Rencontre hommage à Assia Djebar à la librairie Chaïb Dzaïr à Alger : «Assia Djebar avait préparé un long métrage sur la trilogie de Mohammed Dib»

26/06/2023 mis à jour: 21:47
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A gauche Ahmed Béjaoui, au centre Fatma zohra Mebtouche Nedjai, Mohamed Balhi et Abdelhamid Bourayou

L’Entreprise nationale de communication, d’édition et de publicité (ANEP) a organisé, samedi dernier, une rencontre en hommage à la femme de lettres d’expression française  Assia Djebar, à la librairie Chaïb Dzaïr à Alger.
 

C’est devant un auditoire de qualité que trois universitaires de choix se sont succédé pour évoquer l’œuvre d’Assia Djebar avec des angles d’approches différentes. Le consultant auprès de l’ANEP et modérateur, Mohamed Balhi, a rappelé que le prix Assia Djebar a pour habitude de se tenir annuellement fin juin. Mais comme il n’y a pas eu, cette année, de production littéraire conséquente, le jury a décidé d’attendre septembre prochain pour être fixé sur la date la cérémonie au pire des cas reporter l’événement à 2024. 

Ainsi à défaut d’organiser la cérémonie du Grand Prix Assia Djebar, l’événement a été maintenu par un hommage dédié à cette grande dame de la littérature algérienne. Auteure de nombreux romans, nouvelles, poésies et essais, elle a aussi écrit pour le théâtre et réalisé plusieurs films de référence. Assia Djebar est considérée comme l’un des auteurs les plus célèbres et les plus influents du Maghreb. Pour rappel, elle a été élue, à l’Académie française en 2005, lui donnant ainsi la primeur d’être la première écrivaine nord-africaine à y être reçue.

Étrennant la rencontre, la sociolinguiste et professeure à l’Ecole supérieure des beaux-arts d’Alger, Fatma Zohra Mebtouche Nedjai, a choisi de parler de deux romans majeurs de l’écrivaine à savoir  Femmes d’Alger dans leur appartement, nouvelles, Des Femmes, 1980 et La Femme sans sépulture, édition Albin Michel en 2002. Pour notre oratrice, Femme d’Alger dans leur appartement retrace la vie des femmes algériennes dans leurs souffrances et dans leur bâillonnement. Assia Djebar, soutient-elle, a, comme dans son premier livre, coupé le fil qui a noué la parole à travers des récits de vie. Elle va nous raconter et reconstruire l’image de ces femmes.

 Il y a une polyphonie dans ce récit. On dénombre aussi plusieurs types de pouvoirs, tous inscrits dans un contexte patriarcal social. Concernant, La Femme sans sépulture, l’universitaire reste convaincu qu’il s’agit d’un beau livre. De l’avis de l’intervenante, ce roman est le plus accomplie dans la quête de la mémoire des femmes. 

A travers son écriture élégante, Assia Djebar va reconstituer le corps et l’aura de l’héroïne Zoulikha qui avait de l’audace et du courage. «Cette héroïne algérienne est une et multiple à la fois, car elle représente toutes les femmes qui ont combattu à ses côtés. Elle est aussi mère et le symbole de l’Algérie.» «Assia Djebar, argue-t-elle, explore le silence et la soumission de la femme, les relations fraternelles et le rapport entre la belle-mère et la belle-fille, souvent teintée de violence. Elle met en exergue également le rapport entre l’oppresseur et l’oppressé dans La femme sans sépulture, qui n’est autre qu’un hommage à tous les moudjahidate et moudjahidine à travers le personnage héroïque de Zoulikha.»

 La sociolinguiste a soutenu qu’Assia Djebar a eu le courage de mettre en valeur tous les partenaires de l’Algérie, plus les femmes. «Elle les a écoutés et mis en valeur leurs actions et leur contributions pendant et après la guerre d’Algérie. C’est à nous, maintenant, de notre côté de faire ce que l’on peut», conclut-elle. Pour sa part, Bourayou Abdelhamid, linguiste et président du jury de la 6e édition du Grand Prix Assia Djebar du Roman, a affirmé qu’Assia Djebar a exploré d’un doigt de maître la littérature, la musique, le cinéma et le théâtre. 
 

