Il est clair que l’allocation des ressources est loin d’être optimum si le critère, c’est la qualité ou la popularité. Je note aussi qu’aucun film d’animation ne semble avoir été retenu ou même présenté.

C’est d’ailleurs un des grands manques dans le projet de loi sur le cinéma, qui ignore aussi le jeu vidéo. Il y a pourtant de jeunes Algériens qui s’intéressent à ce secteur. Dernière remarque, les délais de dépôts des projets avaient été prolongés, ce qui avait laissé espérer que de plus nombreux projets seraient sélectionnés.

C’est environ un tiers des projets qui l’ont été, et seulement un quart pour les longs métrages, créant plus de frustration, alors que le cinéma algérien avait déjà été privé de financement pendant plus d’une année. De quoi alimenter les questionnements sur les buts de la démarche. Le cinéma, comme le reste, a besoin de plus de transparence, de contrôle démocratique et de contre-pouvoirs. Un conseil national du cinéma, réunissant les professionnels, serait le bienvenu.


 

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