Pr Karim Ouldennebia. directeur du laboratoire «Algérie :Histoire et Société» de l’Université Djilali Liabès ( UDL) : «La paysannerie était la force motrice de la lutte armée»

31/10/2024 mis à jour: 06:35
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Professeur d’histoire de l’Algérie contemporaine, Karim Ouldennebia est enseignant à l’Université Djilali Liabès de Sidi Bel Abbès. Il est aussi directeur du laboratoire de recherche : «Algérie, Histoire et Société ». Ses recherches portent sur l’histoire d’Algérie, la période coloniale et plus largement sur l’histoire du grand Maghreb contemporain. Il revient dans cet entretien sur la réalité sociologique et l’organisation administrative de la paysannerie du temps de la colonisation. Il nous explique, notamment, comment cette paysannerie va constituer la force motrice de la lutte armée pour le recouvrement de l’Indépendance.

 

Propos recueillis par  M.Abdelkrim

 

 

L’Algérie a connu une colonisation de peuplement qui a détruit les fondements sociologiques de la paysannerie. Comment l’occupation française a encadré administrativement cette entreprise que certains historiens qualifient de grand remplacement ?
 

En 1962, les français laissent derrière eux plus de 2,6 millions d’hectares de bonnes terres. Alors, qu’en 1830, ils ne possédaient rien.

L’occupant français a confisqué les terres, s’est accaparé des forêts, des pâturages et des mines. Il a, à l’évidence, détruit les fondements sociologiques de la société algérienne. La paysannerie en Algérie a été, en particulier, mise à genoux. Et plus encore, le colonialisme l’a enferré dans des communes mixtes.  Il faut se rendre à l’évidence que cette circonscription administrative n’avait de «commune» que le nom. Par définition déjà, le législateur colonial la définissait comme une agrégation de territoires, des centres de colonisations (villages), et de douars formant en vertu d’un arrêté du gouverneur général une circonscription administrative dotée de la personnalité civile et de l’autonomie financière. Alors que la commune dite de «plein exercice» se composait d’un centre de colonisation ou d’une ville et de douars détachés à cette même commune. La commune mixte est, d’essence, artificielle. Il s’agit d’un mode d’administration qui n’a existé nulle part dans le monde. Ces communes mixtes se distinguaient par l’immensité de leurs surfaces. Chacune avait la taille d’un arrondissement sinon d’un département français. Elles englobaient une population algérienne très nombreuse et une population européenne assez réduite, parfois inexistante dans certaines zones comme c’était le cas dans les hauts plateaux et l’est algérien. Elles sont apparues dans les territoires sous administration militaire sous le Second Empire juste après la promulgation du Senatus Consulte du 22 avril 1863 qui a vu la création les douars. On passe ainsi de la tribu au douar. La déstructuration de la paysannerie a commencé à partir de là. Le Maréchal Randon, ministre de la guerre en 1856, affirmait d’ailleurs dans un rapport transmis à l’empereur Napoléon III, que «le but assigné, en matière administrative, est la désagrégation de la tribu».


Justement, comment cela s’est traduit sur le terrain ?

On va, d’abord, cantonner les «fragments» de tribus pour ensuite les catégoriser dans de différents douars déjà délimités pour servir de main d’œuvre saisonnière à bas prix aux colons qui prennent possession des terres, en concession et parfois au franc symbolique, dans les centres de colonisations créés au sein des communes mixtes. C’est en 1866 et 1868 que les autorités militaires françaises imaginent la commune mixte pour remplacer l’organisation des bureaux arabes créés en 1844. A l’époque, le gouvernement de la troisième République décide de reprendre ce système de commune mixte militaire en le «civilisant».  Cette combinaison a été conçue comme une structure transitoire pour amener la population musulmane au système communal français. Ce qui est, dans les faits, un pur mensonge puisque ce but ne sera jamais réalisé. Et la commune mixte a perduré comme le rêve de l’Algérie française jusqu’au déclenchement de la lutte armée le 1e novembre 1954.


Harbi disait dans «1954 La guerre commence en Algérie» que «la société algérienne est d’abord rurale». Dans vos travaux, vous affirmez  que la Guerre de libération est d’essence paysanne et que c’est le couronnement d’une série d’expérimentations coloniale menées sur le corpus social et son organisation territoriale…

