Tipasa. Patrimoine architectural et urbanistique en déliquescence : Yamna Behiri, une historienne révoltée

12/03/2022 mis à jour: 13:02
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L’historienne Yamna Behiri met l’accent sur ce qui avait été construit par les andalous et les ottomans, avant que les colons français ne viennent s’installer en démolissant une multitude d’habitations

Mes recherches dans les archives m’avaient permises de relever que l’urbanisme à Cherchell est totalement différent de celui que j’avais noté ailleurs en Algérie, nous dit-elle, plus grave encore, ils ont détruit des anciennes habitations pittoresques, un patrimoine urbanistique avec sa beauté architecturale, érigé entre le XVe siècle et le XIXe siècles qui malheureusement font l’objet des agressions à présent à Cherchell, sachant que la colonisation française, ajoute-t-elle, avait fait déjà disparaître plusieurs quartiers dès sa violente invasion dans le pays et à Cherchell en particulier», indique notre interlocutrice. Le débat est lancé. 

 

L’historienne, scientifique, auteur et enseignante à l’université de Bouzaréah (Alger), Dr Yamna Behiri, vient d’éditer son troisième livre en février dernier. Telle une abeille, l’historienne a «butiné» dans les rayons des archives en Algérie, en France, au Maroc, en Turquie, en Espagne, pour mieux enrichir son sujet. 

L’écrivaine a fondé son «nouveau bébé» de 230 pages ; à partir du 3e chapitre de sa thèse de doctorat, faut-il le souligner ; d’abord en reproduisant le résultat de ses recherches et ensuite en se référant sur de très nombreux écrits de ses compatriotes et personnalités étrangères, des scientifiques, des littéraires et des politiques. 

L’historienne avait axé sa quête de vérité sur l’urbanisme et l’architecture de sa ville natale, Cherchell, qui ont vu le jour pendant la période allant de 1492 jusqu’au début de la colonisation française. Elle met l’accent sur ce qui avait été construit par les Andalous et les Ottomans, avant que les colons français ne viennent s’installer en démolissant une multitude d’habitations, afin de construire des maisons au style européen, de surcroît français, colonial.

 L’universitaire Yamna Behiri a consulté des milliers d’actes qui se trouvent au niveau des archives nationales et européennes. Elle est allée jusqu’aux petits détails, afin qu’elle soit plus précise dans ses écrits. «Les émigrés andalous de 1492 à 1516 avaient contribué à réaliser des quartiers à Cherchell en cette période de la fin du XVe siècle jusqu’au début du XVIe siècle, en récupérant les colonnes et les pierres de l’ère romaine.

 Arrivés en 1516, les Ottomans avaient, quant à eux, agrandi le tissu urbain de la ville de Cherchell avec une touche islamique, spécifique au brassage d’une architecture des civilisations, arabo-andalou-ottomane, par conséquent, le style mauresque apparaît, il est devenu incontournable dans l’urbanisme de l’ex-Césarée», déclare-t-elle. Aïn K’Sibah, (petite Casbah, ndlr), quartier historique, résidentiel durant le XVIe siècle, illustre le meilleur exemple. L’enseignant universitaire et conférencier international, Dr Youcef Chennaoui, a mené aussi d’excellentes recherches approfondies des habitations dans cette partie touristique et historique de la ville. 

Les andalous construisaient leurs maisons sans étages, horizontales. Les Ottomans construisaient leurs habitations avec des niveaux verticaux. Les différents styles de leurs architectures, certaines avaient l’aspect de petits riads révélaient une beauté environnementale des quartiers, avant l’arrivée des colons français destructeurs. L’écrivaine a pu découvrir et a réussi à lire pas moins de 1878 actes, trouvés au niveau des rayons des archives de la Bibliothèque nationale à Birkhadem. 

Des expéditions espagnoles et françaises au XVIe siècle avaient été repoussées par les Ottomans pour protéger Cherchell. L’universitaire Dr Behiri Yamna évoque les passages à Cherchell de deux éminentes personnalités écrits dans leurs ouvrages. Il s’agit de l’anglais Thomas Shaw (1692-1751), un ecclésiastique et voyageur, le second personnage français Alexis de Tocqueville (1805-1859), un philosophe, un politique et sociologue du centre-gauche. 

