Transport maritime de voyageurs : L’ENTMV retombe dans ses travers

31/08/2022 mis à jour: 15:00
16471
Photo : El Watan

Des travailleurs, n’ayant de comptes à régler avec personne, tirent la sonnette d’alarme et demandent l’intervention urgente des hautes sphères de l’Etat pour sauver l’ENMTV, laquelle, faut-il le rappeler, bénéficie ces derniers temps d’un soutien financier important.

L’Entreprise nationale de transport maritime de voyageurs (ENTMV) n’en finit plus avec les scandales et le sabotage caractérisé. La leçon des bateaux ayant fait le 1er juin dernier Marseille-Alger avec uniquement 35 véhicules et 75 passagers, le lendemain, Marseille-Skikda avec 21 véhicules et 39 voyageurs n’a pas été retenue. Les sanctions et mesures prises par les pouvoirs publics n’ont pas obtenu les résultats escomptés. Elles n’ont pas non plus donné à réfléchir aux managers de l’entreprise, qui donnent l’impression de naviguer à vue.

La volonté du président Tebboune de booster le secteur du transport maritime, mettre, le cas échéant, un terme aux anciens réflexes, butte sur d’énormes résistances. La preuve : sur le système des agences de l’entreprise aucune place n’est disponible durant ce mois d’août, période de grand rush.

Au grand dam des passagers en partance d’Algérie ou de retour de France ou d’Espagne. Par «magie», le jour des départs, les «mains» en charge du système de réservation libèrent en vain des centaines de places. «Pour des raisons propres à la direction générale de l’entreprise, les agences n’ont pas le droit de vendre de billet le jour du départ», nous confient, sous le sceau d’anonymat, des agents de l’ENMTV, pour lesquels cette pratique est un acte de sabotage. N’admettant plus les dépassements et la destruction de leur entreprise, des travailleurs n’ayant de comptes à régler avec personne tirent la sonnette d’alarme et demandent l’intervention urgente des hautes sphères de l’Etat pour sauver l’entreprise, laquelle, faut-il le rappeler, bénéficie ces derniers temps d’un soutien financier important.

Des récits hallucinants

Parlant en connaissance de cause et ayant des documents à l’appui (dont El Watan détient des copies), des marins font un récit qui fait froid dans le dos. Affichant complet depuis plus d’un mois, de nombreuses traversées enregistrent des «trous» et des places vides. Pour illustration, le voyage Oran-Marseille du 5 août courant affiche un déficit de 426 passagers et une quarantaine de véhicules. La traversée Skikda-Marseille du 7 août se fait avec 479 passagers et une quarantaine de véhicules en moins.

Le 9 août, le navire assurant la ligne Alger-Marseille laisse en rade 180 passagers et une quarantaine de véhicules. L’ENTMV ne fait pas mieux le 10 août, puisque le bateau assurant la ligne Béjaïa-Marseille avait 594 places passagers et une centaine pour véhicule disponibles. Le 11 août, le déplacement Alger-Marseille enregistrait des déficits de l’ordre de 138 places voyageurs et 100 engins roulants.

Le lendemain, le voyage Skikda-Marseille s’effectue sans 131 passagers et 15 véhicules. Le 14 du mois rebelote, puisque la traversée Alger-Marseille affichait 248 disponibilités pour passagers et 100 places pour voitures.

Outrés par des pratiques portant de gravissimes atteintes à l’une des plus grandes entreprises publiques nationales de transport, des agents ne s’en arrêtent pas là et tiennent à dénoncer publiquement le «saccage».

Ainsi, le 17 août courant, le bateau assurant la ligne Béjaïa-Marseille est parti avec 126 passagers et 30 véhicules en moins. Le trajet Alger-Marseille du 18 août s’est fait également avec un manque de 230 passagers et 100 véhicules : «Toutes ces places vides apparaissent miraculeusement le jour du départ. Paradoxalement, une note émanant de la direction générale interdit aux agences toute vente de billet le jour J, c’est-à-dire le jour du départ. Ceci n’est que la partie immergée de l’iceberg, car la situation des départs dans le sens France-Algérie est apocalyptique.

