Professeur à l’Ecole nationale supérieure d’agronomie (ENSA), Slimane Bedrani analyse dans cet entretien les mesures annoncées pour faire face aux pénuries et à la hausse des prix des produits agricoles. Il estime qu’une coordination étroite entre le ministère de l’Agriculture et celui du Commerce pourrait freiner ce phénomène. Le ministère de l’Agriculture devrait avoir, selon notre spécialiste, un système d’observation fiable des productions agricoles dans les différentes régions agricoles du pays, alors que celui du Commerce est appelé à être doté d’un système d’observation du marché pour contrer les situations de monopole ou de quasi-monopole sur des produits donnés.
- La problématique de la régulation du marché des produits agricoles se pose de plus en plus avec les épisodes de pénurie et de hausse des prix. Comment expliquez-vous le phénomène ?
Je vais régulièrement au marché très populaire de Boumati à El Harrach. Je constate qu’il est bien approvisionné en toutes saisons et en toutes sortes de fruits et légumes. Tout comme est bien approvisionné le marchand de légumes de mon quartier (Beaulieu, à Oued Smar). Certes, les prix fluctuent. Rarement à la baisse (mais ça arrive !), surtout à la hausse.
Mais pourquoi souvent à la hausse ? La hausse des prix pour un produit (la tomate par exemple) ne s’explique pas par la pénurie du produit : la pénurie ne se produit que si la tomate ne se trouve pas sur le marché en pleine saison de production. On ne peut pas dire qu’il y a pénurie de tomates sur le marché en plein hiver. La hausse du prix de la tomate en hiver (hors saison) s’explique par la hausse de son coût de production par rapport à son coût de production en pleine saison (coût de la serre, par exemple).
A cette première raison de la hausse des prix s’ajoute le déséquilibre entre l’offre et la demande, quelle que soit la saison. L’offre de produits n’est pas suffisante soit parce qu’on n’a pas suffisamment investi dans la production, soit parce que les revenus distribués sont trop importants et permettent donc aux consommateurs d’offrir plus de monnaie pour la même quantité de produit (inflation).
- Concernant par exemple la pomme de terre, s’agit-il d’un déficit en production ?
Pour la pomme de terre, on peut appliquer le même raisonnement que pour la tomate, ci-dessus. La hausse du prix de la pomme de terre sur le marché en ce moment s’explique ainsi : On n’est pas en pleine saison de production (faiblesse de l’offre de production de la saison) et on n’a pas assez stocké de pommes de terre en pleine saison de production pour vendre en hors saison. Tout cela, parce que les pouvoirs publics ont pénalisé les stockeurs, les accusant de provoquer des hausses de prix.
Les pouvoirs publics n’ont pas compris que ceux qui stockent la pomme de terre en pleine saison de production font œuvre utile en maintenant des prix raisonnables à la production (grâce à leur demande) et en maintenant une offre de produit suffisante en hors saison (mais à un prix plus élevé, ce qui est normal compte tenu des frais de stockage et de réservation).
- La situation n’est-elle pas liée au manque de coordination entre les départements de l’Agriculture et du Commerce ?
La coordination entre les ministères du Commerce et de l’Agriculture est nécessaire pour que le ministère du Commerce puisse être informé à l’avance des manques dans la production de certains produits afin qu’il donne, par exemple, des autorisations d’importation de manière à équilibrer l’offre et la demande. Il faut, pour cela, que le ministère de l’Agriculture ait un système d’observation fiable des productions agricoles dans les différentes régions agricoles du pays.
Le ministère du Commerce doit surtout avoir un système d’observation du marché qui lui permettra de contrer les situations de monopole ou de quasi-monopole sur des produits donnés.
- Quel impact attendre de la décision portant plafonnement des prix ?
Le plafonnement des prix des fruits et légumes est non seulement dangereux mais sera aussi inefficace et extrêmement coûteux.
Quand le prix d’un produit augmente par rapport à son coût de production, il signifie un profit important pour le producteur. Celui-ci est donc encore plus motivé pour en produire plus.
Plafonner le prix, c’est donc diminuer l’incitation à en produire davantage, ce qui est contraire à ce que l’on veut. Le plafonnement est inefficace parce qu’il est quasiment impossible de contrôler quotidiennement des milliers de grossistes et de détaillants à travers le territoire national. Si l’on veut tous les contrôler, il faudrait une armée de contrôleurs dont le coût de fonctionnement serait insupportable pour le budget de l’Etat.
- La vente directe du producteur au consommateur est-elle à même de freiner le phénomène de la hausse des prix ?
La vente directe du producteur au consommateur n’est pas la panacée à la hausse des prix pour la très grande majorité des consommateurs. Elle ne peut se réaliser qu’entre un petit nombre de consommateurs se trouvant géographiquement près d’un petit nombre de producteurs (souvent des consommateurs urbains et des producteurs péri-urbains). Les producteurs de gros volumes doivent s’en remettre à des professionnels du négoce pour écouler leurs produits.S. I.