Bien que ne résidant pas en Algérie depuis environ soixante ans, tout m’y ramène. Souvent. Même pendant mes années américaines, j’y suis retourné au moins une fois par an. Tout m’y invite. Un mariage ou encore un décès, évidemment. Et puis la famille, durant des circonstances heureuses ou malheureuses. Le maintien d’un lien avec ses origines, pour un immigré en pays étranger, relève de l’ordre naturel d’une vie.
Cette vie où nous atterrissons sans bagage en soute et qui, un jour, prendra fin. À l’orée d’une saison, nous empruntons de nouveau un dernier parcours, sans rien emporter des choses accumulées, sinon les souvenirs des jours heureux. C’est aussi un fait que la beauté des sites algériens est à vous couper le souffle.
Sans oublier l’accueil toujours chaleureux de ses habitants. Cependant, ce furent des séjours de courte durée, à cause de mes obligations professionnelles et parce que j’appartiens à une famille éparpillée sur trois continents…
«Loin des yeux, près du cœur», disait le vieil adage, si ce n’est tout simplement des yeux de Chimène pour le pays de mon enfance. Quand je suis là-bas, je me contente de ce qui est, négligeant avec conviction ce qui aurait dû être. Et j’observe tous ces enfants scolarisés, toutes ces universités réparties à travers un vaste territoire, fournissant à la France des contingents de médecins algériens, sans rubis déboursé, dont elle a cruellement besoin et dont elle n’apprécie pas toujours la présence. Et dans le secteur qui est le mien, en partant de zéro infrastructure de production médicamenteuse au lendemain de son indépendance, l’Algérie a su développer une industrie que, pour ma part, je salue.
D’autres succès abondent. Les insuffisances et les frustrations aussi, poussant nombre de jeunes à tenter parfois une évasion par une mer douteuse, au péril de leurs vies, vers des cieux que leur riche imagination suppose plus cléments. Et c’est le commencement de la galère. À vous crever le cœur, car peu réussissent à trouver leur niche. Le challenge de demain, c’est de donner à cette ardente jeunesse des raisons de croire que leur avenir et celui de leurs enfants sont ici, chez eux, près des leurs.
Depuis quarante ans, j’accepte le fardeau de me taire à propos des différents régimes politiques qui ont jalonné l’histoire de l’Algérie, depuis son indépendance. Qui suis-je pour m’exprimer ? Installé dans le confort d’une vie que l’on dit réussie et plus tard dans celui d’une retraite à la fois apaisée et active, je me suis imposé le silence. La vie m’a enseigné, après beaucoup de souffrance, que tout bon jugement nécessite une réflexion sans concession, pour être pertinent. Et puis le royaume des donneurs de leçons est suffisamment encombré pour s’y aventurer. Par ailleurs, mes visites à Alger et en Kabylie ont toujours été de courte durée.
Ce n’est évidemment pas du désintérêt. Tant s’en faut. Pendant ces dernières années, il m’est arrivé plus d’une fois d’intervenir, dans le cadre d’une étude ou d’un conseil, toujours bénévolement. Et s’il fallait en dire plus, j’ajouterais avec modestie que c’est durant la décennie noire qu’une usine de fabrication de médicaments a été construite en Algérie par le géant pharmaceutique dont j’étais l’un des dirigeants. L’une des toutes premières usines de fabrication de médicaments, sinon peut-être la première. A une époque où les visiteurs et les soutiens se faisaient rares.
Et pourtant, il n’est guère interdit de rêver et quelquefois je rêve d’une Algérie dont les résidents éprouvent la joie de vivre, dans un pays devenu un modèle de développement économique et social, à même de lui conférer une certaine puissance dans la région, sinon la suprématie.
Que les Singapouriens me pardonnent, je n’ai pas manifesté beaucoup d’intérêt pour cette cité-État pendant mes premières années new-yorkaises. Nous avions certes un bureau et une équipe sur place, mais un marché modeste par le nombre de ses habitants — par ailleurs généralement en bonne santé — ne soulevait que peu d’intérêt et de motivation à l’inclure dans la liste de mes visites mensuelles des principales capitales asiatiques. Jusqu’au jour où le génie singapourien décida de nous convaincre que transférer à Singapour un important projet d’investissement pour la construction d’une usine, d’abord envisagée et annoncée en Irlande, serait une source d’incitation fiscale comparable à nulle part ailleurs.
