Saci Belgat est ingénieur agronome, docteur pédologue, retraité de l’enseignement supérieur. Il est auteur de nombreux ouvrages, notamment Ecologie du littoral algérien (Editions universitaires européennes 2014), Gestion des habitats agropastoraux (Editions universitaires européennes 2015) et Une agriculture saharienne sans les oasiens ? (Ouvrage collectif, Arak éditions, 2021).
Dans cet entretien, il souligne les bouleversements politiques et climatiques qui affectent l’Algérie et prône un changement paradigmatique de notre agriculture pour faire face aux défis.
Entretien réalisé par Nouri Nesrouche
- Contre l’enthousiasme provoqué par l’annonce d’un important investissement agricole turc dans le Sud algérien, vous avez opposé des arguments refroidissants. Voulez-vous expliquer votre position de scientifique ?
Pourquoi l’investissement turc dans l’agriculture à Oued Souf n’est pas opportun et n’est pas souhaitable ? Les investissements agricoles à Oued Souf, Adrar et le grand sud qu’ils soient nationaux de type latifundistes ou étrangers visent à l’expansion de l’agriculture hyper intensive au détriment de l’agriculture raisonnable, respectueuse des équilibres écologiques et de l’environnement. Cette agriculture hyper chimique, épuise le peu de sols agricoles qui existent et l’eau de la nappe du Système aquifère du Sahara septentrional (SASS) qui rappelons-le est une eau fossile qui ne se renouvèle qu’à un très faible volume/an, moins de 2 milliards de m3/an.
Tout investissement agricole dans le grand sud sans les garde-fous environnements et écologiques et quel qu’en soit l’origine des fonds et à plus forte raison quand ce sont des fonds étrangers sur lesquels l’État n’a presque aucun levier de coercition et de contrôle favorise le gain rapide en raison de la volatilité de cette agriculture dite saharienne au détriment de la terre et de l’eau.
Les investisseurs instruits par les expériences malheureuses en d’autres pays, à l’exemple de l’Arabie Saoudite, savent que cette agriculture n’est pas durable et viable. Elle épuise rapidement le peu de sols vivants et l’eau fossile des nappes. De plus, elle favorise, en raison de la qualité médiocre de l’eau, ce qu’on appelle en agronomie le phénomène irréversible de la salinisation secondaire.
Les sels vont tuer les microorganismes et la microfaune du sol utile, ils rendent à terme les sols irréversiblement improductifs.
Deuxième argument : cette agriculture intensive sans expertise et analyse n’apporte aucun plus technologique, technique et/ou scientifique du futur. C’est une technologie de base maîtrisée par le commun des mortels et par nos agriculteurs (pivots d’irrigation, puits artésiens, bacs de refroidissement de l’eau, etc.). Comme partout ailleurs en moyenne après deux décennies d’exploitation forcée, les sols seront plus désertiques qu’ils ne l’étaient.
Aussi, et en raison de la forte consommation en intrants engrais et produits phytosanitaires, et la très faible adsorption de ces molécules dangereuses par le sol, le surplus ira polluer la nappe. En fait c’est tout le contraire d’un développement agricole circulaire, vertueux et durable.
Est-ce pour autant qu’il ne faut pas investir dans le grand sud ?
Au contraire, et grâce aux avancées scientifiques et techniques spectaculaires, il est souhaitable et recommandé d’exploiter le moindre centimètre carré de sol vivant qui s’offre à nous, mais à la condition d’adapter chaque agriculture au milieu et non l’inverse. C’est ce qu’on appelle une agriculture écologiquement intensive. C’est-à-dire travailler intensivement en respectant le milieu et ne cultiver que là où le sol s’y prête à l’agriculture. Dans le sud nous disposons de 2 millions d’hectares répondant à ces critères. Ça n’est pas négligeable quand on sait que la surface agricole utile totale est à peine de 8,3 millions d’hectares, dont plus de 3 millions sont laissés en jachère. En ces milieux, il faut privilégier les spéculations agricoles très peu gourmandes en eau et rentables, comme les céréales d’hiver, la phoeniciculture, la floriculture, et les légumineuses, des pratiques agricoles et des travaux du sol économes des gaz à effet de serre, de la matière organique et l’eau, et recourir à des amendements organiques, des semences et des variétés adaptées.