Le sabotage fait perdre à l’ENTMV environs 3500 places pour passagers. Le manque à gagner dépasserait les 750 000 euros. La gestion catastrophique des réservations oblige un navire comme Badji Mokhrar à appareiller avec 1600 voyageurs au lieu de 1800, et 600 véhicules en moins. Notre malheur fait le bonheur de nos principaux concurrents. Au lieu de trouver des solutions à la situation critique que traverse l’entreprise, les responsables ne s’occupent que des réservations des amis, des copains et des pistonnés.

Il faut préciser qu’une grande partie des billets vendus par les agences durant le mois d’août, les réservations ont été enregistrées au niveau de la direction générale. Celle-ci n’a pas levé le petit doigt pour rappeler à l’ordre la direction régionale ouest d’Algérie ferries, trouvant le moyen de gérer la liste d’attente dans une agence loin de l’enseigne portuaire. Le traitement du départ Alger-Marseille du 14 août a été marqué par un fait gravissime pour l’intérêt général et de l’entreprise en premier.

Ce jour-là, le chef d’escale du port d’Alger, accompagné de deux éléments, s’est déplacé de la gare maritime du port d’Alger à la direction générale, en possession des documents de voyage (passeports, cartes grises et autres) des passagers en liste d’attente, juste pour pouvoir rajouter les places, et permettre à des dizaines familles de prendre le bateau et éviter par la même que le navire appareille avec des centaines de places vides.

Situation kafkaïenne

N’ayant pas le choix puisque le système de réservation est monopolisé par une seule personne faisant la pluie et beau temps à la direction générale, le chef d’escale, qui a pourtant attiré (par courriels) l’attention de la direction générale, ne pouvait faire autrement. La responsable du système de réservation était absente et injoignable ce jour-là.

Le laisser-aller génère moult problèmes. La preuve, le bateau en question a enregistré ce jour-là six heures de retard. Prévu à 13h, le navire n’a quitté le port d’Alger qu’à 19h laissant derrière lui une famille avec sa voiture sur le quai. L’enregistrement du billet n° 285707 (payé en euros) ayant occasionné des désagréments à une mère et ses quatre enfants montre l’étendue de la catastrophe», maugréent nos interlocuteurs.

Source de tous les casse-tête et problèmes de l’entreprise, le système de réservation et de vente demeure une épine. «Acquis pour 140 000 euros avec en plus un abonnement mensuel estimé entre 12 000 et 20 000 euros, le système finlandais n’est pas plus performant que l’ancien. Les manifestes comptables sont toujours erronés, les recettes de la billetterie voyagée ne sont pas conformes à celles éditées par le système. La responsable du système de réservation a demandé que le travail soit assuré par Excel en attendant l’achèvement des corrections.

Dire que le nouveau système est en service depuis le mois d’octobre 2021. Depuis la reprise de l’activité du transport maritime de voyageurs en octobre 2021, la vente en ligne est défaillante. Une grande partie de la clientèle ne parvient pas à effectuer une réservation par internet car non seulement les termes utilisés par Algérie ferries sur son site web ne sont pas professionnels, mais l’accès est pratiquement impossible.

Pour faire diversion, on justifie les carences par la saturation du système. Celui de Corsica Linea, notre principal concurrent, ne connaît pas la saturation, est assez performant et fonctionne à merveille. La défaillance du système qui a coûté les yeux de la tête à l’entreprise a obligé, comme tout le monde le sait, des centaines de citoyens algériens à faire des queues interminables et passer quelques nuitées devant les agences de la compagnie, les autres victimes de l’anarchie (…)», martèlent les agents de l’ENMTV.

Nos interlocuteurs ajoutent que «les décisions prises par l’entreprise publique sont contraires à la politique gouvernementale visant à limiter la fuite des cerveaux algériens vers l’étranger ainsi que le transfert des devises.

Le logiciel en question aurait pu être développé localement par les start-up algériennes compétentes en la matière avec en sus un paiement en dinars. Avec une telle démarche, les dépenses l’ENMTV augmentent, que ce soit pour l’abonnement, la maintenance ou autres interventions décidées par la responsable du système de réservation de l’entreprise, pour laquelle la sécurité informatique et la confidentialité des données ne sont pas des priorités. Car la base de données du système de réservation d’Algérie ferries se trouve sur les serveurs des Finlandais en Finlande !

