Un lourd réquisitoire a été fait hier par le procureur général, près la cour d’Alger, contre l’ancien ministre de la Justice, Tayeb Louh, son secrétaire général Tayeb Benhachem, et l’homme d’affaires Tarek Noah Kouninef, qui comparaissaient en appel, pour l’affaire des mandats d’arrêt, vidés par le tribunal de Mostaganem en 2016 «en violation de la loi».
Une peine de 10 ans et une amende de 10 millions de dinars avec confiscation des biens saisis, ont été réclamés par le représentant du ministère public contre les trois mis en cause qui ont tous rejeté les faits qui leur sont reprochés. Appelé à la barre, Tayeb Louh déclare : «Je suis le premier ministre de la Justice dans le monde à avoir été jeté en prison. Je n’ai jamais interféré dans le travail de la justice, et ce, par respect aux magistrats.
Cela fait près de 3 ans que je suis en détention». Tayeb Louh accuse «deux personnes»d’être à l’origine de son incarcération, avant de lancer : «Si la justice s’en va, c’est l’Algérie qui s’en va. Je ne parle pas des magistrats, mais de la justice». Revenant aux faits, l’ex-ministre déclare que le dossier lié à des infractions douanières a fait l’objet d’une décision définitive après avoir été examiné par l’office de répression de la corruption et renvoyé en 2015 devant le tribunal de Mostaganem sans qu’il en soit informé malgré le fait que cet office dépend du département qu’il dirigeait. Il jure n’avoir jamais connu Kouninef, et qu’il a eu connaissance des 16 mandats d’arrêt, qui sont en réalité 8 mandats d’arrêt et 8 mandats d’amener, en lisant la revue de presse. «J’ai alors demandé à l’inspecteur général Tayeb Benhachem de prendre en charge l’affaire dans le cadre de la loi en appelant le procureur général».
Le juge : «Que voulez-vous dire par «charge» ? Est-ce le fait de vider les mandats d’arrêt ?». Tayeb Louh répond : «En tant que ministre j’ai demandé à l’inspecteur général de traiter le dossier selon la loi». Le juge : «En la violant et non pas en la respectant…». Louh conteste et insiste sur le fait qu’il n’a fait qu’instruire son inspecteur général de s’enquérir de l’affaire. Il s’offusque contre le fait qu’il soit mis en prison par ses propres collègues, «qui ont tout fait pour m’entrainer dans cette affaire». L’ancien ministre accuse le défunt chef d’état-major de l’ANP, le général de corps d’armée, Gaïd Salah, qui, «à travers un officier des services m’a mis en prison après avoir fabriqué des dossiers», dit-il.
Il rappelle le contexte de l’époque durant laquelle a eu lieu l’affaire Kouninef. «Si vous vous rappelez, on disait beaucoup de choses sur moi, comme par exemple, que j’avais des visées sur la Présidence. J’en ai informé le président et il m’a fait part de la visite de plusieurs personnes qui lui parlaient de moi, mais qu’il chassait en leur criant au visage: ‘‘Sortez d’ici !’’. Les mêmes personnes avaient convaincu le défunt Gaid Salah de l’existence d’enquêtes de ma part sur ses enfants. Mais cela était faux. Il n’y avait rien au niveau de la justice. Il a instruit le procureur général et le président de la cour d’Alger de m’abattre. On a commencé par mettre fin à mes fonctions, alors que le président avait démissionné et que son intérimaire n’avait pas le droit de démettre ou de désigner un quelconque ministre. Sa mission se limitait à organiser l’élection présidentielle. Tout cela était anticonstitutionnel».
«Le défunt Gaïd Salah était convaincu que j’avais ouvert une enquête sur ses enfants»
Le juge : «Revenez aux faits…». Louh poursuit ses déclarations en faisant remarquer que «l’ancien procureur général d’Alger (Belkacem Zeghmati) avait été nommé comme garde des Sceaux, en violation de la Constitution», et le magistrat le ramène encore une fois aux 16 mandats d’arrêt, en lui rappelant les propos du président de la Cour de Mostaganem, sur les pressions exercées sur lui, au sujet de ces mandats. «Durant ma carrière de plus de 5 ans en tant que ministre, je n’ai contacté que deux magistrats présidents de cour et trois procureurs généraux de Ghardaïa et de Tizi Ouzou, pour des affaires d’ordre public.»
Le juge insiste sur les mandats d’arrêt, et Louh finit par lâcher : «Les instructions relèvent de mes prérogatives et je coordonne la politique du secteur. Vous avez déjà eu à voir un ministre de la Justice parler devant les caméras avec le défunt Gaïd Salah, qui lui disait d’aller jusqu’au bout (…)».
Le juge : «Parlez pour vous, pas pour les autres ! Qu’avez-vous à dire sur les 16 mandats d’arrêt ?». Louh : «Moi, j’ai pour habitude de faire la différence entre les personnes qui se livrent pour vider leur mandat d’arrêt et celles qui sont arrêtées par les services de sécurité». A la fin de son interrogatoire, Louh demande au juge de lui restituer le bien en indivision qu’il avait acquis avec ses propres moyens, et que la justice lui a confisqué. Il rejoint le box, en cédant sa place à son inspecteur général, Tayeb Benhachem, qui explique : «J’ai reçu des instructions du ministre de la Justice, Tayeb Louh, destinées au procureur général près la cour de Mostaganem, afin de recevoir Tarek Noah Kouninef. J’étais dans l’obligation d’exécuter ces instructions». Le juge précise : «Vous êtiez obligé de notifier des instructions légales».
