Sujet d’une intervention lors d’un colloque sur les crimes du colonialisme tenu à Constantine : Les odonymes en Algérie, une dérive qui s’enracine

25/06/2024 mis à jour: 18:57
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Au boulevard Saint-Jean de Constantine, on occulte toujours le nom de Mohamed Belouizdad (photo : Ahcene Boussouf)

L’odonymie, cette branche de la toponymie, qui s’intéresse aux noms des voies et espaces publics, revêt une dimension politique insoupçonnée. Loin d’être de simples informations pratiques, les odonymes constituent un discours, un récit façonné par les autorités en place, reflétant ainsi la culture et les valeurs d’une société. 
 

Or, en Algérie, une dérive inquiétante s’enracine génération après génération. 

Il s’agit de l’attachement, voire la vénération, pour les anciens odonymes français, vestiges d’une époque coloniale pourtant révolue. 

C’est dans cette perspective que le chercheur en histoire, Mohamed Kouicem, de l’université de Skikda 20 Août 1955 vient de lancer un cri d’alarme à l’occasion d’un colloque sur les crimes du colonialisme animé à l’université de Constantine. Approché par El Watan, en marge de ce colloque, il dénonce l’inconscience collective qui persiste à perpétuer ces appellations coloniales, symboles d’une domination étrangère abhorrée.

 «La cause est le manque de sensibilisation politique et l’intérêt pour l’histoire nationale. Il n’y a pas une bonne intention dans ce genre d’appellations, car l’histoire va nous punir, l’Algérie va nous punir», a-t-il déclaré, pointant du doigt une jeunesse indifférente à la charge symbolique de ces noms. Et de poursuivre que «le colonialisme de peuplement malveillant» a usé de tous les moyens possibles pour «franciser» les noms des lieux, des gens et tout ce qui a une relation de l’identité et l’existence algérienne. Arguant ses propos par des exemples, notre interlocuteur a évoqué le cas de Constantine. 

Par exemple, le boulevard Saint-Jean, une survivance de l’ère coloniale, persiste dans le langage courant, occultant le nom actuel de ce boulevard, qui est Mohamed Belouizdad, figure emblématique du mouvement nationaliste et premier responsable de l’Organisation spéciale (OS). De même, la rue du 19 Juin 1965, connue des Constantinois sous le nom de rue de France, témoigne d’une mémoire collective défaillante. 
 

Une trahison de l’histoire

Cette indifférence, Kouicem la qualifie de «trahison de l’histoire algérienne». «Même celui qui a un problème avec Boumediène n’a pas le droit de trahir son pays», s’indigne le chercheur, rappelant que ces noms coloniaux, souvent liés à des généraux français ayant commis des atrocités, constituent une glorification involontaire des crimes du passé. 

Loin d’être cantonné à Constantine, ce phénomène d’attachement aux odonymes coloniaux se propage tel un virus à travers l’Algérie, de l’est, du centre à l’ouest du pays. M. Kouicem cite l’exemple de la cité des Frères Saker à Skikda, toujours désignée par les habitants comme Mont-Plaisant, ou encore la place du 1er Novembre, connue sous le nom de l’Église. 

Cette persistance des anciens noms coloniaux est, pour le chercheur, le signe d’une «grave dérive». La question qui se pose est la suivante : la France coloniale est-elle parvenue à enraciner ses crimes dans la mémoire collective des Algériens, même après des décennies d’indépendance ? M. Kouicem nuance cette analyse : «Bien au contraire, le recouvrement de la souveraineté nationale est une preuve de sa chute. Mais, nous sommes loin de la conscience politique. La responsabilité incombe en partie aux mosquées, aux universités et à la société civile. 

En ce qui me concerne, j’ai mené des recherches sur les noms des voies et espaces publics de l’Est algérien, mais je compte étendre mon travail à l’ensemble du pays», a-t-il souligné. La persistance de ces noms coloniaux n’est pas anodine, selon notre interlocuteur. 

M. Kouicem ne se contente pas de dénoncer la persistance des odonymes coloniaux, il s’attaque également à un phénomène pernicieux encore, qui est l’altération délibérée de l’histoire et de l’identité algérienne par le biais de la toponymie. Prenant l’exemple de la ville de Batna, dont certains associent le nom à une abréviation du «Bataillon des Tirailleurs nord-africains», il rétablit la vérité historique. Batna provient en réalité de l’expression arabe «Bitna Houna» (nous bivouaquons ici). Un toponyme donné par les Arabes hilaliens bien avant l’arrivée des colons français. 

Cette affirmation s’appuie sur les écrits du lettré Ibn El Hadj El-Nemeyri dans son ouvrage «Faidh El Ibab». M. Kouicem dénonce ainsi une stratégie coloniale d’effacement de la mémoire algérienne, visant à nier l’existence d’une culture et d’une histoire riches antérieures à la colonisation. Il va de même pour le mont Chélia, présenté comme le plus haut sommet des Aurès, alors qu’il s’agit en réalité de Chellia, nom d’une tribu d’Ouled Attia à Collo, les mêmes membres de cette tribu habitaient à Djurdjura. 
 

Retour aux sources 

Cette manipulation toponymique, selon le chercheur, s’inscrit dans la logique de «diviser pour mieux régner», visant à fragmenter le peuple algérien en niant son unité et sa cohésion. Il cite l’exemple de la tribu de Beni Mehenna, présente à la fois à Skikda, Béjaïa et Batna, comme illustration de cette unité originelle. «Les Algériens étaient un seul peuple éparpillé un peu partout. Il n’y avait ni Kabyle, ni Chaoui, ni rien du tout», a-t-il dit. Face à cette situation, M. Kouicem appelle à une décolonisation toponymique volontariste et assumée. Il propose notamment de remplacer les noms latins des villes par leurs appellations originelles en arabe. 

Ainsi, Constantine deviendrait Qacentina et ses habitants Qacentini. Cette démarche vise à réhabiliter l’histoire précoloniale de la ville et à lui redonner sa place légitime dans le récit national. «Cette ville millénaire existait avant Constantin, et jusqu’à présent elle reste marginalisée historiquement. Même pour les circuits touristiques ou pour des travaux de recherche, il faut montrer aux gens où Fadila Saâdane est tombée en martyre, où se sont cachés nos martyrs tout en préservant le patrimoine et surtout la vieille ville de Constantine qui est une véritable source de notre riche histoire. Il faut réécrire l’histoire de Qacentina», a-t-il proposé. 

Au-delà de Constantine, l’intervenant prône l’extension de cette démarche à l’ensemble du pays, suggérant de remplacer Alger par El Djazair, Oran par Wahran et Tiaret par Tihert. Cette démarche, d’après ses dires, est déjà adoptée dans d’autres pays arabes où le nom d’un lieu est écrit en latin selon la prononciation locale et non étrangère. Il insiste sur la nécessité d’une «décision politique forte du président de la République» pour concrétiser cette entreprise de décolonisation toponymique. 

L’appel de M. Kouicem n’est pas un simple caprice d’historien, il se révèle d’une démarche fondamentale pour la construction d’une identité algérienne forte et assumée. En libérant ses espaces publics de l’empreinte coloniale, l’Algérie pourra enfin se réapproprier son histoire et avancer sereinement vers un destin commun.   

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