Si comme la question mémorielle est à l’ordre du jour, il nous a paru opportun d’en parler avec le précieux concours d’un historien, d’autant que ce sujet brûlant a suscité des réactions inattendues suite au rapport Stora. Et des déclarations surprenantes du président français, affirmant, il y a quelques jours, qu’il n’avait «pas à demander pardon» à l’Algerie à propos du passé colonial de son pays.
C’est donc notre ami Fouad Soufi qui va tenter de démêler l’écheveau, avec toute son expertise, son approche scientifique et sa rigueur. Les mémoires ? C’est un pari hardi mais par où commencer ? Vaste chantier empli de risques. Qui fait le tri ? Ce sont les souvenirs, ou les trous de mémoire. A moins que ce soit un rappel d’événements, dont on n’ose pas raconter l’intégralité, car, pour l’heure, tout n’est pas à raconter. Avec cet historien, aguerri, qui va droit au but, en disant les faits crûment, pas besoin de paraboles, d’esquives en empruntant des portes dérobées. On va vite au vif du sujet, mais pas en besogne.
Le rapport de Stora sans l’indifférer, il le place dans son contexte, loin du bruit qu’il a suscité chez nous. «Ce rapport ne m’étonne pas, car il émane d’un expert français à son président, et au-delà, il s’adresse à l’opinion publique française. Mais on me dit, il parle de nous. C’est vrai. Il y a eu un débat sur cette problématique des mémoires. Et c’est comme si c’était à nous qu’il s’adressait. Tout est faussé, car chacun y est allé de sa version, de l’histoire de l’Algérie et veut l’imposer aux autres. Et ça c’est aussi un faux débat. Stora, pour autant que je sache, est français. Il a écrit plus de livres sur l’histoire de la guerre de Libération que ceux qui en Algérie le critiquent. Il a rappelé certains événements. Il a fait des préconisations, pas des recommandations à son pays. Pourquoi ? Pour tenter de réconcilier les mémoires algérienne et française. On sait très bien que c’est un parcours parsemé d’embûches et que les extrémistes algériens et français rejettent l’idée. Stora a essayé de faire le lien entre ceux qui, en France, ne confondent pas la France à la France coloniale, et ceux qui en Algérie font de même.»
Guerre des mémoires ?
Comme nous nous inquiétions de l’amalgame qui est fait ici, concernant le fait mémoriel, gagné par l’émotion, le parti pris et le subjectivisme, nous voulions savoir où commence et où finit la frontière entre la mémoire et l’histoire, situation qui a donné lieu à bien des controverses. Il faut surtout éviter le mémoricide, c’est-à-dire, tirer l’histoire à son profit et cacher les traces et les documents compromettants. L’important est qu’il y ait une lecture du passé, plus conforme à la réalité des faits. Mais cela ne peut se faire avec la rétention de l’information et surtout la censure. La réponse de l’historien est sans appel. Entre l’histoire et la mémoire, il y a un océan. Sauf que chez nous, la mémoire peut imposer sa loi à l’histoire et aux historiens. L’historien travaille sur des sources orales, écrites et même sur la pierre. Allusion aux lieux de mémoire, comme les maquis, les commandements, les endroits symboles… L’historien se pose des questions et interroge l’histoire. Le mémoraliste rapporte son vécu, qui n’est qu’un vécu, au milieu de milliers d’autres.
L’histoire, compare. Malheureusement chez nous, cette distance, entre l’histoire et la mémoire est mal comprise, surtout pour l’histoire de la guerre de Libération nationale. L’histoire, c’est l’esprit critique. A commencer par exemple par le mot guerre d’Algérie, qui ne s’adapte pas à notre histoire qui, à mon sens, épouse le vocable guerre de Libération nationale. Je vais vous dire une vérité. L’Etat français a reconnu qu’il y a eu une guerre, lorsque ses soldats ont réclamé un statut. Ce fait a changé la donne.
