- En juin vous écriviez : «Le récit d’une économie menacée par la crise politique oublie que la crise économique structurelle que traverse la France est à l’origine de la situation politique.» Cette grille de lecture est-elle toujours d’actualité ?
Plus que jamais. Le nœud du problème de toute cette affaire, depuis la dissolution de l’Assemblée nationale en juin mais, même avant, c’est que le récit macroniste est celui d’une France redressée, qui dispose d’une économique solide, performante, prospère, où le chômage a fortement baissé… Grosso modo, ils prétendent avoir un bilan extraordinaire et ils aident qu’il faut aller plus loin… avec notamment la réforme des retraites en 2023. Et ça, cela se fracasse sur une réalité de terrain.
Une réalité que beaucoup diront ressentir et je pense qu’elle est plus profonde, c’est que cette politique creuse les inégalités. Pour la plupart des Français, la situation économique est celle d’un niveau de vie qui s’est dégradé, d’un taux de chômage certes plus faible mais des salaires plus bas avec une forte inflation et des conditions de travail qui se sont détériorées. Sans parler de la détérioration des services publics, dans la santé, l’éducation, les transports. Bref, tout ça fait que le bilan positif porté par les macronistes se brise sur le refus de la population d’accepter ce bilan.
- Un refus qui s’est manifesté lors des élections de juin et juillet derniers mais aussi dans les grandes manifestations sociales dont les Gilets jaunes en 2018 et la contestation de la loi sur les retraites en 2023, autant de manifestations sociales qui n’ont pas été entendues et au contraire une diabolisation de l’opposition, surtout de gauche. Pourquoi ?
C’est une stratégie menée par Emmanuel Macron depuis le début de son mandat. Une stratégie consciente. Il a intérêt que son bloc se retrouve en face à face avec l’extrême droite, c’est ce qui s’est passé en 2017 puis en 2022. Pour deux raisons : la première c’est une raison électorale, à chaque fois tous les cinq ans, il avance l’idée du «front républicain», disant c’est moi ou l’extrême droite, pour qu’on se rallie à lui au second tour. Ensuite, il dit j’ai été élu sur mon programme, merci, j’applique mon programme.
Il y a donc cette espèce de hold-up électoral que ses duos avec l’extrême droite lui permettent. La deuxième chose, c’est qu’il n’ignore pas que l’extrême droite ne remet pas en cause le fond de sa politique. On le voit dans le programme du Rassemblement national de plus en plus clairement exprimé par la montée de Jordan Bardella, un néolibéral qui ne remet pas en cause l’essentiel de la politique de Macron. Ainsi dans la continuité de ce que vise Macron, ce deal avec le RN lui convient très bien.
Cela lui permet de se présenter comme le défenseur de la démocratie. C’est important de dire que pour ce face-à-face avec le RN, il a besoin de diaboliser la gauche en la qualifiant d’extrême gauche, en la présentant comme antisémite, le vecteur du wokisme, de l’islamisme, du terrorisme, ça va très loin quand même cette diabolisation qui a une fonction politique… Ça fait écho à la détestation profonde dans la bourgeoisie française à tout ce qui relève de la réforme sociale. On continue dans cette contre-révolution et cela porte un écho historique…
- …A ce sujet, on n’est pas dans la nouveauté, cette détestation remonte loin dans l’histoire, à la Commune de 1870 ?
Pour moi, le point de départ c’est l’alliance en 1830 entre la bourgeoisie et le peuple puis en 1848 la rupture sanglante de cette alliance. La révolution de juin 1848 où les républicains bourgeois massacrent les ouvriers parisiens. On parle de 7000 morts. Ce n’est pas rien. Les ouvriers demandaient le maintien des ateliers nationaux qui étaient l’équivalent d’une caisse de chômage.
C’est la première alliance de la bourgeoisie contre le peuple. Jusque-là bourgeoise et petit peuple étaient unis contre les forces réactionnaires. Ensuite bien sûr on vivra la répression de la Commune de Paris en 1870-1871. Cela fait écho aussi à ce qui s’est passé dans les années 1930 puis à l’après-Seconde Guerre mondiale, où le programme social a été mis en place parce que patronat et bourgeoisie étaient en état de faiblesse.
Contre les avancées sociales, dans les années 1980, on aura le début d'une contre-révolution qui veut revenir sur 1945. Comme toute contre révolution, c’est violent et caricatural et le but est de réduire à néant toute volonté de réforme sociale et dire qu’en fait il n’y a d’autre choix que cette politique néolibérale.
- On a entendu le président Macron dans son allocution, jeudi soir, après la chute du gouvernement, dénoncer le «front antirépublicain» qui a fait tombé le gouvernement. Qu’en pensez-vous ?
Quand Emmanuel Macron explique qu’il faut une culture du compromis, pardon, mais c’est risible à un point incroyable. Il a toujours considéré que le Parlement était un élément secondaire, y compris lorsque son propre parti n’avait pas de majorité à partir des législatives de 2022, puis celle de juin-juillet 2024.
