Bien que Abdennour Zahzah ait banni toute spectacularité au plan formel dans son premier long métrage de fiction, il ne l’a cependant pas totalement évacuée en l’affublant d’un titre à rallonge, pour ne pas dire kilométrique, soit près de trente mots.
Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique Blida, Joinville, au temps où le docteur Frantz Fanon était chef de la cinquième division entre 1953 et 1956, c’est même un avertissement à tout spectateur qui s’attendrait à voir un flamboyant et épique biopic sur Frantz Fanon auquel, d’ailleurs, Zahzah a précédemment consacré un documentaire, Mémoire d’asile, un 54 min en 2002, un genre dans lequel il excelle comme dans son superbe L’oued, l’oued.
Cependant, dans ce nouvel opus, le réalisateur ne s’est préoccupé que d’une des périodes marquantes de la vie de Fanon, celle où il était chef de division à l’hôpital psychiatrique qui porte aujourd’hui son nom. La sobriété adoptée lui a même fait rejeter le souci de faire appel à quelques têtes d’affiches que ce soit dans la distribution de ses personnages. Il a en outre poussé l’exigence à limiter le jeu de ses comédiens, hormis ceux campant le corps médical.
Les malades ont été réduits à d’errantes ombres fantomatiques. Il n’y a eu deux petites exceptions, l’une pour celui campé par Amel Kateb, et l’autre par un halluciné Rachid Benallal, deux internés dont les cas illustrent la perversité d’un système psychiatrique déshumanisant pour tous les malades, mais en outre ségrégationniste à l’endroit des colonisés, un système découlant en droite ligne d’un système colonial dont l’idéologie nie toute humanité à ses «patients».
Il s’agit de la sinistrement célèbre école psychiatrique d’Alger dont les méthodes étaient à l’opposé de celles pratiquées en France où s’était formé Fanon. «Selon les adeptes de cette école, les Algériens et les Noirs n’utilisaient qu’une petite partie de leur cerveau. Ils étaient donc, d’après cette thèse, violeurs, voleurs, impulsifs... Ces médecins ont donné un socle raciste pour défendre la colonisation. Aujourd’hui, les Israéliens utilisent les mêmes théories. Il y a quelques mois, le ministre de la Défense de l’entité sioniste avait qualifié les habitants de Ghaza d’animaux, de sous-homme », selon une déclaration de Abdenour Zahzah» (El Watan du 28 avril 2024).
De la sorte, dans le schéma actanciel du film, l’institution employant Frantz Fanon est érigée au rang de personnage antagoniste de Fanon puisque c’est contre lui qu’il va engager ses efforts pour l’annihiler.
Aussi, tout le conflit va passer par une ascétique mise en scène, par l’extrême fixité de ses plans, leur durée, leurs cadrages parfois sciemment décalés, sans perspectives, sans aucune ligne de fuite. L’atmosphère d’embastillement est ainsi plus que visuellement traduite. Elle est physiquement ressentie par le spectateur.
C’est d’ailleurs sur elle que s’ouvre le film, sur une femme, misérablement captive d’un espace concentrationnaire aux murs démesurément hauts, une séquence rappelant le cinéma expressionniste allemand soucieux d’insuffler une profondeur expressive à ses films, comme en particulier dans Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, en 1920. La malade filmée, réduite à une chose informe, est en situation de détresse extrême. Elle passe des hurlements aux geignements comme une bête pleurerait. Il se greffe sur cette lugubre ambiance, comme choix de couleur, un terne noir et blanc, sans contraste ou quelque saturation que ce soit. Le spectateur est ainsi placé dans l’inconfort de ses habitudes de consommation cinématographique.
De la sorte, le film prend les contours d’un œuvre de type art et essai, cultivant une esthétique minimaliste sur fond de lenteur, à la façon de Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson. C’est à l’ultime séquence du film que ce dernier prend une rafraichissante respiration, au moment où Salim Dada, campant jusque-là Abderrahmane Aziz, cède la place à ce dernier à travers un extrait d’une archive filmique. L’émotion monte de plusieurs crans tant ce rossignol a marqué la mémoire par ses apparitions à la télévision à la faveur des fêtes religieuses. Le public, rivé jusque-là dans ses fauteuils, se lève et applaudit à tout rompre. Le «message» est passé, Abdenour.
Saida
De notre envoyé spécial M Kali