Secouée par un mouvement de contestation depuis le 1er septembre, la Martinique est le théâtre d'une brusque poussée de fièvre.
De sa chaise de jardin, plantée sur la Nationale 5, Terry filtre les voitures d'un hochement de cagoule, les mains en appui sur une barre de fer. Derrière lui, les flammes déchirent la nuit martiniquaise, en ces temps de lutte contre la vie chère. Ces derniers jours, l'île française des Antilles, où le prix des denrées alimentaires est 40% plus élevé qu'en métropole, vit au rythme d'un couvre-feu nocturne. Secouée par un mouvement de contestation depuis le 1er septembre, elle est le théâtre d'une brusque poussée de fièvre.
Une vingtaine de gendarmes ont été blessés depuis le 8 octobre, selon la gendarmerie. Terry (qui a refusé de donner son nom de famille), 19 ans, tient depuis mercredi avec quelques dizaines d'autres jeunes ce barrage filtrant à l'entrée de Rivière-Salée, une commune populaire près de Fort-de-France. «On en a marre. On lutte contre la vie chère mais on se f… de notre gueule», dit, dans la moiteur nocturne, ce vendeur fraîchement revenu de France métropolitaine où il a vécu plusieurs années.
«En métropole, avec 200 euros, ton caddie est blindé...», assure-t-il. En Martinique, «t'as un sac cabas même pas rempli» pour ce prix, le coupe Ketsia, munie d'une batte de baseball. Plus d'un Martiniquais sur quatre (27%) vit sous le seuil de pauvreté, près de deux fois le taux de la France métropolitaine (14,4%), selon des chiffres de 2020.
«Il faut qu'ils nous entendent»
Sur le barrage où brûlent de l'électroménager, des meubles, une carcasse de voiture retournée et tout ce qui a pu être récupéré, la jeune femme de 23 ans ordonne aux automobilistes de faire demi-tour, sauf motif médical. «On en a marre que nos parents payent 400 euros alors qu'il n'y a rien sur le tapis» de caisse, s'énerve cette ouvrière du bâtiment, en débardeur et cagoule qui ne laisse percer que ses yeux. «Maman, elle travaille et l'argent qu'elle reçoit, c'est même pas assez pour payer le loyer, l'électricité, l'eau et les courses.
Elle ne peut pas subvenir à nos besoins», abonde un électricien de 20 ans requérant l'anonymat, lui aussi le visage masqué, équipé d'un bâton de bois et affublé d'un mini-sac à dos rose. Il résume, tandis qu'un barragiste ravive l'amas fumant d'un jet d'essence contenu dans une bouteille d'eau : «C'est désolant (d'en arriver là), de casser, de brûler. Mais on est obligés de faire des dégâts pour qu'on nous entende. Il faut qu'ils nous entendent.» Loin des barrages, le dialogue s'est noué entre Etat et acteurs locaux, mais pour l'instant, sans déboucher sur un accord sur la baisse du coût de la vie.
«On tient»
Après quelques nuits d'émeutes, de pillages et d'incendies, les rues de Martinique ont retrouvé un calme relatif entre samedi et dimanche sous l'orage caribéen, malgré des forces de l'ordre invisibles et des barrages fumants. Ces derniers sont circonscrits aux quartiers sensibles en périphérie du chef-lieu.
Aux Quatre-Croisées, un carrefour de Saint-Joseph au nord de Fort-de-France, le nœud routier reste sous le contrôle d'hommes prêts à en découdre, sans que les forces de l'ordre tentent de dégager cet axe érigé en place fortifiée par des engins en tout genre et des voitures en feu. «On tient le poste. Jusqu'à ce qu'ils prennent en compte nos revendications sur la vie chère», y explique un homme encagoulé et ganté, parmi des dizaines d'autres munis de bouteilles de vodka et de projectiles.
Pour monter les barrages, un objet est particulièrement plébiscité : le réfrigérateur. A Rivière-Salée, où les barragistes assurent répondre aux consignes du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC) le mouvement à l'origine de la mobilisation contre la vie chère, Ketsia regarde un frigo brûler. Elle soulève sa cagoule, souffle : «La fin d'un frigo vide.»