Je vous rappelle aussi tous les 49.3 mis en place sous les gouvernements de son ère. Il a une vision verticale du pouvoir, une vision personnelle alors que dans une démocratie parlementaire, ce sont les partis qui se mettent d’accord et qui imposent un Premier ministre à un chef d’Etat qui se contente de valider.
Ce n’est pas la démarche. Les partis des forces parlementaires viennent devant Macron pour trouver un compromis. Ce n’est pas ça la démocratie où les partis ont une coalition sur un programme et l’appliquent. Vous voyez les partis espagnols ou portugais négocier avec le roi, ou les Pays-Bas, ou l’Italie avec le président ? On clamerait que c’est un régime qui revient 150 ans en arrière, et bien cela c’est le régime de la France.
- Comment voyez-vous le recentrage du secrétaire général Olivier Faure du Parti socialiste qui a rencontré vendredi le président Macron ? Comme la fin du Nouveau Front populaire ?
C’est difficile à dire. Première lecture, il essaie de montrer que le compromis avec le macronisme n’est pas possible et donc de rester dans le Front populaire prenant acte de l’impossibilité. Deuxième lecture, une alliance de coalition avec la macronistes et la droite.
A ce moment-là, la vraie question n’est pas tant que le PS entre au gouvernement mais sur quelles bases. Et que peuvent-ils obtenir ? Sachant que ce qu’on retient du discours de Macron, sur les sujets économiques, il n’est pas du tout déterminé à bouger d’un iota. C’est pour ça d’ailleurs qu’il avait nommé en septembre Michel Barnier. Considérant que son bilan est bon, Macron refuse toute remise en cause de sa politique économique.
Toute coalition parlementaire doit pour lui se faire sur cette acceptation. Il pose comme préalable le respect de sa politique comme le maintien de l’ISF, la réforme de retraites et un tas de choses qui semblent inacceptables du point du vue du PS même modéré, sauf si le PS fait ça pour un poste au gouvernement. C’est ça qu’il faudra regarder.
- En tout cas, la France paraît devenue ingouvernable. Comme voyez-vous l’avenir ?
Il y a très clairement ces trois blocs (Ndlr : bloc macroniste avec la droite, la gauche NFP et l’extrême droite RN), absolument inconciliables. Le RN est légèrement plus fort que les autres et dans un système électoral majoritaire comme celui de la France, cela peut lui servir à avoir une majorité absolue.
Ce qui l’a empêché en juillet, c’est que les deux autres blocs entre les deux tours se sont alliés de circonstance pour lui faire barrage. La vraie question, compte tenu du fait que les macronistes refusent toute remise en cause de leur socle économique, rejeté par deux tiers des Français, c’est jusqu’à quel point à gauche et à droite, les gens vont accepter ce barrage républicain.
S’ils n’acceptent plus ce barrage républicain, on aura le RN au pouvoir et a contrario s’ils continuent de bloquer l’extrême droite, on aura le système qui perdurera et dans une élection présidentielle, on pourrait avoir un néo-macroniste ou un post-macroniste élu. Le problème, ce sont les fondements de la démocratie qui sont sapés. Les gens votent et ont le sentiment que cela ne débouche sur rien.
Est-ce que l’offre politique est compatible avec ce qu’ils cherchent, c’est une autre question, mais il y a un vrai phénomène de fatigue démocratique. Avec un autre souci : qu’est-ce qu’on apporte comme solution à cette crise générale économique latente ? Cette question n’est pas posée dans le débat public.
- Et aussi comment répondre aux besoins sociaux et à la crise sociale, en France comme ailleurs ?
Oui, exactement. Vous avez les besoin sociaux et de justice sociale, mais aussi les besoins écologiques. Crises sociale, écologique et économique. Ces trois crises sont non solvables dans le schéma du capitalisme contemporain, car la crise économique fait que les réponses sociales ou écologiques sont écartées. Sachant aussi que la crise écologique demande de changer son mode de vie et que cela induit un problème social. On est dans un maelström compliqué à régler.
Dans l’offre politique dans les pays occidentaux, tout le monde propose des idées pour l’une ou l’autre des crises, alors qu’elles sont liées et qu’elles deviennent de plus en plus fortes. Sans remise en cause de l’intégralité du fonctionnement du système, on sera condamné à se taper la tête contre les murs en permanence, quelles que soient les options retenues. La France représente cette impossibilité de sortir de ces trois crises, nous plongeant dans l’impasse complète. Ce qu’on retrouve dans nombre de pays.
Bio express
Journaliste depuis l’an 2000, il a rejoint La Tribune en 2002 sur son site web, puis au service marché. Correspondant en Allemagne depuis Francfort entre 2008 et 2011, il en devient rédacteur en chef adjoint au service macroéconomie en charge de l’Europe jusqu’en 2017. Arrivé à Mediapart en mai 2017, il y suit la macroéconomie, en particulier française. Il a publié en 2019 aux éditions La Découverte La guerre sociale.