Dès l’entame de l’entreprise de colonisation, le monde rural a constitué un enjeu majeur de domination. Il s’agit de tout un processus historique qui n’a pas été de tout temps concluant. Les autorités administratives coloniales en Algérie ont d’abord conservé le poste d’«Agha des Arabes» qui revêtait une grande importance à cette époque. On remarquera qu’au début, l’occupant français a repris pour son compte le système turc. Pour la petite histoire, il choisira pour le reproduire, dans l’espace urbain, une figure de la notabilité marchande de la ville d’Alger, à savoir Hamdan Amin Al Sikka qui, par la suite, s’est révélée être un incapable. Il est révoqué par le général Clauzel le 7 janvier1831, puis exilé en 1844 à Paris comme son ami Hamdane Khoudja en 1833. L’Agha Hadj Mouheddin Ben Barak est nommé tout de suite après. Mais sans grand résultat. Un colonel français nommé Marey-Monge tente alors, pour la première fois, de mettre en pratique ses idées en matière de gestion de la population locale. Mais, il finit par abandonner et laisse l’initiative au capitaine Pélissier, un officier Saint Simonien. Celui-ci deviendra par la suite, en 1855, en plein guerre de Crimée, Maréchal du second empire très proche de Napoléon III. Mais c’est surtout autour du général de brigade Noël Jean-Baptiste Henri Alphonse Dumas, ancien capitaine-consul français auprès de l’Émir Abdelkader à Mascara, et d’autres officiers que se poursuivra l’expérimentation des méthodes administratives coloniales. L’Algérie est ainsi devenue le premier terrain d’expérimentation administrative coloniale dans l’histoire contemporaine.  Bien avant, cependant, le duc de Rovigo a essayé de nommer un gouverneur civil dans la ville d’Alger, idée qu’il abandonna rapidement le 22 mai 1832. Son successeur, le général Antoine Avizard, crée, le 4 mars 1833, le premier bureau arabe qui comprend un groupe de traducteurs dont le but est de prendre contact avec les chefs de la population locale et de diffuser la propagande coloniale parmi les tribus. Louis Juchault de Lamoricière est nommé à la tête de ce bureau. Ce dernier est très connu sous le nom de«Bouchachiya » puisque c’est lui qui avait constituait le premier corps de cavalerie des Spahis en Algérie en 1864. Ainsi, l’autorité militaire en Algérie révèle dès le début son intention de formuler sa propre politique administrative pour gérer les affaires de la population dite «indigène». Après un certain temps, Lamoricière est affecté à un département spécial chargé de prendre contact avec la population locale. En 1837, il crée le «Département des Affaires Arabes».


L’objectif était donc clairement d’organiser la colonisation et non pas administrer les affaires de populations essentiellement paysannes déracinées, asservies…


L’organisation communale française en Algérie est transposée pour la première fois, dans la zone civile, par l’ordonnance du 28 septembre 1847. La zone civile est divisée en trois départements (Alger, Oran,Constantine) subdivisés sur le modèle français en arrondissements et communes. Or, à la différence de ce qui se passait en France, les maires, les conseillers municipaux étaient nommés et non élus. Les «indigènes » eux devront attendre les années de l’après-guerre mondiale en 1919. Il faut savoir que les communes en Algérie étaient régies par une série de textes confus pris par la puissance coloniale avec le seul souci, en effet, d’étendre et d’organiser la colonisation. Chaque département était divisé en arrondissements puis en communes. En 1877, leur nombre avait atteint 14 arrondissements, puis il est passé à 17 en 1921, pour atteindre 20 arrondissements en 1944, l’année des réformes (JORF, 18 mars 1944).  Le département d’Oran, à titre d’exemple, ne comptait que quatre en 1865 : Oran (incluant Sidi Bel Abbès et Ain-Temouchent), Mostaganem, Mascara et Tlemcen. Après la Seconde Guerre mondiale, Oran comptera sept arrondissements. Les régions du sud algérien sont, cependant, divisées en plusieurs unités administratives différentes. On retrouve des communes mixtes militaires et surtout des communes indigènes, des annexes et cercles militaires. On cite particulièrement les deux cercles militaires de Biskra et Touggourt. Ceux de Laghouat et Goléa, incluant la région du M’Zab et une partie de la région de Djelfa, d’Ain Sefra, Mecheria et El Bayadh (Géryville). Le système des « bureaux arabes », institué dès 1844, était un système militaire dans lequel la «circonscription locale» est administrée directement par les officiers de l’armée d’occupation. Leur tâche consistait à assurer la surveillance politique des populations, la collecte des impôts et de faire produire aux populations les denrées nécessaires à l’alimentation de l’armée. Mais peu à peu, l’administration militaire perd du terrain.


En fait, combien de types de communes existait-il durant la période coloniale ? 
 

