Raouf Farrah : «La demande illicite d’armes en Afrique du Nord et au Sahel reste très élevée»

10/03/2022 mis à jour: 00:15
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Raouf Farrah. Analyste senior au sein de la Global Initiative Against Transnational Organized Crime / Photo : D. R.

Raouf Farah est analyste senior au sein de la Global Initiative Against Transnational Organized Crime, un centre de réflexion structuré en plusieurs Observatoires à travers le monde. C’est au sein de l’Observatoire Afrique du Nord et Sahel (NAS) que ce jeune chercheur en géopolitique et ses collègues produisent des connaissances sur le crime organisé et les économies illicites, le trafic d’armes, de drogues, la contrefaçon de médicaments, la traite humaine, le trafic environnemental, etc. Des criminalités qui travaillent cette région-clé de la Méditerranée. Raouf Farah est l’auteur de nombreux rapports, études, articles, qui participent à une meilleure compréhension des phénomènes qui inquiètent la région. Il a publié en décembre 2021 La lutte de la société civile de Zouara (Libye) contre le crime organisé. Succès et échecs des efforts de la communauté locale», et en décembre 2020, le rapport «Le dilemme de la migration en Algérie. Migration et trafic d’êtres humains dans le sud de l’Algérie». Des recherches fondées sur des données de terrain, éléments qui font largement défaut à ces domaines de connaissances qui exigent que ces dernières soient continuellement renouvelées et documentées. Surtout portant sur une région aussi sensible que la bande sahélo-saharienne, axe pivot du crime organisé qui est un enjeu sécuritaire majeur pour les Etats de la région et bien au-delà. Pour El Watan, Raouf Farrah a accepté de revenir sur son travail, aussi bien en Libye qu’en Algérie, et de nous éclairer sur l’état du crime organisé et ses enjeux dans la région Afrique du Nord-Sahel.

La pandémie de Covid-19 a paralysé la planète entière ; qu’en était-il pour le crime organisé dans l’aire Afrique du Nord-Sahel ?

Schématiquement, les économies illicites ont connu trois temps depuis le début de la pandémie. D’abord, l’incertitude des marchés, ensuite une baisse de l’offre due aux restrictions des mobilités, et en dernier une période d’adaptation qui a permis un quasi-retour à la normale.

Le trafic de cannabis en est le meilleur exemple. La diminution temporaire de l’offre sur les marchés maghrébins a directement affecté les prix. Très rapidement, les réseaux de trafic ont réussi à adapter leurs stratégies pour contourner les mesures de contrôle liées à la Covid-19. Deux années après le début de la pandémie, nous revenons à des niveaux de trafics relativement similaires à l’ère d’avant-Covid.

- Qu’en est-il du trafic d’armes et des autres commerces illicites ?

C’est certainement le marché du trafic humain qui a été le plus touché par la pandémie. Le fait que les Etats maghrébins, surtout l’Algérie et le Maroc, aient renforcé les restrictions aux frontières, le transport de migrants du Sud vers le Nord est devenu plus risqué et compliqué. En Algérie, les trafiquants ont été sévèrement touchés, confiscation de leurs véhicules, de nombreuses condamnations à de lourdes peines.

Sans oublier la pression exercée sur les passagers clandestins, mettant ainsi les migrants dans une situation très difficile qui a exacerbé leur vulnérabilité. Globalement, la demande illicite d’armes dans la région Afrique du Nord-Sahel reste très élevée alors que l’offre demeure faible comparativement aux besoins du marché.

La région est alimentée par deux sources principales. La première provient des livraisons illégales d’armes en Libye. La seconde source regroupe les stocks publics officiels qui ont été achetés en toute légalité, avant d’être détournés vers les marchés illicites. Ainsi que les armes collectées par les attaques que mènent des groupes armés contre les unités des forces armées locales.

Le trafic de cocaïne, quant à lui, est toujours aussi actif. Nos recherches indiquent que le marché s’appuie davantage sur la «conteneurisation» de la drogue comme mode de transit sur la côte ouest-africaine que l’acheminent de la cocaïne par voie routière à travers le Sahel et le Maghreb, puis vers les marchés de destination en Europe et vers le Golfe.

Mais c’est surtout le marché des psychotropes qui a connu une croissance exponentielle au cours de la dernière décennie. La région est inondée de produits qui entrent de manière illicite ou qui sont détournés des circuits pharmaceutiques. Pour les trafiquants, c’est un marché moins risqué et aux revenus stables.

La faiblesse du cadre légal, la corruption au niveau du circuit pharmaceutique ainsi que des ports facilitent la croissance d’un marché qui présente de sérieux dangers sur la santé publique des sociétés.

- Les Etats de la région semblent appréhender la question migratoire exclusivement sous l’angle sécuritaire, sans faire évoluer la question des droits des migrants. Les deux ne seraient-ils pas conciliables ?

Toute la difficulté est bien là. Les Etats maghrébins traitent la question migratoire comme un enjeu de sécurité en lui associant l’épithète de «menace» dans les discours officiels. Ils estiment que la migration irrégulière peut être évacuée par une approche sécuritaire qui criminalise le migrant et le passeur, ce qui leur permet d’accentuer la militarisation des frontières.

Or, plus l’approche sécuritaire prédomine, plus les risques encourus par les migrants s’accentuent. Plus on élève la taille du mur de sable aux frontières algéro-nigériennes ou algéro-maliennes, plus le migrant prendra davantage de risques pour tenter de les franchir, très souvent au péril de sa vie.

