Transformation numérique en Algérie : Vers un nouveau mode de gouvernance

07/09/2023 mis à jour: 08:20
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Photo : D. R.

Par Hacene Derrar - Maître de conférences à l’Ecole nationale supérieure de management

Le numérique constitue un vecteur déterminant dans le développement économique et social de tout pays. C’est un levier essentiel de démultiplication des gains de productivité et d’accroissement de la compétitivité voire même un enjeu de souveraineté, un impératif d’ordre stratégique.

Conscient de cet enjeu, les pouvoirs publics ont affiché une politique réelle pour la réussite de la transformation numérique en Algérie. Cette politique, qui inscrit le numérique comme une ambition d’ordre stratégique, s’est traduite concrètement dans l’engagement n°25 de Monsieur le Président de la République, relatif à «la réalisation d’une transformation numérique pour améliorer la connectivité, généraliser l’usage des TIC, notamment dans les administrations de services publics, et améliorer la gouvernance du secteur économique».

Cet engagement a été soutenu par des orientations et des instructions pragmatiques et opérationnelles, de Monsieur le Président de la République qui n’a cessé, lors de ses différentes interventions, de considérer que «la numérisation, dont la concrétisation a toujours été au cœur de ses intérêts, ne se limite pas uniquement à la technique, elle est une conviction ancrée qui se place au sommet des priorités de l’édification de l’Algérie nouvelle».

Cette confirmation exprime le rôle stratégique que devra désormais jouer la transformation numérique pour la mise en place d’un nouveau mode de gouvernance visant une croissance plus inclusive, créatrice d’emplois, par la mise en œuvre de divers moyens d’action facilitant l’adaptation à une nouvelle structuration de l’environnement économique et social.

Pour la concrétisation de cet engagement et de ces orientations, le gouvernement a inscrit dans son plan d’action un certain nombre de mesures qui visent, en premier lieu, la moralisation de la vie publique, par l’ouverture de données publiques, et ce au service d’une plus grande transparence, responsabilité et efficacité de l’action publique.Outre les objectifs de transparence et d’efficacité recherchés, cette démarche consiste également à réunir les conditions nécessaires au développement d’une économie numérique qui repose, entre autres, sur l’exploitation des données.

Ces actions visent comme finalité la lutte contre la bureaucratie et la promotion de la démocratie participative. Il s’agira, à cet effet, de promouvoir et de développer l’administration numérique, tout en accélérant la dématérialisation des services publics qui demeure un remarquable moyen de transparence et d’amélioration de l’efficacité et de la proximité de l’action publique. Ceci est conditionné par la refonte des modes de gestion de l’administration publique, ce qui nécessite impérativement la numérisation et la dématérialisation des différentes prestations publiques.

Ce nouveau mode de gouvernance, basé sur le développement de la numérisation, requiert une infrastructure et des solutions technologiques performantes, un système bancaire et financiermoderne à travers, notamment, une large diffusion des instruments de paiement électronique, le développement du e-commerce et la numérisation des opérations financières et, enfin, la modernisation et le renforcement de l’outil de contrôle, ce qui aura pour corollaire l’émergence d’une nouvelle économie fondée sur l’innovation, la compétitivité, la qualité et le savoir.

Etat d’avancement

A ce stade d’avancement du processus de transformation numérique engagé, et en dépit des difficultés objectives liées, en particulier, à la conjoncture économique, aux pratiques procédurières très encadrées, aux habitudes professionnelles acquises et au niveau des personnels à culture administrative poussée, des efforts importants ont été consentis pour le développement du numérique.

En effet, au vu du nombre de projets de numérisation réalisés, durant la période 2020-2023, jamais le pays n’a enregistré autant de plateformes et d’applications en direction des citoyens et des opérateurs économiques (plus de 300 services publics numérisés relevant des différents départements ministériels, www.bawabatic.dz). De même que l’administration n’a jamais connu autant d’avancées, dans la numérisation de ses activités de gestion (gestion de la ressource humaine, financière et comptable, logistique…).

On notera, également, qu’au vu du nombre de plateformes numériques dédiées aux citoyens et aux opérateurs économiques, les prestations du service public numérisées apportent de plus en plus de satisfaction, de confort et de bien être aux usagers, dans les différentes démarches entreprises au quotidien et offertes par les différents secteurs.

A ce titre, de grands projets numériques «structurants» ont été réalisés, engendrant un impact significatif sur l’amélioration de la vie quotidienne des citoyennes, à l’exemple de la numérisation de l’état civil, des secteurs de la justice, du travail et de la sécurité sociale, de l’enseignement supérieur.

De plus, il a été enregistré, au cours des 05 premiers mois de l’année 2023, plus de 13 millions d’opérations de paiement électronique via l’application «Baridi Mob». Un chiffre devant atteindre les 32 millions fin 2023, en hausse de 65% par rapport à l’année précédente. En outre, le paiement via les TPE est passé de 65 000 opérations en 2016 à 2,7 millions opérations en 2023, avec plus de 15 millions de cartes interbancaires (CIB).

