Terminus Babel de Mustapha Benfodil : Une imagination flamboyante

27/10/2024 mis à jour: 18:17
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 Mustapha Benfodil produit un roman sur et à partir des livres. Ils sont rehaussés comme des objet-actants en interaction avec toutes les personnes qui les entourent : magasinier, bibliothécaire, lecteur, écrivain, etc.  

 

La voix du livre devient ainsi puissante et convaincante. Elle nous dit ses drames, ses incertitudes, ses proximités affectives dans ce magasin aveugle, notamment avec le magasinier originaire de Relizane, région de l’écrivain. 

La bibliothèque prison est décrite avec perspicacité et finesse par Mustapha Benfodil. Les livres sont envahis par les rats dans un espace  de savoirs  marginalisé, rejeté et laissés-pour-compte. L’auteur dévoile les coulisses sombres où sont entreposés les livres potentiellement condamnés à mort, en attendant le verdict final.  J’ai aimé ce roman à la fois subtil et profondément humain. 

Dans une écriture incisive, qui joue de façon brillante et libre avec les mots, mobilisant un imaginaire déroutant et original, en rupture avec une littérature dominante de l’intrigue, lui permettant d’attribuer un sens pertinent à la création  et à l’inventivité. Celles-ci se donnent le droit de briser la glace, de jeter sur le papier ce qui fait mal, en s’inscrivant dans le dévoilement de la situation dramatique du livre. 

L’ouvrage se veut un cri d’alarme sur l’état du livre. Ce sont 145 millions de livres qui sont jetés au rebut chaque année dans le monde. La société de consommation prise dans une logique néolibérale, capte férocement le livre considéré comme  une marchandise, le banalisant de façon brutale, en l’éjectant comme un produit analogue aux autres, sans distinction, passible de mort dans une discrétion absolue. 
 

LA FRAGILITÉ DE L'ÉCRITURE

La «cuisine» ou l’espace de travail de l’auteur et la  façon d’écrire sont mis en relief sans aucune complaisance, réfutant le langage de la prétention, en présentant humblement les difficultés d’écrire, les manies, la colère, l’énervement de l’écrivain. Il évoque sa fragilité face à l’écriture. Il décrit finement les rituels face à la feuille blanche. L’évitement temporaire  de l’écriture s’impose : se laver constamment les mains,  quitter son bureau pour prendre un café, donner un yaourt à sa fille, recommencer, raturer, réécrire, jeter à la poubelle les feuilles qui lui semblent mauvaises, etc. «L’écrivain se lave les mains toutes les deux minutes, boit de l’eau,  va aux toilettes, reboît de l’eau, fume une cigarette, ne supporte pas l’odeur du tabac, se relave les mains, se relève encore  comme s’il était  assis sur un cactus. Re-WC, sa vessie constamment en alerte, incontinence littéraire, reflux, acidités, crampe d’estomac, nervosité, fébrilité. J’ai mal au crâne, ressasse-t-il, migraine atroce ou mal imaginaire, hypocondriaque.» 

Mustapha Benfodil fait admirablement renaître le livre. Il le met en scène. Il le sort avec courage du silence et des indifférences à son égard. Le livre n’est plus un produit passif. Il  «parle», il «crie» son désarroi en s’armant du soutien de ses «pairs» qui attendent avec impatience le jugement dernier  caractérisé par une double vérité : attendre la mort pour être mis au pilon ou au contraire sortir rescapés de la prison,  en étant retenus par une commission qui a jugé utile de  leur redonner vie.  Le livre peut à contrario s’habiller d’une forme de dignité et de fierté quand la passion et l’amour sont prodigués par  les lecteurs. Ils sont nombreux à manifester leur opposition au bradage du livre devant être  soumis au pilon.  Mais ceci est rarement évoqué par des médias pris dans le piège de  la violence de l’argent, avides de l’immédiat et du sensationnel. Ils sont peu préoccupés d’investir activement les coulisses du livre, ses mésaventures et les arbitraires auxquels il est en permanence confronté dans un système économique dominant, qui ne cesse de faire valoir une «littérature embarquée» (Justine Huppe, 2023). Celle-ci efface d’un trait de plume   la tentative de mise au jour du monde actuel «épris»  du  sang  des innocents,  valorisant l’argent et le pouvoir au cœur des rapports de domination. 


LA MÉTAPHORE DU SANG

La mer est ingrate  et rebelle  quand elle engloutit, avec la complicité des pouvoirs des pays du Sud et ceux du Nord, des centaines de personnes à la quête d’une vie digne, contraintes à tous les sacrifices pour tenter de  dire «j’existe». L’auteur le dit admirablement : «La mer n’était qu’un immense réservoir de lâcheté, de sang et de laideur.  Je passais en revue le film de ma vie. Et je riais. Je pleurais. Et les vagues brouillaient ma carte. Et les larmes mouillaient la mer.» 

L’écrivain italien, Goncalo M. Tavares, dans l’os du milieu (2024), privilégiant l’humeur noire,  montre que le  monde actuel est structuré et formaté par la violence.  « C’est dans la boucherie qu’on sent l’authentique odeur du monde».  La couleur  dominante est celle du  sang. La métaphore du sang n’est pas étrangère au livre écrit par des hommes et des femmes qui se retrouvent orphelin.es de leurs œuvres souvent pour des raisons obscures,  impulsées  par des  pouvoirs souterrains et invisibles.  

Ils estiment arbitrairement que leurs romans  ne «méritaient» pas  d’être  socialement reconnus. Ils se retrouvent ainsi condamnés à mort,  broyés comme une marchandise «inutile»,  jetée avec mépris et indifférence aux ordures. Quelle abnégation, quel courage et quelle volonté de fer chez Mustapha Benfodil,  pour écrire  de façon aussi puissante et originale un livre sur les livres, en s’appuyant sur le regard scrupuleux  de l’observateur muni de ses petits carnets  pour noter  les mots ordinaires  des personnes.  

Ceux-ci sont incontournables pour comprendre du dedans les différents pans de la société. L’auteur mobilise avec modestie le cheminement de l’anthropologue du présent pour donner plus pertinence à son œuvre. Il le dit merveilleusement : «Marcher c’est écrire avec les pieds. Avant d’être un livre, j’étais des kilomètres. J’étais des routes. J’étais des pépites de malice et de sagesse ramassée sur le trottoir.» On terminera par le propos de Léonard de Vinci : «L’œil est la fenêtre de l’âme.»
 

Par Mohamed Mebtoul


 

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