La politique de l’emmurement des frontières ne peut ni endiguer la mobilité ni lutter efficacement contre l’exploitation des migrants par des réseaux de trafic. Elle sert, par contre, des agendas extrarégionaux pour limiter les flux humains irréguliers vers l’Europe et auxquels les Etats maghrébins font office de supplétifs directs ou indirects.

Le Maroc et la Tunisie bénéficient directement de financements visant à renforcer leur capacité à lutter contre les migrations clandestines, tandis que les politiques aux frontières prônées par l’Algérie, qui prétend être totalement souveraine sur cette question, arrangent discrètement ses partenaires au Nord.

Tout cela pour dire que c’est une équation complexe qu’aucun Etat de la région n’aborde la question sur la base de paramètres humains. Sans nier les risques et les menaces sécuritaires qui pèsent sur la région, l’hégémonie du «tout-sécuritaire » laisse très peu de marges à une politique migratoire qui prône la mobilité régulière, les droits humains et la conformité aux conventions internationales.

- A la lecture de vos rapports, on note le rôle vital que tiennent ces villes-haltes, Zouara en Libye, Tamanrasset en Algérie, etc., dans l’émergence d’un dynamisme social agissant par le bas sur les réalités transfrontalières, surtout migratoires. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Ces lieux sont des villes-carrefours par excellence. Il y a toujours eu des formes de mobilité, car leur écologie humaine requiert l’échange et donc l’interdépendance.

Zouara est un cas très intéressant en Libye. Ville amazighe et maritime du nord-ouest, très proche de la Tunisie, longtemps marginalisée par la Jamahiriya. La ville a toujours vécu de la petite contrebande et de la migration clandestine.

A la chute du régime d’El Gueddafi, des réseaux de trafic, soutenus par des milices, ont pris le contrôle de ces économies et ont massifié le trafic de migrants au point où la ville a été associée au crime organisé.

En 2015, trois bateaux partis de Zouara échouèrent sur les côtes, causant la mort à plus de 650 migrants. La société civile de Zouara, l’une des plus dynamiques de la Libye post-El Gueddafi, l’a vécu comme un véritable déclic. Cette tragédie l’a décidé de faire front commun contre l’exploitation des migrants.

Un noyau d’associations et d’activistes a dit «stop au trafic», « stop à l’exploitation des migrants». La dynamique a pris rapidement grâce au soutien politique de la municipalité, des notables et les forces de sécurité de la ville.

Un groupe milicien, «Les hommes masqués» (El Mouqana`in), se sont mobilisés en jouant un rôle important dans la lutte contre le trafic de migrants. Même si la situation politique actuelle diffère et la société civile de Zouara travaille moins sur cet enjeu, un cercle exceptionnel d’acteurs «zouaris», très sensibles à cette question, continue de militer pour le respect de la dignité des migrants.

- Qu’est-ce qui a fait reculer l’engagement de la région ?

Avec le temps, l’approche répressive a commencé à nuire aux intérêts de la communauté. Lorsque «les hommes masqués » ont touché aux intérêts des petites familles, et ceux des petits trafiquants, la ville a pris peur. Le cas le plus emblématique est celui de «King Slim».

Connu pour son implication dans de nombreux trafics, Fahmi Slim Ben Khalifa était également l’un des plus grands mécènes de sa ville. Arrêté par El Mouqana`in, son transfert vers Tripoli remis à El Rad`e (les salafistes) a donné lieu à une mise en scène extrajudiciaire qui en a choqué plus d’un. Une ligne rouge a été franchie, faisant voler en éclats le consensus qui existait à Zouara.

- Et pour le cas algérien ?

En ce qui concerne Tamanrasset, il faut savoir qu’il existe un petit noyau d’acteurs mobilisés sur la question migratoire, mais cela reste faible comparativement aux besoins. Au cours des dernières années, ces acteurs se sont mobilisés sur un volet humanitaire.

Toutefois, ces associations font face à des contraintes bureaucratiques et politiques non négligeables alors que leurs activités sont utiles pour des communautés de migrants vivant dans les quartiers défavorisés de Tamanrasset comme Gaat El Oued. Pour sa part, le Croissant-Rouge algérien est présent sur le terrain, mais son travail est principalement centré sur la gestion du centre de rétention où les migrants sont maintenus avant d’être expulsés par les autorités. Ils organisent aussi quelques opérations de prévention et de lutte contre le VIH et en lien avec la Covid-19.

De manière plus générale, la société civile algérienne travaille très peu présentement sur la situation des migrants. Il y a d’importantes opérations de solidarités citoyennes pendant la pandémie avec les migrants subsahariens en situation irrégulière. Cependant, les enjeux migratoires ont été délaissés par les associations et les collectifs dans les grandes villes du Nord en raison de la politique de répression et des arrestations liées au «hirak», et les pressions sur les associations.

- Parmi vos recommandations pour le cas algérien, vous évoquez la mise en place d’un Observatoire indépendant sur ces enjeux. Est-ce pour sortir de la vision exclusivement sécuritaire ?

On gagnerait à développer des Observatoires et des instituts de recherche indépendants qui permettent une réflexion pluridisciplinaire sur les migrations et tous les enjeux sociaux, économiques, politiques, technologiques et environnementaux nécessaires à notre développement.

Il est fondamental de s’appuyer sur des informations probantes et vérifiables afin de mettre en place des politiques publiques efficaces et prendre des décisions justes. C’est ce que font les Etats les plus développés.

Or, l’une des plus grandes faiblesses de notre région, nous laissons la chance aux autres de nous étudier, nous analyser, de s’informer avec minutie sur nos réalités sociales au nom de la sécurité, de la protection de l’Etat ou du secret-défense, c’est ainsi que nous nourrissons notre subordination. Assia Bakir

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