Sur le volet technologique, au cours de ces dernières années, le secteur des télécommunications a connu une progression substantielle en Algérie, faisant de lui l’un des tout premiers acteurs continentaux en matière de connectivité, de télécommunication et d’accès à Internet, avec plus de 200 000 km de câble en fibre optique et un nombre en perpétuelle croissance en termes d’accès à la téléphonie mobile et à Internet, avec 800 000 clients en FTTH (Fiber To The Home), permettant un débit allant jusqu’à 300 Mbps avec une bande passante internationale qui devrait atteindre les 4Tbps.

Analyse de la situation actuelle

Cependant, force est de constater que ces avancées enregistrées au niveau sectoriel ne peuvent promouvoir le développement de la é-gouvernance et l’émergence d’une économie numérique basée sur le savoir et l’innovation. Il est à constater, effectivement, un niveau de numérisation différencié d’un secteur à un autre, dû principalement à des choix technologiques et structurels variés. Les secteurs qui ont un degré d’avance, en matière de numérisation des procédures et des services publics au profit des usagers, sont les secteurs à vocation administrative et non pas les secteurs économique et financier.

En effet, en dépit des difficultés liées au financement de la numérisation, la disposition d’une ressource humaine qualifiée et des procédures compliquées, les administrations relevant, notamment, de l’Intérieur, de la Justice et du Travail, de l’Enseignement supérieur sont, dans une certaine mesure, celles qui ont enregistré les plus grandes performances en matière de dématérialisation du contenu et de mise en place de plateformes numériques.

Cette situation, qui ne peut impacter suffisamment le mode de gouvernance et la vie économique et sociale, engendrera, certainement, un cloisonnement des services publics, caractérisés par l’absence de connexion entre les différentes bases de données et, surtout, une redondance des informations avec un manque de fiabilité et de pertinence dans le processus de prise de décisions.

Ceci pourrait, par ailleurs, expliquer la position de l’Algérie dans les classements internationaux. En termes de développement de l’administration électronique, si en 2022 l’Algérie a gagné 8 places, elle est classée 112e sur un total de 193 pays. Par rapport à l’Indice mondial de l’innovation, l’Algérie a été classée 115e sur 132 pays.

Cet indice est un outil quantitatif détaillé destiné à aider les décideurs du monde entier à mieux comprendre comment stimuler l’activité inventive, moteur de la croissance économique et du développement humain. L’Indice établit un classement de 132 pays en s’appuyant sur 81 indicateurs, dont 11 indicateurs relatifs aux TIC.

Ce classement, qui ne reflète nullement les efforts consentis pour le développement du numérique a, pour cause, notamment, l’absence d’une démarche collaborative et des difficultés pour la mise en œuvre des stratégies de numérisation de type intersectorielles et de plateformes numériques transversales. Ceci pourrait constituer les véritables entraves à la réussite de la transformation numérique en Algérie. C’est le cas plus précisément de certaines stratégies et des projets numériques transversaux qui n’ont pu être concrétisés ou tardent à être concrétisés, à l’instar notamment :

- De la stratégie algérienne d’édification de la société de l’information fondée sur la connaissance présentée en 2003 et en 2005 ;

- Du projet Réseau Intranet Gouvernemental (RIG) lancé en 2004 ;

- Du projet é-Algerie 2013 ;

- Du projet de recadrage de la stratégie e-Algérie et l’élaboration de la démarche de mise en œuvre de l’axe e-GOV ;

- Des actions relatives à l’économie numérique, la modernisation du système financier et la numérisation des documents et des données foncières, lancées en juin 2017.

Cette disparité du développement du numérique entre les niveaux sectoriel et transversal ou intersectoriel nous amène à nous interroger sur les raisons et les causes réelles à l’origine de ce «déséquilibre» qui pourrait avoir indubitablement des préjudices sur l’accélération du processus de la transformation numérique en Algérie.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des risques liés à la multiplication des environnements numériques isolés et des barrières technologiques qui empêcheraient les structures de l’administration de collaborer et de s’interconnecter. Pour garantir cette interconnectivité, il est nécessaire de mettre en place des mécanismes d’interopérabilité et d’échange de données qui devront assurer une communication efficace entre les composants numériques. A cet effet, il est plus qu’indispensable de chercher les voies et  moyens d’assurer cette coordination et d’éviter une fragmentation numérique.

Quelques propositions

Une analyse sommaire de cette situation nous amène à constater que ceci est dû principalement à une absence d’une stratégie nationale à long terme de la numérisation, un cadre organisationnel parfois inadapté, accentué par un manque d’ancrage d’une culture de travail collaborative et d’application des notions de l’amélioration continue.