En somme, c’est aux Algériens soucieux des équilibres et du développement de leur pays d’inventer les solutions vertueuses. Il serait dangereux à terme dans un monde en bouleversement copernicien de confier la souveraineté alimentaire à des étrangers ; c’est exactement et de la même dangerosité si, il en vient à notre armée nationale de confier la défense du pays à une armée ou à des armées étrangères.
C’est valable aussi dans les Hauts-plateaux ?
Pas dans les mêmes termes. Une grande partie des hauts plateaux souffre du manque d’eau, les sols s’y prêtent à l’agriculture, mais par manque d’eau, ils ne sont pas valorisés à leur optimum. La seule et l’unique solution c’est de procéder à des transferts d’eau du SASS et du massif tellien sur ces vastes zones. Il est possible et à termes de bonifier 2 millions d’hectares et les verser directement à la céréaliculture en association avec l’élevage. Transférer l’eau du SASS à hauteur de 5 milliards de m3 et investir dans au moins un barrage hydroélectrique de la taille du barrage de Beni Haroun, voilà une solution à la fois écologique et durable.
Qui est en mesure d’investir dans l’avenir ? Des capitaux étrangers ?
Cela m’étonnerait d’autan que d’autres pays concurrents offrent en mieux et pour une bouchée de pain, de l’eau et des terres fertiles à volonté. C’est ce que la FAO nomme justement le néocolonialisme agraire : Soudan, Éthiopie, Érythrée, Ukraine, Kazakhstan, Pakistan, Ouganda, Congo, et la liste est longue, et elle ne cesse de s’allonger en raison de la famine dans le monde. Que représente l’Algérie à côté de ces pays où les terres sont réputées fertiles et où l’eau coule à flots. Depuis quelques décennies, des dizaines de millions d’hectares ont été achetés en Asie, en Afrique et dans les ex-pays de l’Est. Pour nous, je ne vois qu’une seule solution : la bonification des terres en ce vaste territoire. Seule la Sonatrach a l’ingénierie et la capacité pour entreprendre un redressement salutaire de transfert d’eau et de mise en valeur à grande échelle. Si notre fleuron de rang mondial s’engage, dans les dix ans à venir l’Algérie sera à l’abri des pressions alimentaires.
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Vous avez déclaré justement que l’Algérie ne connaîtra pas de famine et n’aura pas soif, comment ne pas paniquer alors même que la pluviométrie et les prévisions des agriculteurs sont au plus bas ?
Ce n’est pas tant le climat qui est devenu subitement plus humide et clément, mais on vit un phénomène météorologique que nous ne maitrisons pas. Le printemps a été plus pluvieux cette année et les pluies mieux réparties que par exemple en 2021. Les zones céréalières de Tiaret, Guelma, Oued Zenati, Constantine ont eu un printemps au moins aussi pluvieux qu’en 2021, selon les données climatiques, et les barrages hydrauliques sont remplis à plus de 37 %, c’est-à-dire au même niveau que l’année 2021.
Bien entendu le spectre du stress hydrique n’est pas totalement éloigné. Tant que l’État n’entreprend pas une planification écologique, interdire l’utilisation abusive de l’eau en été, faire payer l’eau au prorata de la consommation, sévir sévèrement contre les contrevenants. En outre, utiliser en agriculture les eaux des STEP c’est 1 milliard de m3 d’eaux traitées qui va à la mer ou dans les oueds.
Par ailleurs, l’Algérie a senti le coup venir, elle a acheté à tour de bras les céréales et c’est très bien, l’État a mis à l’abri la population d’une pénurie et de graves tensions sur la farine de blé tendre.
