Les premiers explorateurs de cette partie de l’Amazonie étaient fascinés par leurs longs cheveux noirs de jais. Ils se désignent aujourd’hui joliment comme «les hommes multicolores», les Siekopaï, dans leur langue d’origine, en référence à leurs anciens ornements, parures et maquillages chamarrés. Jeté dans le monde moderne, déplacé de force et fragmenté par la guerre, le peuple Siekopaï est désormais menacé d’extinction culturelle. Face à l’Etat équatorien, il tente d’obtenir la reconnaissance de ses droits sur son territoire ancestral, encore miraculeusement préservé au coeur de la forêt amazonienne, à la frontière de l’Equateur et du Pérou. A l’occasion d’un rare rassemblement de ce peuple indigène, une équipe de l’AFP a pu se rendre, au terme d’un long périple en pirogue à moteur, dans ce territoire de rivières, lagunes aux récits enchantés et jungles impénétrables. «C’est un voyage au centre de la terre sacrée des Siekopaï, la terre de nos ancêtres», conte Justino Piaguaje, l’un des chefs de la communauté. «Revenir (ici), c’est renouer avec le passé, avec notre culture et notre spiritualité», s’émeut-il, colliers de perles et dents de pécaris sur le poitrail, sur une longue tunique bleue.
Pë’këya
Les Siekopaï forment l’une des quatorze «nations» reconnues en Equateur, où 7% de la population (largement métissée) se reconnaît comme indigène. Ils ne sont plus qu’une poignée, environ 1200, aujourd’hui divisés entre l’Equateur et le Pérou. Car les Siekopaï - également connus sous le nom de Secoya - ont été chassés de leur immense territoire frontalier lors de la guerre entre l’Equateur et le Pérou débutée en 1941, et qui ne s’est achevée qu’en 1998 au terme de décennies de militarisation de la région. Les Siekopaï ont été déplacés de force 160 km plus à l’ouest, dans le nord-est de l’Equateur, dans la localité rurale de San Pablo de Kantesiya, sur un bien maigre territoire de 20 000 hectares, en comparaison des trois millions d’hectares où ils rayonnaient autrefois. D’autres sont restés au Pérou. Cernée de champs pétrolifères, de vastes plantations de palmiers et d’un réseau de routes favorisant la déforestation, la région de San Pablo est l’archétype de l’Amazonie «colonisée» à partir des années 1960, livrée, sous l’impulsion du gouvernement, aux grandes entreprises comme l’américaine Texaco, et aux pionniers venus d’autres régions. Ajouté aux «progrès» du monde moderne, l’impact sur les Siekopaï, leur culture et leur mode de vie, a été brutal. Portable à la main, reggaeton dans les oreilles, maillot de foot sur le dos et au guidon de motos chinoises, ils vivent désormais comme n’importe laquelle de ces populations paysannes de l’Amazonie équatorienne, coincées entre le pétrole et les grandes monocultures. Mais toujours au bord de la rivière - au cœur de leur identité - et avec le rêve mêlé de nostalgie de retrouver leur territoire millénaire et lointain, «Pë’këya» dans leur langue paicoca issue du groupe linguistique tucano.
Sagesse des lagunes
Depuis San Pablo, il faut une dizaine d’heures de barcasse à moteur pour atteindre les méandres de la rivière Lagartococha (la rivière des caïmans), frontalière entre les deux pays et cordon ombilical menant au cœur du territoire Pë’këya. Entrer ici, c’est plonger dans la magie de l’Amazonie immaculée, où la jungle rencontre l’eau en permanence, où l’aquatique et le végétal s’imposent à tous les sens. Dans une chaleur étouffante, poissons étranges, reptiles et crocodiles bercent les eaux sombres, survolées par une multitude d’oiseaux bariolés, aux cris des singes hurleurs perchés aux cimes d’arbres éléphantesques dont les racines s’accrochent aux berges boueuses. La rivière Lagartococha est un entrelacs de lagunes et de bras d’eau dont la géographie fascinante évolue sans cesse au gré des saisons sèche ou pluvieuse. Cet écosystème, reconnu au niveau mondial en 2017 comme l’une des zones humides les plus importantes de la planète pour son rôle dans la régulation du climat, compte des centaines de rivières, marais et lagunes formant un système aquatique complexe, interconnecté et dynamique, avec une incroyable biodiversité: plus de 200 espèces d’amphibiens et de reptiles, 600 espèces d’oiseaux et 167 de mammifères y coexistent, dont beaucoup sont menacés, comme le dauphin rose, la loutre géante, le lamantin ou encore le païche, plus grand poisson d’eau douce du monde. «Depuis la guerre, nous n’avons jamais pu vraiment revenir sur notre territoire. Frères et familles ont été séparés (...) et nous avons été coupés de nos racines nourricières», regrette Justino Piaguaje. Après un premier rassemblement en 1999, près de deux cents Siekopaï se sont retrouvés mi-janvier à Manoko, sur la rive péruvienne de la rivière Lagartococha, une communauté de quelques âmes installée dans des maisons de bois surélevées, qui a tenté ces dernières années le retour sur la terre mère. «Ce retour à Pë’këya, c’est aller à la rencontre de nous-mêmes. Pour les Siekopaï, tout vient d’ici», résume Elias Piyahuaje, le président de la petite communauté d’Equateur, dont le nom de famille est très répandu au sein des Siekopaï et se décline en différentes orthographes. «Les nouvelles générations ne connaissent pas ce lieu, son histoire, son énergie si particulière. Cette rencontre vise à fortifier les liens entre les anciens et les jeunes», plaide-t-il, le front ceint d’un chatoyant bandeau de plumes jaunes et rouges, accordé à sa chasuble couleur coquelicot. Pour l’occasion, les anciens ont ressorti leurs tuniques et ornements de plumes colorées, colliers de perles, de graines et autres dents de jaguar. A l’aide de plantes tinctoriales, hommes et femmes se peignent le visage de motifs zoomorphes, inspirés des animaux de la jungle, serpent, panthère ou araignée. Dans le petit hameau noyé dans un océan de verdure, c’est l’agitation des grands jours. Débarqués par dizaines, les visiteurs se sont installés sous des tentes en nylon individuelles et autres «trekking pro» à montage instantané, entassées côte-à-côte dans les maisons.