Absence de traduction

L’intervenant a toutefois déploré le problème de la traduction de la littérature algérienne francophone vers l’arabe et vice-versa. Il reste convaincu que l’Etat se doit soutenir la traduction, car les éditeurs algériens n’ont pas les moyens de le faire. Il rappelle au passage que lors des manifestations culturelles arabe et islamique de 2007, 2011 et 2015, plusieurs traductions ont été à l’honneur.

 Preuve en est avec l’excellent travail de traduction de Mohamed Yahiatène sur l’œuvre d’Assia Djebar. Il ajoute que la célèbre écrivaine a toujours accordé une importance primordiale à l’histoire et à la mémoire. «Avec le génie qu’on lui reconnaissait, elle a mis avec brio en avant plan l’Histoire de l’Algérie après 1945. Elle a abordé de grandes thématiques telles que entre autres la relation de l’Algérien avec sa société et son environnement, la transition d’une société rurale à la citadinité, la nostalgie et des frustrations collectives. Elle a su poser des questions fondamentales sans pour autant donner de réponses. Elle a invité plus d’un à la réflexion. Je pense qu’il est temps d’organiser un colloque à la grandeur de cette dame d’exception», appelle-t-il.

Prenant la parole avec toujours la même éloquence, l’universitaire, le producteur et critique de cinéma, Ahmed Béjaoui, est revenu sur sa rencontre avec Assia Djebar et sur les projets d’accompagnements de la défunte sa qualité de haut responsable au niveau de la Radio télévision algérienne. Il a connu l’écrivaine alors qu’il était programmateur et responsable des archives à la Cinémathèque algérienne entre 1966 et 1971.

 Il indique qu’elle était une cinéphile assidue. Elle parlait beaucoup de films et surtout de deux réalisateurs : de l’Italien Bazzoni et de l’Américain Ted Berman. Si le premier était un poète et un homme de lettres, le second était un auteur d’opéra et un metteur en scène de théâtre. «Il y avait, précise-t-il, cette idée de roman cinématographique qui circulait. Assia Djebar avait quelque chose de plus ancré, dans l’imaginaire cinématographique.» 

Son premier contact avec la télévision a été établi par le regretté directeur de la Radio télévision algérienne, Abderrahmane Laghouati. Ahmed Béjaoui confie qu’Assia Djebar avait été blessée et heurtée par une remarque de l’historien et sociologue Mostefa Lacheraf qui l’avait traitée de petite bourgeoise. 

A l’époque, Kateb Yacine et Malek Haddad avaient renoncé à écrire en français. Assia Djebar avait écrit à El Moudjahid pendant la guerre de Libération nationale, mais avait décidé, elle aussi, à un moment donné d’arrêter d’écrire en français, car elle était profondément blessée. 

L’intervenant se rappelle qu’elle était venue avec un scénario qui s’appelait «Les Femmes d’Alger dans leur appartement». Au départ, elle a cherché des femmes qu’elle a rencontrées niveau de la frontière algéro-tunisienne, sur lesquelles elle avait fait plusieurs reportages dans El Moudjahid, Résistance algérienne pendant la guerre de Libération. 

Quand elle est venue présenter son projet à la RTA, elle est allée avec Ahmed Sedjen et une équipe de techniciens dans des repérages pendant trois ans. Il faut dire aussi qu’elle écrivait pendant les repérages. Elle ne retrouvait pas ses femmes. Du coup, au moment du repérage, elle a décidé de changer son fusil d’épaule. «Elle s’est dit, note Ahmed Béjaoui, la région que je connais le mieux, c’est le Mont Chenoua pour raconter la résistance de ses femmes. Cela commence par un arbre générationnelle qui a été repris plusieurs fois dans l’histoire du cinéma. 

C’est d’ailleurs elle qui a inventé cet arbre au milieu qui va dans le vent. Elle fait ce film qui est également son ancrage dans une culture très francophone. Parce que de par mon opinion, autant Mohamme Dib murmurait en arabe tlemcenien, autant Assia Djabar a été élevée dans la francophonie. Quand elle a pu revenir à l’écriture, elle s’est sentie libérée, parce que c’est la langue dans laquelle elle a travaillé. C’est une écrivaine de français qui est née et a grandi dans le français qui la poussait d’ailleurs à accepter malgré son nationalisme d’entrer dans l’Académie française». 
 