La guerre en Ukraine a créé des facteurs de déstabilisation sur le marché mondial des produits agricoles, notamment le blé. Quelle est la position de l’Algérie sur les court et moyen termes ?
La question du blé est stratégique. De la maîtrise de cette question en raison du mode de consommation, des sols, du climat et de la sociologie de l’algérien dépendent toutes les autres questions agricoles : comme on dit nous sommes le pays du blé et du mouton, et « Quand la céréaliculture va, tout va !»
À court terme et en raison des mauvais choix, on ne peut que s’adapter à une situation de conflit et de stress. Je crois que le choix des alliances est le meilleur. La gouvernance algérienne affiche une neutralité efficace, tout en étant sincère et constante dans nos amitiés et nos alliances stratégiques. Maintenant, à moyen et à long termes, il faudrait développer nos propres capacités de production. Et là, deux scénarios se présentent à nous : Le premier est la maîtrise des techniques et des sciences agronomiques. Mais en l’état actuel de la formation agronomique, nous sommes encore loin des standards internationaux en matière de fertilisation des sols, de maîtrise des pratiques agricoles modernes et surtout en génie génétique. Il nous faut du temps pour mettre à niveau nos écoles et les outils de la recherche agronomique. L’agronomie du XXIe siècle est devenue une science fine, très complexe. Il faut savoir le nombre impressionnant de livres et de publications scientifiques de très hauts niveaux publiés chaque année quand on ne dispose même pas d’une maison d’édition spécialisée en sciences et techniques agronomiques et agricoles (j’éprouve actuellement mille difficultés à publier un livre sur le sujet du jour, l’agriculture et les agrosystèmes céréaliers en Algérie).
Le deuxième scénario consiste à augmenter sensiblement la sole réservée à la céréaliculture. Ramener à 6 millions d’hectares en bonifiant les sols des hautes plaines, en réduisant la jachère là où c’est possible à 2 millions d’hectares, et en tablant sur un rendement moyen de 20 q/ha, on peut réduire nos importations en blé tendre à moins de 30 %, et atteindre une autosuffisance en blé dur et en orge ce qui serait un exploit. Ce scénario a l’avantage de faire de l’agriculture un outil économique efficace dans la résorption du chômage. Je reste attaché à la souveraineté – l’agriculture est trop sensible pour la confier à des étrangers. Les terres sont le résultat d’une lutte de libération et d’un engagement sans précédent de la paysannerie qui a longtemps souffert de la faim et de la malnutrition.
Face aux chamboulements climatiques, l’Algérie est-elle outillée pour préserver sa souveraineté alimentaire ? Quels sont nos avantages et nos points faibles ?
Tous les climatologues s’accordent sur un point, le climat de l’Algérie sera différent dans les 10 — 20 ans à venir. La température moyenne ces 20 dernières années des steppes arides et semi-arides a augmenté de 1,5° C. En ces territoires de 30 millions d’hectares, il sera de plus en plus difficile de préserver la flore, la biodiversité globale et le mode d’élevage agropastoral. La pluviométrie moyenne d’ici 2030 va baisser de 5 à 15 %. Le premier effet affectera la culture des céréales et en particulier les blés — la culture des blés d’hiver ne sera plus possible à l’isohyète, la sole agricole réservée à la céréaliculture va se rétrécir, et passera d’ici peu, et si l’œuvre de bonification ne suit pas, à 2 millions d’hectares au lieu de 3 millions emblavés et 2,5 millions laissés en jachère. En somme, le changement climatique n’est plus du domaine de la spéculation scientifique et ses effets affectent de nombreux domaines de la vie et du développement humain.
Quels sont les risques qui pèsent sur la souveraineté alimentaire ?