Amalgames et fuites en avant
Car ils ont commencé par les appeler les «événements d’Algérie». Si c’était le cas, ces soldats n’auraient fait que leur simple travail de police. Si c’est une guerre, ils jouissent d’un autre statut, d’anciens combattants et bénéficient d’avantages conséquents. D’ailleurs, les soldats, victimes des retombées des explosions nucléaires, se battent encore pour recouvrer leurs droits et obtenir des réparations. En lui rappelant son cri de colère, lancé il y a cinq ans dans les colonnes
d’El Watan, où il fustigeait l’attitude négative et l’absence de coopération du directeur des Archives nationales, arc-bouté sur ses positions fermes d’interdire l’accès aux archives, Fouad ne décolère pas. C’est une contribution qui date de 2016. Quand je l’ai publiée, il n’y a pas eu à vrai dire de réaction. Ce qui est tragique, c’est que 5 ans après, ces propos ont été considérés comme d’actualité. C’est le contexte actuel qui a donné sens à ce que je disais. Il fut un temps où on pouvait consulter la documentation et les archives. Personnellement, j’ai pu voir les archives liées au GPRA et au CNRA. Actuellement, ce n’est plus le cas. La libération des mémoires des moudjahidine a démontré la vanité et l’erreur de cette politique de rétention. Parce que les moudjahidine, quand ils ont écrit, sont allés plus loin que les archives. Heureusement, leur mémoire a permis de ne pas cacher ce qui se dit dans la rue.
Il y a peut être plus d’un millier de livres sur ça. Et c’est tant mieux, car l’expression écrite, du vécu des moudjahidine nous aide encore mieux à comprendre notre histoire. Mais toujours avec l’esprit critique. L’engouement des chercheurs pour le fait historique a connu des développements appréciables dans une perspective pluridisciplinaire, avec des problématiques associées à la sociologie, la psychologie, la psychanalyse, l’anthropologie… Aussi, les traumatismes, on peut également les chercher dans des lieux de mémoires.
Effectivement. Quelqu’un avait écrit : La terre, elle, ne ment pas., mais elle ne nous a pas tout dit. Il nous faut faire l’anthropologie de la guerre de Libération nationale. Repérer systématiquement et faire des fouilles dans les PC des wilayas, par exemple, de zone. Fouiller les lieux de combat même dans les villes, et immortaliser ces lieux par des plaques indicatives. C’est une façon de nourrir les mémoires et lutter contre l’oubli.
A la question de savoir s’il est aisé, face au pouvoir politique, de produire un discours scientifique et objectif sur le passé, Fouad répond par une autre question. Encore faut-il que les politiques tolèrent ce travail d’historien ? Hormis l’intervention frontale de Houari Boumedienne, en 1975, concernant l’histoire, en suggérant qu’il faut dire, que Messali a été un héros jusqu’en 1954 et après un traître, c’est ce que j’appelle le syndrome Yves Courrière, il n’y pas eu d’avancées. Au contraire, puisque Messaadia avait décrété que seuls les moudjahidine avaient le droit d’écrire l’histoire de la lutte de Libération, d’où les différents colloques depuis 1981.
L’université hors jeu
En parallèle à cette époque, l’université était devenue autonome, en produisant des thèses académiques, que jamais le pouvoir n’a essayé de contrôler. Mais étant donné les règles de la méthode historique, personne ne pouvait travailler, sur la guerre de Libération nationale, comme on le fait aujourd’hui. Ce qui manque, c’est précisément la publication et la diffusion des thèses. De plus, il n’y a pas, ou très peu, de revues académiques, ou ne sont pas diffusées…
Peut-on améliorer l’état des lieux et en sortir sans dégâts ? L’histoire de la guerre de Libération n’est pas l’histoire de l’Algérie qui est nettement plus vaste. C’est pourquoi, on ne peut ramener l’histoire de l’Algérie à l’histoire de la guerre.
Ce qui se fait aujourd’hui, c’est qu’il y a des tendances au sein de notre intelligensia et du pouvoir politique qui veulent contrôler de façon absolue, non seulement l’histoire de l’Algérie tout entière, mais également l’histoire de la lutte de Libération. Ce qui donne lieu à des débats conflictuels. Il n’y a pas que l’Etat, il y a aussi ce qu’on appelle, abusivement, la société civile. Je préfère le mot associations.