La réussite de la transformation numérique, qui est de nature transversale, requiert une meilleure coordination entre les institutions et un véritable partenariat public-privé, pour favoriser l’intégration et l’échange de données et une meilleure rationalisation et mutualisation des ressources, renforcée par un écosystème devant accompagner le gouvernement dans sa volonté d’accélérer la transformation numérique.

Il devient, ainsi, indispensable de s’inscrire dans la continuité, en dépit des insuffisances constatées. L’accélération de la transformation numérique nécessite l’adoption d’une approche participative, collaborative, incrémentale et continue gérée par des objectifs et des résultats, avec un suivi régulier et, surtout, selon les priorités gouvernementales, et ce, au détriment d’une approche cloisonnée en silos purement «solutioniste».

Le contexte actuel est le plus favorable pour accélérer le processus de transformation numérique. Une ambition et une volonté politique réelle pour le développement du numérique, traduites par un discours présidentiel direct incitant à l’accélération de la numérisation des services publics et, à terme, une numérisation globale des services de l’Etat.

Ces instructions et orientations de Monsieur le Président de la République interpellent les départements ministériels et tous les secteurs concernés à revoir leur «modus operandi» dans le domaine de la numérisation. En annonçant la mise en place d’une nouvelle reconfiguration institutionnelle basée sur la création prochaine du Haut-Commissariat à la Numérisation, le Président de la République met ainsi en évidence le rôle crucial que jouera le secteur de la numérisation dans le volet socio-économique de l’Algérie.

En effet, le secteur de la numérisation, qui est à forte connotation transversale, a besoin d’une telle autorité de haut niveau, qui sera une institution indépendante dotée d’une composante multidisciplinaire qui aura pour principale mission l’élaboration de la stratégie nationale de la transformation numérique et du suivi de sa mise en œuvre. Il serait, également, opportun que cette autorité se charge de statuer sur les technologies avancées qui ont trait, d’une manière directe ou indirecte, à l’Etat et sa souveraineté, à l’instar de l’Intelligence Artificielle, la Cryptomonnaie, l’OpenData, le CloudComputing.

De plus, le développement du numérique, compte tenu de sa nature hautement technologique, et afin de rattraper le retard enregistré, nécessite de privilégier, désormais, une démarche pratique pour la concrétisation des actions et projets qui sont, faut-il le préciser, bien identifiés.

Cependant, ce type d’approche requiert l’existence d’un instrument ou d’une entité opérationnelle fonctionnant en mode projets constituée d’équipes intersectorielles. Or, force est de constater, encore une fois, que le secteur de la numérisation ne dispose pas à l’heure actuelle d’une entité opérationnelle, à l’instar d’autres départements ministériels, telle qu’une agence, un centre, une entreprise ou autre établissement, à même de lui permettre de concrétiser ses projets de numérisation.

Pour ce faire, il est indispensable, pour des raisons objectives et réalistes, de créer une direction de projets transversaux de numérisation. Cette structure sera chargée, avec une participation active du secteur privé, de la réalisation et du suivi de la mise en exploitation des grands projets transversaux, tels que :

- Le système d’information intégré d’aide à la décision ;

- La gestion de l’Intranet Gouvernemental et du Data Center Gouvernemental ;

- Le suivi de la généralisation de l’identifiant numérique ;

- Le suivi de la généralisation de la certification électronique ;

- Et, enfin, et surtout la mise en œuvre de l’interopérabilités entre les bases de données sectorielles, selon le référentiel national, objet Décret exécutif n° 19-271 du 07 octobre 2019 relatif au référentiel national d’interopérabilité des systèmes d’information.

Par ailleurs, la réussite de cette mutation profonde ne se limite pas à l’intervention unique des pouvoirs publics. Il est fondamental que les citoyens ainsi que les opérateurs économiques et acteurs du numérique, en d’autres termes l’écosystème d’une manière général, jouent un rôle important dans cette transformation, en accompagnant le gouvernement dans sa volonté d’accélérer la transformation numérique pour la modernisation des services publics, de l’émergence d’une véritable industrie 4.0 et une économie du numérique véritable facteur créateur de richesse.

En effet, le citoyen doit être une partie prenante active tout au long de cette période de transformation. Il doit être sensibilisé aux défis et opportunités majeurs qui attendent l’Algérie et constamment sollicité dans une logique de co-construction de la société numérique.

Concrètement, les défis sont nombreux pour concrétiser cette vision et amener les citoyens à bénéficier de toute la valeur de la numérisation. A l’échelle d’une société, la conduite du changement est sans conteste un chantier complexe, pour transformer et faire évoluer des pratiques administratives afin d’atteindre l’objectif ultime, à savoir la bonne gouvernance : équité, transparence, efficacité et efficience. C’est sur ce triptyque -Bonne gouvernance, Citoyenneté et Economie numérique que s’appuiera l’édification de l’Algérie nouvelle. H. D.

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