L’ancrage de la musique chez assia Djebar

Ahmed Béjaoui poursuit son analyse en affirmant que le deuxième ancrage chez Assia Djebar, c’est la musique. Elle était une mélomane accomplie. Elle a, d’ailleurs, fait de ce film une nouba avec cinq mouvements tout cela sur une musique de Béla Bartók Bartov. C’est aussi un hommage à ce compositeur et pianiste. 

Pour information, Bartók avait visité en 1912 Alger et avait enregistré les chants traditionnels chaouis. Assia Djebar a adapté un certain nombre des sonates de Bella Bartok en les mélangeant avec la nouba et où l’on pouvait apprécier la voix de la chanteuse Nardjess qui chantait pour ponctuer les rencontres avec ces femmes. 

Toujours selon les confidences de l’intervenant, Assia Djebar avait le projet de faire un reportage avec le réalisateur Hassen Bouabdellah. Le scénario a été déposé à l’époque de Béjaoui. Le film ne s’est pas fait car elle avait d’autres obligations. Dès qu’elle a fait ses deux films, elle s’est précipitée dans l’écriture, abandonnant ainsi le reste.

Elle avait présenté un deuxième projet, à l’époque où elle était mariée avec le poète Malek Alloula. Elle a proposé le projet «Le Maghreb des années 30», ensuite, c’est devenu «Mémoire coloniale» pour enfin aboutir au titre final «La Zerda ou les chants de l’oubli». Il y a eu des problèmes avec ce film. «Ils lui ont demandé, révèle-t-il, de couper quelque chose. Elle a été assez vexée. Heureusement que nous avons envoyé une copie à Berlin, car le film a été sélectionné. De la même manière que cette copie a servi à numériser le film avec la cinémathèque de Berlin. «Femmes d’Alger dans leur appartement» est le troisième scénario qu’Assia Djebar a déposé auprès de la RTA. «Malheureusement, confesse Mohamed Béjaoui, je n’ai pas trouvé de traces de ce scénario. 

Il y a eu un changement. Abderrahmane Laghouati, par lequel nous avions carte blanche, avait été limogé. Il était celui qui donnait l’âme à la volonté de production d’œuvres cinématographiques. Il est parti avec lui la volonté de produire.» Toujours selon les révélations du critique de cinéma, Assia Djebar a eu une levée de boucliers de certains cinéastes algériens. Ahmed Béjaoui reste convaincu qu’Assia Djebar a été le point de rupture. 

A un moment donné, elle avait acquis une coloration cinématographique dans ses écrits. «Elle est sorti avec un enrichissement extraordinaire. Je dirai que son désir de cinéma n’est pas mort à ce moment-là. Elle a déposé plusieurs projets. Elle avait même préparé un long métrage sur la trilogie de Mohammed Dib. Elle était, d’ailleurs, une grande admiratrice pour le regretté écrivain. Elle a également écrit un scénario sur Youcef Seddik. 

Ce scénario a commencé à marcher et à un moment donné, on lui a signifié ce n’est pas possible de faire le film parce qu’on ne peut pas montrer les prophètes de l’Islam.» Ahmed Béjaoui fait une autre confidence sur Assia Djebar. 

Au moment où elle préparait ses films, elle lui disait que les femmes doivent non seulement conquérir l’espace extérieur mais surtout garder l’espace intérieur. 

Quelques années plus tard, Assia Djebar est sollicitée pour présenter son opéra Les Filles d’Ismaël, dans le cadre de l’année de l’Algérie en France. 

Elle accepte, mais au moment de la production, on l’informe que son opéra ne peut pas se faire, car on ne peut pas montrer les femmes du prophète dans une œuvre algérienne. Ahmed Béjaoui achève son intervention par des mots lourds de sens : «Je terminerai en pensant à Assia Djebar et à Zoulikha Oudai, disant que la réputation littéraire en Algérie a souvent besoin d’une sépulture.»
 

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