Et Benhachem réplique : «Légales et illégales, sinon j’étais passible de sanctions. Je ne savais pas qui était Kouninef Tarek et lorsque j’ai discuté avec le procureur général, il m’a informé qu’il faisait l’objet de mandats d’arrêt et j’ai rendu compte au ministre. Le procureur général m’a aussi affirmé qu’il avait reçu Kouninef et qu’il suivait le dossier dans le cadre de la loi».
Le juge : «Une magistrate, témoin dans le dossier, affirme que vous avez exercé des pressions sur elle. Elle a déclaré qu’elle était étonnée du fait que Kouninef était accompagné d’un colonel de l’armée, qui circulait avec des talkies-walkies, des agents de la sécurité de la wilaya, et du wali de Mostaganem, la mettant sous une pression terrible. En tant que juge, moi j’aurais refusé ces agissements. Qu’avez-vous à dire?».
Le prévenu nie catégoriquement en disant que c’est le procureur général de Mostaganem (décédé), qui était en charge du dossier. Le juge : «L’affaire de Kouninef était liée à des infractions douanières. Il était facile de la traiter en appliquant la procédure…». Le prévenu : «Je n’ai pas interféré. Je n’ai fait que transmettre les instructions».
Le juge : «La magistrate a été sanctionnée par la suite et mutée à Ain Témouchent, et vous lui avez déclaré que le ministre était en colère contre elle». Le prévenu: «C’est une ancienne collègue. Je n’ai pas fait pression sur elle». Le procureur général prend le relais et demande à Benhachem: «Le procureur général de Mostaganem avait déclaré que vous étiez le seul à avoir intervenu au profit de Kouninef, et vous lui avez demandé de vider les mandats d’arrêt et de le laisser en liberté». Le prévenu persiste à nier les faits en renvoyant la balle vers le procureur général de Mostaganem, qui, selon lui, «est le seul qui suivait le dossier».
Le représentant du ministère public : «Il voulait vous rendre service, pour qu’il puisse garder son poste». Mais Benhachem rejette ces affirmations. Le juge appelle Tarek Noah Kouninef, qui, d’emblée, crie son innocence en s’appuyant sur une pile de documents qu’il a entre les mains, suscitant la réaction du juge.
«Il ne vous manque que le colonel et les talkies-walkies !»
«Il ne vous manque que les talkies-walkies (…)», lui lance-t-il par ironie. L’assistance éclate de rire et l’homme d’affaires semble irrité. «Monsieur le juge, c’est une affaire grave. Je ne suis pas ici pour rire. Je suis en prison depuis plus de trois ans». Le juge : «Parlez-nous de ce colonel qui vous accompagnait au tribunal…». Kouninef : «Ce n’est pas vrai. Ce sont des rapports erronés. Aucun colonel ne m’a accompagné. J’ai demandé une confrontation avec lui, mais on me l’a refusée. Il parait qu’il s’appelle Karim».
Le juge lui rappelle les déclarations des témoins, sur le fait que Kouninef venait avec ce colonel, qui refusait de quitter le tribunal sans lui. Kouninef conteste. Le juge : «Vous étiez sur le point de quitter le pays lorsque vous avez été arrêté. Est-ce le cas?». Le prévenu : «Ce n’est pas vrai. Je n’ai pas été arrêté à l’aéroport. Monsieur le juge, j’ ai demandé à être confronté à ce colonel Karim». Le juge : «Répondez juste à mes questions ! Qui vous protégeait et vous accompagnait au tribunal avec des talkies-walkies ?». . Kouninef affirme qu’il était en prison lorsqu’il a eu connaissance de cette affaire. «Je n’ai contacté personne. J’avais 16 mandats délivrés par le même tribunal».
Le juge : «Les faits diffèrent. Sept seulement concernent le tribunal…». Kouninef : «Ce sont les mêmes faits. Des parties ont collé d’autres éléments erronés au dossier. Je me suis présenté, seul, au tribunal, avec des documents qui prouvaient ma situation. Le juge m’avait demandé pourquoi je n’avais pas répondu aux convocations, je lui ai dit que je n’en avais reçu aucune. Je n’étais pas en fuite. Je suis allé au tribunal de mon plein gré». Le juge : «La loi exige que vous soyez placé en détention pour vider vos mandats d’arrêt. Je vous comprends. Vous avez cherché quelqu’un pour vous aider à rentrer chez vous».
Le prévenu : «Je n’étais pas en état de fuite. Si la juge, qui avait vidé les mandats, avait commis des actes illégaux, elle aurait été sanctionnée ou poursuivie. Cela n’a pas été le cas. Ce qui veut dire que tout a été fait dans un cadre légal». Interrogé sur son accompagnateur, par un de ses avocats, Kouninef explique qu’il s’était rendu au tribunal avec son avocat personnel et qu’il n’avait demandé l’aide de personne. «Je ne connais pas ce colonel Karim ! Je suis allé au tribunal avec une valise contenant mes effets personnels, parce que je pensais que j’allais être placé en détention.»