- Comment a évolué Marseille depuis les premières prises de vue de 1986 ?
Depuis ces années 80, le côté apartheid de Marseille s’est confirmé. Les quartiers nord concentrent les immigrés de toutes origines, en particulier des Comoriens, Marseille serait même la plus grande ville comorienne du monde, il y en a plus qu’à Moroni ! Mais le tiers de la ville se compose d’Algériennes et d’Algériens qui s’intègrent depuis plusieurs années aux couches moyennes, médecins, professeurs, journalistes, commerçants.
Pourtant, les positions de pouvoir restent figées, c’est cela qui fait de Marseille une ville d’‘‘apartheid’’ même si, exceptionnellement, certaines personnes issues de l’immigration arrivent à franchir le plafond de verre.
Une dynamique plus récente va dans le sens de l’ouverture totale à ces communautés dans la réalité marseillaise. On trouve maintenant des personnes issues de l’immigration dans l’équipe municipale.
Le film est consacré à la communauté algérienne, mais que pourrait-on filmer des autres communautés étrangères qui font Marseille ?
Quelles que soient ses origines, l’ensemble de l’immigration est relégué et concentré dans le même ghetto des quartiers nord de Marseille. Chaque communauté a ses réalités culturelles et modes d’insertion. On pourrait faire un film de même nature autour d’une famille venue des Comores mais la spécificité des Algériens est d’avoir mené une guerre d’indépendance de presque huit ans contre la France et de l’avoir gagnée.
La haine courante contre l’Algérien est celle d’un peuple qui a battu politiquement la France. Même si de grosses cicatrices existent dans la communauté comorienne (la France a fait assassiner le président comorien Ali Soihili par Bob Dénard en 1978), la relation des Comoriennes et Comoriens avec la France ne souffre pas le même traumatisme et ne rencontre pas la même rancœur.
Y a-t-il des témoins des années 80 qui n’ont pas voulu s’exprimer à nouveau en 2018 et 2021 ?
C’est dit dans le film, le journaliste André Bercoff, venu en 1986 rencontrer Fatima Bendeddouche et les gens du Front National. Quand je l’ai invité en 2018, il m’a répondu qu’il n’avait pas le temps, mais la raison en est qu’il est passé à l’extrême droite.
Ce repas de 1986 avec lui, Fatima et les gens du FN, ne serait d’ailleurs plus possible aujourd’hui. A l’inverse, Jacques Soncin, le fondateur animateur de la radio filmée en 1986, était très motivé. Il a proposé à Fathi Bouaroua (ex-directeur de La Fondation Abbé Pierre) qui apparaît dans le tournage de 1986 mais n’était pas libre en 2018, d’accueillir les premières projections du film à Marseille.
Ce sera à «L’Après M», un ancien Mac Do’ des quartiers nord devenu un restaurant associatif. Nous allons donc y organiser, début avril, pendant le Ramadan et juste avant le premier tour des élections, des soirées après le ftour avec projection du film et débat ensuite. J’ai fait ce film pour qu’il rencontre un public qui n’a pas l’habitude d’aller au cinéma.
- Un film comme celui-ci est-il compliqué à documenter (archives) et à produire ?
Je montre des archives de 1986, c’est le cœur du film. En 1986, j’avais été financée par des privés, par la SONACOTRA, et surtout, par une chaîne nationale qui s’est intéressée à mon travail. Trente-six ans plus tard, la même chaîne a refusé trois fois le dossier pour le tournage de 2018 et la post-production. Donc, il y a un an, nous avons fait un crowd-funding mais financièrement, ça n’a pas suffi. Avec la monteuse, Claudine Dumoulin et l’équipe, nous avons tout fait afin que le film soit terminé pour les élections de 2022.
MarseilleS est un essai politique plutôt qu’un documentaire. Avant qu’il ne sorte en salles, il faut le confronter à des publics car il provoque le débat. Mon précédent film Algérie du Possible (à voir sur youtube en VF) a eu un très bel accueil critique et public. Le cinéma ne peut pas sauver des vies mais susciter la curiosité, le désir, c’est ça aussi le vivant.
Propos recueillis par Walid Mebarek