Israël a mené une véritable guerre de l’ombre pour éviter que ses dirigeants ne soient poursuivis par la CPI, incluant des écoutes téléphoniques et des menaces physiques.
Lorsque le procureur en chef de la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé qu’il visait à obtenir des mandats d’arrêt contre des dirigeants israéliens et du Hamas, il a émis un avertissement clair : «J’insiste pour que cessent immédiatement toutes les tentatives d’entraver, d’intimider ou d’influencer indûment les responsables de cette Cour.»
Dans une enquête conjointe publiée mardi 28 mai par le quotidien britannique The Guardian et le site d’information israélien +972, il est révélé qu’Israël a mené une véritable guerre de l’ombre pour éviter que ses dirigeants ne soient poursuivis par la CPI, incluant des écoutes téléphoniques et des menaces physiques. Le pays a mobilisé ses agences de renseignement pour surveiller, pirater, faire pression, diffamer et, selon certaines allégations, menacer des hauts responsables de la CPI, afin de freiner les enquêtes de la Cour.
Les services de renseignement israéliens ont intercepté les communications de nombreux responsables de la CPI, y compris celles de Karim Khan et de son prédécesseur, Fatou Bensouda. Ces interceptions incluaient des appels téléphoniques, des messages, des courriels et des documents.
Les renseignements obtenus permettaient au Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, de connaître à l’avance les intentions du procureur. Une communication interceptée récemment suggérait que Khan souhaitait émettre des mandats d’arrêt contre des Israéliens, mais subissait une «pression énorme des Etats-Unis», selon une source informée.
Netanyahu aurait, selon l’article du Guardian, suivi de près les opérations de renseignement contre la CPI, étant décrit par une source de renseignement comme «obsédé» par les interceptions liées à l’affaire. Ces efforts, supervisés par ses conseillers en sécurité nationale, impliquaient l’agence de renseignement intérieure Shin Bet, la direction du renseignement militaire Aman et la division de cyber-renseignement, l’unité 8200. Les renseignements collectés étaient ensuite partagés avec les ministères de la Justice, des Affaires étrangères et des Affaires stratégiques.
L’inquiétude des responsables politiques et militaires israéliens face à d’éventuelles poursuites remonte, selon l’enquête du Guardian, aux premières visites de l’Autorité palestinienne à la Cour en 2009. Lorsque la Palestine a adhéré à la CPI en avril 2015, Israël a immédiatement mis en place une stratégie nationale pour neutraliser toute menace de poursuites contre ses dirigeants et soldats.
Le site d’investigation israélien +972 explique notamment que «les échanges privés avec des responsables palestiniens étaient régulièrement surveillés et largement partagés entre les communautés du renseignement». D’après The Guardian, Yossi Cohen, ancien chef du Mossad de 2016 à 2021 et proche de Benyamin Netanyahu, aurait personnellement dirigé cette opération. Il aurait, entre autres, montré à la procureure de la CPI une photo d’elle prise lors d’un voyage privé à Londres avec son mari. «Vous devriez nous aider et nous laisser prendre soin de vous. Vous ne voulez pas vous engager dans des choses qui pourraient compromettre votre sécurité ou celle de votre famille», lui aurait dit le maître espion israélien.
«Terrorisme diplomatique»
L’enquête conjointe s’appuie sur des entretiens avec plus de deux douzaines d’officiers de renseignement israéliens et de responsables gouvernementaux, de hauts responsables de la CPI, de diplomates et d’avocats familiers de l’affaire.
La perspective de poursuites à La Haye a conduit l’ensemble de l’establishment militaire et politique israélien à considérer la contre-offensive contre la CPI comme une guerre à mener, selon un ancien responsable du renseignement israélien. Cette «guerre» a commencé en janvier 2015, lorsque la Palestine a rejoint la cour, après avoir été reconnue comme Etat par l’Assemblée générale de l’ONU, un acte condamné par les responsables israéliens comme une forme de «terrorisme diplomatique».
Le 16 janvier 2015, quelques semaines après l’adhésion de la Palestine, Fatou Bensouda, avocate gambienne respectée élue procureure en chef de la CPI en 2012, a ouvert un examen préliminaire sur ce que la Cour appelait en termes juridiques «la situation en Palestine». Le mois suivant, deux hommes qui avaient réussi à obtenir l’adresse privée de la procureure se sont présentés à son domicile à La Haye.
Selon l’article du journal britannique, les hommes ont refusé de s’identifier à leur arrivée, affirmant qu’ils voulaient remettre une lettre à Bensouda de la part d’une femme allemande inconnue qui souhaitait la remercier. L’enveloppe contenait des centaines de dollars en espèces et un mot avec un numéro de téléphone israélien.
Cette tentative de livraison inhabituelle et suspecte a été perçue comme une tentative d’intimidation directe envers Bensouda, visant à la dissuader de poursuivre les enquêtes sur les crimes de guerre présumés dans les territoires palestiniens occupés. Cet incident s’inscrit dans une série de pressions et d’interférences que les responsables israéliens ont exercées pour empêcher la CPI de mener ses enquêtes impartiales.
Quelques années plus tard, lorsqu’il a pris les rênes du bureau du procureur de la CPI en juin 2021, Karim Khan a aussi hérité d’une enquête qu’il décrivait plus tard comme étant «sur la faille de San Andreas de la politique internationale et des intérêts stratégiques». L’enquête de la CPI a néanmoins traîné en longueur. Selon The Guardian, l’entité sioniste a tenté d’empêcher la Cour d’ouvrir une enquête criminelle exhaustive. Après que celle-ci a été lancée en 2021, elle «a cherché à s’assurer qu’elle n’aboutirait à rien».
Il a fallu attendre l’affreuse guerre menée contre Ghaza pour voir le procureur britannique élever le ton contre Israël. En février 2024, Khan a publié une déclaration très ferme que les conseillers juridiques de Netanyahu ont interprétée comme un signe inquiétant.
Dans un message sur X, il a, en effet, averti Israël de ne pas lancer d’assaut sur Rafah, la ville la plus au sud de Ghaza où plus d’un million de personnes déplacées étaient réfugiées à l’époque. «Ce tweet nous a beaucoup surpris», a déclaré un haut responsable israélien cité par The Guardian.
Les services de renseignement israéliens avaient intercepté des courriels, des pièces jointes et des messages texte de Khan et d’autres responsables de son bureau. «Le sujet de la CPI a grimpé dans la liste des priorités du renseignement israélien», a déclaré une source du renseignement.
A Washington, un groupe de sénateurs républicains américains avait déjà envoyé une lettre menaçante à Khan avec un avertissement clair : «Cibler Israël et nous vous ciblerons.» La CPI, quant à elle, a renforcé sa sécurité avec des contrôles réguliers des bureaux du procureur, des vérifications de sécurité sur les appareils, des zones sans téléphone, des évaluations hebdomadaires des menaces et l’introduction d’équipements spécialisés.
Un porte-parole de la CPI a déclaré que le bureau de Khan avait été soumis à «plusieurs formes de menaces et de communications pouvant être considérées comme des tentatives d’influencer indûment ses activités».