Dossier et lettre d’engagement à l’appui. Et c’est dans cet État exigu que Pfizer annonça en l’an 2000 un investissement de 350 millions de dollars américains pour la construction d’une usine de synthèse, parmi les plus importantes dans le monde. Dans toute politique d’investissement, le fameux « ROI » (Return on Investment) et la stabilité des lois et règlements jouent un rôle primordial. Mais il y a aussi souvent un aspect humain, avec le degré de sympathie qu’inspirent les dirigeants. Et sur ce plan, les dirigeants de Singapour pourraient enseigner dans les meilleures écoles de business. Une cité-État où les habitants s’entassaient à dix dans une chambre insalubre, sans ressources d’aucune espèce, quelques années avant son indépendance, en 1965. Et de surcroît avec deux voisins puissants et hostiles, qui ne lui voulaient pas que du bien.
Il est vrai que Singapour, pourtant dépourvue de ressources naturelles ou agricoles, a émergé en peu d’années comme une puissance financière mondiale et une destination idéale pour des investisseurs ambitieux. Singapour, dans le monde, ce sont le premier port, la troisième raffinerie pétrolière, la capitale la plus verte et, dans le domaine de la santé, un centre d’excellence de production par synthèse et de bioscience. Un miracle ?
En quelque sorte oui, mais avant tout une leçon de courage de la part de ses dirigeants visionnaires. Et une volonté partagée par le peuple de sortir de la pauvreté. Des dirigeants qui ont cru qu’il y avait un chemin, de la misère à l’aisance. Et ce chemin, le fondateur de Singapour Lee Kuan Yew et son fils Lee Hsien Loong, le premier chef de gouvernement — il aura dirigé trente ans sans transition, d’une main qui jamais n’a tremblé —, l’ont tout de suite trouvé et emprunté. Un modèle pour l’Algérie ? Sans doute. Ou pour le moins une incitation à s’interroger sur les stratégies qui permettraient son développement accéléré.
Les challenges de l’Algérie sont visibles et ne relèvent pas de l’abstrait. Pêle-mêle : une dette publique interne hors des normes de bonne gestion, une natalité en hausse pouvant constituer une bombe à retardement, le poids démesuré d’un secteur économique d’État budgétivore qui ne produit pas de richesse et une baisse des réserves pétrolières aggravée par une demande intérieure en hausse constante. Ces challenges pourraient être demain des facteurs de stimulation pour un gouvernement visionnaire et soucieux de mettre en œuvre des stratégies de développement ambitieuses. Un plan sur les vingt prochaines années ne serait pas un luxe.
Ce pays abonde en richesses naturelles. Les ressources non explorées seraient autrement supérieures à celles générées par les hydrocarbures. Un sous-sol qui n’a pas encore entièrement livré tous ses secrets. Aux réserves de gaz naturel parmi les plus attractives, s’ajoutent des gisements potentiels d’uranium, de lithium, d’or. Les perspectives d’une agriculture saharienne florissante et un tourisme de culture et de loisirs ne demandent qu’à être exploités et pourraient contribuer largement à l’émergence d’une économie parmi les plus performantes. La base des infrastructures existe pour l’essentiel.
Les capacités de créativité et d’innovation sont des plus importantes. La réussite de beaucoup d’Algériens du dehors, souvent dans des conditions difficiles, est une illustration des capacités de l’Algérie et de ses élites. Et les aspirations au bien-être et à la prospérité ne font pas de doute. Les capacités d’endettement extérieur sont des plus enviables pour faire de l’Algérie un immense chantier.
Les mots de la fin reviendront à ce philosophe antique de la raison, Platon : «Il ne dépend que de nous de suivre la route qui monte et d’éviter celle qui descend.»
Quand l’Algérie s’éveillera…
Par Mohand Sidi Said
Auteur/conférencier /Consultant stratégique R&D Santé