Ils ont fait une description quand ils ont fait un détour à Cherchell, ne s’empêchant pas de faire des remarques. La mosquée aux 100 colonnes, construite par les andalous en 1573/1574, avec des pierres et colonnes romaines, avait été littéralement transformée en un hôpital militaire français dès le début de la colonisation. 

La mosquée du marché communal construite au XVIIe siècle par le bienfaiteur algérien Chagroun avait été réduite et transformée par les colons français en 1877, afin de créer un nouveau quartier au style occidental. Un immense jardin, merveilleux espace vert, selon notre interlocutrice, situé au nord du quartier Aïn K’Sibah, avait été ciblé par la France coloniale, pour construire une église. Celle-ci est devenue une mosquée après l’Indépendance. Il n’en demeure pas moins que l’espace vert avait été amputé, sans autorisation officielle, de plusieurs mètres carrés pour l’extension de la mosquée. 

Dr Yamna Behiri avait consulté 1878 actes. Selon notre interlocutrice, «cinquante milles actes sont conservés aux archives nationales, le quartier de Ain K’Sibah de Cherchell est évoqué 125 fois dit-elle, de très nombreux biens immobiliers appartenant à des familles cherchelloises avaient été spoliés par les colons, venus s’installer à Cherchell, des quartiers habités avaient été démolis par les colons français, qui avaient décidé de construire des maisons selon leur style européen, même les espaces verts et les grands jardins avaient disparu, en raison de la construction par les envahisseurs français des maisons. 

Le tissu urbain de la ville de Cherchell avait subi des violentes agressions humaines et naturelles enchaîne-t-elle, hélas la destruction du quartier Ain K’Sibah se perpétue, en dépit de son classement par les hautes autorités du pays, dans le chapitre de monument historique national le 3 novembre 1999, à préserver», déclare-t-elle. L’ouvrage du Dr Yamna Behiri nous révèle l’existence de 17 quartiers (houma, ndlr) et 4 rues (zonkates, ndlr), construits par les Andalous et les Ottomans, selon les archives.

 La colonisation a changé l’appellation des quartiers et des rues, pour les baptiser aux noms des personnalités françaises. L’ouvrage énumère la liste de ces composantes urbanistiques de la ville de Cherchell créés depuis 1492 jusqu’à l’arrivée de l’envahisseur français. Plus de 50% du tissu urbain ont été détruits pour être remplacés par des constructions qui adhèrent à l’architecture coloniale française.

 Dr Yamna Behiri nous raconte l’histoire des hammams, des boulangeries traditionnelles construites avec des matériaux traditionnels à Cherchell avant la colonisation. Enfin, l’histoire relative à l’existence du caravanserail à quelques mètres du siège de la daïra de Cherchell, un hôtel commercial doté des commodités élémentaires pour accueillir les voyageurs et les commerçants, menacé de disparition, par hasard en 2022. Les ignorants, auteurs de ces actes de destruction des restes de ce caravanserail, ne sont autres que les autorités locales. 

L’Association culturelle Fort de Cherchell avait mis en garde par des écrits sur La brigade de Gendarmerie nationale de Tipasa chargée de la protection du patrimoine culturel vient d’intervenir sur le site en ce début du mois de mars 2022, afin de préserver ce monument de l’époque ottomane. 

L’historienne avoue avant de nous quitter : «J’ai écrit ce livre parce que j’étais outrée et impuissante par la destruction d’une habitation dans le quartier de Aïn-K’Sibah, mais surtout pour dénoncer cet immobilisme général qui a anesthésié notre société et nos décideurs locaux. J’ai édité mon livre avec des anciennes photos pour mettre en avant l’importance de cette richesse culturelle de notre ville. Je ne veux pas être témoin de la disparition de ces patrimoines matériels cherchellois, il est temps d’agir.»

 L’aspect urbanistique cherchellois de 1873 à 1914, l’intitulé du livre du Dr Yamna Behiri, édité chez l’édition Planète des Sciences (Kawkeb El Ouloum, ndlr).

 


« J’ai écrit ce livre, parce que j’étais outrée et impuissante par la destruction d’une habitation dans le quartier de Ain-K’Sibah, mais surtout pour dénoncer cet immobilisme général de nos décideurs locaux… »

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