Parmi un ensemble de facteurs multiplicateurs des risques, j’ai identifié un ensemble de trois facteurs : Le premier est d’ordre agricole : en même temps que la démographie est en croissance continue, la surface agricole utile stagne, et la productivité des sols croît très lentement. En termes physiques, l’Algérie a perdu plus de 200.000 ha de 1990 à 2000. Cette tendance à la perte de sols va en croissant, à cause d’une absence d’un aménagement intelligent et efficient du territoire, et des pratiques culturales aléatoires et inefficientes. L’érosion et la bétonisation, notamment du littoral, constituent un sérieux danger. L’érosion affecte en moyenne 40.000 ha/an, tandis que les moyens de lutte et de restauration sont dérisoires. L’Algérie perd en moyenne par érosion 120 millions T/ha, soit 1 cm de sol/an. Quand on sait qu’il faudrait un siècle pour former un centimètre de sol agricole cela veut dire que l’Algérie perd en moyenne un siècle de pédogenèse, donc de formation des sols. De 1990 à 2010 ce sont plus de 400.000 ha qui ont été bétonnés.
Le deuxième facteur est d’ordre hydrique : les capacités de mobilisation au nord entre les eaux de surface et les aquifères sont de 12 milliards de m3 d’eau/an, et 1 milliard de m3, produit par le traitement des eaux usées. Sur 12 milliards de m3 d’eau de surface mobilisable, moins de 7 milliards le sont effectivement. Et certains barrages hydrauliques, à peine entrés en activité sont touchés par l’accumulation des sédiments érodés des bassins versants, alors qu’en théorie un barrage de dimension moyenne devrait avoir une durée de vie supérieure à un siècle. Sur 2 millions d’ha à irriguer, moins de 900.000 ha le sont.
Le troisième facteur multiplicateur des risques, réside dans les lois sur le foncier agricole de l’État : La loi 19/86 a miné l’agriculture en faisant exploser le nombre d’exploitations et réduire la taille/exploitation. Le nombre d’exploitations dans le foncier agricole de l’État est passé de 2188 avec une moyenne de 830 ha/exploitation à 143 244 et une moyenne de 8,3 ha/exploitation. Ce morcellement excessif des exploitations est un frein au développement et à la performance. L’Etat se doit d’engager une refonte intégrale du foncier.
- Presque tout est à refaire…
Pour espérer réduire un tant soit peu la facture alimentaire et répondre à minima à la souveraineté alimentaire l’Algérie est tenue d’instruire une vraie Révolution agraire au sens où elle associera à la fois sciences agronomiques, techniques, enseignement/recherche, amélioration du statut social de la paysannerie et refonte intégrale du foncier agricole.
Vous avez écrit aussi qu’une association entre l’Algérie, la Russie et la Chine va tracter la croissance mondiale, et que c’est inéluctable. C’est une idée qui relève de la géostratégie politique. Qu’est-ce qui vous fait penser à une telle perspective ?
Le ballet diplomatique des délégations civiles et militaires étrangères qui se poursuit est la preuve que l’Algérie est au centre des enjeux géostratégiques dans la région. L’importance qui lui est accordée vient de sa position géographique, mais pas seulement. L’Algérie est au carrefour de la méditerranée et de l’Afrique, convoitée pour ses richesses et sa dynamique démographique. Ajouter à cela l’Algérie est riche de son sous-sol, de sa diversité climatique qui font de notre pays un acteur majeur des luttes et des tractations entre les grandes puissances de ce monde. Une image édifiante de ce qui se passe : sitôt le ministre des affaires étrangères russe quitte l’aéroport Houari Boumedienne, une forte délégation militaire de l’OTAN débarque à Alger. Il va sans dire que les pressions sur Alger sont fortes. Pour l’instant l’Algérie résiste et affiche sa volonté d’indépendance et en même temps réaffirme son amitié avec les deux grandes puissances que sont la Chine et la Russie et attend peser dans le monde en devenir. Je crois que nous Algériens conscients et conséquents des enjeux, nous souhaitons le meilleur à notre pays en étant vigilants et fermes sur l’édification du Front populaire interne, seul garant de notre indépendance et de notre souveraineté.