Tous les renseignements concernant les passagers (nom, prénom, date de naissance, adresse, numéro de passeport, date d’expiration, numéro de téléphone, situation familiale, conjoint, enfants, port, date de sortie et d’entrée, type, modèle et immatriculation du véhicule, l’agence et date d’émission du billet, le moyen de paiement, les coordonnés de la carte de crédit le cas échéant, etc.) sont enregistrés sur la base de données, accessibles et exploitées par les Finlandais et autres parties. La gravissime anomalie ne dérange pas les responsables de l’entreprise n’ayant tenu la moindre réunion depuis le 11 juin dernier, date de désignation du directeur général par intérim», pestent nos interlocuteurs.

Problèmes techniques

Ayant gros sur le cœur, les travailleurs de l’ENMTV pointent du doigt les problèmes techniques mettant en péril les équilibres financiers de leur entreprise : «Les défaillances techniques des navires sont monnaie courante à l’ENMTV. Se chiffrant en millions d’euros, les révisions périodiques n’ont pas réglé les innombrables problèmes techniques de la flotte. A titre d’exemple, le Tariq Ibn Ziyad, qui a passé trois mois (en maintenance) à Marseille, devait reprendre le service le 26 juin, mais n’a pu quitter le quai qu’à partir du 1er juillet avec deux embarcations hors service. Une telle contrainte impacte la capacité d’embarquement du paquebot, passant de 1300 à 1040 voyageurs, soit 260 passagers en moins.

Avec une proportion moyenne d’un véhicule pour trois passagers, la capacité garage de 450 places ne pourra jamais atteindre les 350 véhicules. Le déficit de 100 véhicules par traversée est tout sauf négligeable. Le manque à gagner du 1er juillet au 30 septembre pour les 28 traversées est énorme, il dépasserait facilement les 68 millions de dinars.

La situation du navire Tassili 2 n’est pas meilleure. Fin juin, lors de l’embarquement des véhicules, pour la traversée Alicante-Oran, un câble de car-deck (garage du 1er étage) a lâché. Il a failli écraser le commandant qui se trouvait juste à côté. L’incident n’a pas empêché la sortie du navire. Le car-deck d’une capacité de 16 véhicules est fermé car le câble défaillant n’a pas été réparé ou remplacé. Cette situation engendre une perte considérable puisque 16 véhicules et 48 passagers manquent à chaque départ.

En 24 voyages, on laisse en rade 1152 passagers et 384 véhicules. En termes de chiffre d’affaires, les pertes se chiffrent à plus de 100 millions de dinars (…)», pilonnent les agents de l’entreprise, où l’on continue en ce mois d’août 2022 à pointer du doigt les états obtenus de l’application Bookit réservation system, erronés et ne reflétant pas les recettes commerciales réelles. «Comment la direction des finances et de la comptabilité a pu certifier le bilan de l’année 2021 avec des manifestes comptables erronés ?» s’interrogent nos interlocuteurs.

Comme un malheur n’arrive jamais seul, les trois départs supplémentaires Alger-Marseille du 27 et 29 août ont été ouverts à la vente le mercredi 24 août 2022 à partir de 15h40. Soit une heure avant la fermeture des agences. «Le jeudi 25 août, à l’ouverture des agences, toutes les places étaient inexplicablement épuisées. Dire que, dans sa majorité, notre clientèle n’a pas été informée des départs supplémentaires.

Est-il normal qu’une demi-heure après l’ouverture des agences, aucune place n’est disponible pour les 600 véhicules des départs du 27 et 29 août ? Pour mettre un terme à un tel sabotage, nous sollicitons l’intervention des hautes autorités du pays et à leur tête le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, et l’ouverture d’une enquête», maugréent les réclamants, inquiets pour le gagne-pain de plus de 1300 travailleurs.

Alerté par des compatriotes ne trouvant aucune place sur les départs supplémentaires, Tawfiq Khedim – député des Algériens en France – ne reste pas indifférent. A travers un message posté jeudi sur sa page Facebook, il compte, dit-il, transmettre de telles préoccupations aux autorités compétentes, dont la direction générale de la compagnie et le ministère des Transports.

Pour connaître la position de la direction générale de l’ENTMV, nous avons contacté hier matin le directeur général par intérim. Aimablement, il nous a dit : «Je ne pourrais vous répondre sans l’aval du ministère des Transports.» 

Copyright 2024 . All Rights Reserved.