La société produit son discours sur l’histoire et les tabous qu’elle crées sont aussi puissants que ceux de l’Etat. Parce qu’elle produit contre ce que dit l’Etat. On aboutit à mettre en valeur un personnage contre tous les autres. Finalement, on nourrit les haines, les ressentiments, les rancœurs, bref, tout ce qui peut être négatif. Il y a aussi cette tendance à la glorification déplacée. J’avais fait cette remarque à Saida, à un conférencier, haut responsable politique, qui avait mis en exergue le 8 Mai 1945, dans cette ville, la mettant au même niveau que Guelma, Kherrata et Sétif, dans un but opportuniste avec des visées politiciennes !
On sait que le fait colonial est appréhendé, selon des problématiques propres à chaque historien. Timidement, les historiens n’ont pas insisté sur les liens entre l’égalité républicaine chantée par la France, patrie des Droits de l’homme et les pratiques discriminatoires puis carrément meurtrières et abominables sur le terrain. L’histographie française a globalement un point commun avec tous les historiens académiques, dont beaucoup ont abordé positivement ce volet. C’est la méthode historique, celle qu’on dit positiviste qui s’appuie uniquement sur les archives, et celle qui a révolutionné l’écriture de l’histoire et qu’on appelle l’école des annales, qui met en avant la question historique et celle de l’usage des sources en s’appuyant sur la méthode critique.
Rien n’est jamais écrit définitivement, et il faut ouvrir l’histoire à toutes les sciences sociales, dont l’anthropologie, la psycho, l’histoire sociale… Ses initiateurs sont Lucien Febvre et Marc Bloch. La loi de 2005, consacrant le rôle positif de la colonisation ? C’est un problème politique dénoncé par les historiens. Mais à la limite, c’est le problème des Français. Leurs historiens académiques ont dénoncé cette loi avant les politiques français de gauche, rappelle Fouad, qui, en revanche, se félicite de la décision du président français d’ouvrir, depuis peu, les archives de la guerre d’Algérie.
Cette ouverture a été précédée par la reconnaissance de la France de ses crimes et assassinats, notamment celui de Ali Boumendjel. Mais pourquoi Boumendjel ? C’est un choix judicieux que celui de Stora. Il aurait pu choisir Ben M’hidi.
Comme il s’adresse aux Français, il veut leur dire que leurs officiers sont arrivés jusqu’à assassiner un avocat, un homme de loi, un défenseur du droit et de la loi. Avec tout son poids symbolique. Il leur renvoie leur barbarie aux officiers, en tant que militant, mais ce n’est pas un officier de l’ALN. Symboliquement, le message adressé est que votre barbarie a fait que vous avez touché à un homme de paix qui défend la société. Il faisait son métier d’avocat, même s’il était lié au FLN.
Pourquoi, je dis ça. L’un des symboles de la guerre des Français de droite, c’est la mort de l’instituteur Monnerot tué, par erreur à Mchouneche. C’était la première victime française de la guerre. A Oran, à la même époque, il y a eu presque le même fait, où un Français de confession juive, Azoulay Samuel, a succombé. Mais sa disparition n’a pas eu la propagande du gouvernement général parce qu’il était simple chauffeur de taxi, et que l’autre, enseignant, était venu prodiguer le savoir aux indigènes, qui l’ont tué… une véritable bombe dans la conscience collective française.
11 MARS 2021
Parcours
Fouad Soufi est un homme accompli et un historien rigoureux de valeur qui traite des sujets anciens, comme Sheshnak, Yennayer et d’autres considérés comme tabous. Chercheur, il a exercé au Crasc d’Oran et dirigé les archives de la wilaya d’Oran. Il a, à son actif, plusieurs publications académiques. Militant social, il donne régulièrement des conférences et éclaire sur le Mouvement national dont il est une des références..