Au total, il existait cinq types de communes coloniales en Algérie. Il y avait la commune de plein exercice (entre 1868-1956) qu’on retrouvait dans les zones à forte population européenne. Ce type de communes a commencé à fusionner des douars voisins dans le but d’augmenter leur budget.  «L’Algérien musulman devient une nourriture permanente pour les communes à pleins exercices, ce qui correspondait à 3,13 anciens francs de recettes fiscales communales », expliquait Charles-Robert Ageron dans «Les Algériens musulmans et la France». Il y avait aussi la commune subdivisionnaire (entre 1868-1874), apparue dans des zones où il n’y avait pas d’élément européen. Un modèle qui va disparaître avec le second empire. Étonnamment, il est difficile de trouver ne serait-ce qu’un fragment de documents d’archives relatif à ce type de communes subdivisionnées. L’administration coloniale tente en 1937 et 1945 de revenir à ce système en annonçant le projet de création de centres municipaux. Mais ce projet n’était que de la propagande coloniale. Parce que le colonialisme ne pouvait se réformer en attribuant un pouvoir municipal aux seuls Algériens. La commune mixte militaire (1866) fut remplacée au nord de l’Algérie en 1874 par un modèle civil. Ce type de commune a perduré dans les régions du sud, c’est-à-dire le Sahara et son nombre n’a atteint que huit communes militaires. Son existence dure jusqu’en 1878, bien qu’elle soit abolie en 1874. Puis, on assiste à la création de la commune mixte civile entre 1866-1956. Ce type de commune couvrait les 5/6 de la superficie totale du nord de l’Algérie. Elle se situe dans des zones où le nombre d’Algériens est important et l’élément européen faible. Leur nombre a atteint 78 communes.  Elle a deux types d’administration et deux types de structures infracommunales plus réduites : les centres de colonisation (villages européens) administrés par un adjoint spécial européen ; les douars avec à leurs têtes un «caïd» appelé adjoint indigène depuis 1919. En 1937, le nombre de douars est de 1 100 dans les 78 communes mixtes auxquels s’ajoutent 400 douars dans les communes de pleins exercices, soit un total de 1500 douars sur l’ensemble du territoire du nord de l’Algérie.  Les deux types d’organisations municipales ont coexisté en même temps jusqu’à l’abolition totale des zones militaires et leur disparition des provinces du nord de l’Algérie en 1923 et non en 1870 comme beaucoup le pensent, et à cette date les deux systèmes se sont mélangés en un seul système civil avec les communes pleines exercices et les communes mixtes. Ce système est resté répandu malgré la publication de la Constitution algérienne en 1947, c’est-à-dire le statut du 20 septembre 1947. Elles ont disparu officiellement en1958. Toutefois, les archives de ces 78 communes mixtes ont été rapatriées dès l’avènement de la V République. Il est peut-être utile de mentionner qu’il existait des communes mixtes dans lesquelles le nombre d’européens était très restreint, au point où, dans la commune mixte de Tébessa, il n’y avait que 28 Français.  Dans la municipalité de Palestro, en 1875, le nombre d’européens ne dépassait pas quatre personnes. Or, sur papier, le comité municipal était composé de sept musulmans, soit un pour chaque arch et également de sept européens ! Cinquième type de commune, la commune indigène (1874 – 1956). Ce type de commune se trouvait dans les zones militaires du nord et dans les territoires du sud depuis 1902. Ce modèle a longtemps subsisté dans les territoires du sud jusqu’à l’indépendance. Il faut noter que la première commune mixte constituée en Algérie coloniale est celle de Palestro (Lakhdaria) en décembre 1872. Vint ensuite Jemappes (actuelle Azaba), en avril 1874, Aflou étant la dernière. Les deux derniers types de communes perdurent jusqu’à la fin du colonialisme. Le nombre va s’accroître pour atteindre soixante-dix-sept communes mixtes en 1881, et après la suppression de toutes les régions militaires du nord de l’Algérie, Aflou est transformée en commune mixte. A partir de 1927, on comptera 78 communes mixtes jusqu’au déclenchement de la guerre de libération.


La personne de l’administrateur, symbole de l’ordre colonial dans la paysannerie, a longtemps nourri un profond ressentiment chez les populations dites indigènes.  Un ressentiment qui fera de cette même paysannerie la force motrice de la guerre de libération. Qu’elle en est l’explication ?


En 1875, l’autorité coloniale place à la tête de la commune mixte un fonctionnaire qui s’approprie le pouvoir des chefs de bureaux arabes et des autres commissaires civils. C’est à la fois un maire,  un juge puisqu’il est officier de police judiciaire, un entrepreneur, un banquier… Son rôle est surtout politique, il aura de plus en plus un rôle économique et social à la fin de la deuxième guerre mondiale. La loi du 24 avril 1893, lui donne la présidence des sociétés indigènes de prévoyance (SIP) qui se transformeront par la suite, le 28 août 1952, en SAP. Le A (agricole) remplaçant le I (Indigène) pour dire que les réformes coloniales étaient insignifiantes. L’administrateur appelé «Mestatour » en expression locale, représente en réalité l’unité politique de la commune mixte. Il est pratiquement impossible d’imaginer l’organisation de cette dernière sans lui. Son autorité est absolue. Sa mission consiste à faire respecter le droit colonial dans des zones connues pour leurs dures réalités sociales où vivent des paysans extrêmement pauvres, privés de leurs terres et expulsés vers les montagnes. Le seul axe qui unit ces zones formées par des communes mixtes est la personnalité de l’administrateur. Il est un employé spécialisé nommé par le gouverneur général. Il occupe le poste de maire et dispose de tous les pouvoirs.  Globalement, l’administration met en place un ensemble de mesures arbitraires que le colonialisme pratique en vérité depuis son invasion de l’Algérie en 1830. Il s’agit de lois d’exception imposées au peuple algérien depuis les 29 et 11 septembre 1874. Ils seront généralisés et contenus dans la loi du 28 juin 1881 ou le code de l’indigénat. Outre les mesures injonctives et correctives, telles les procédures de «détention administrative » qui s’applique exclusivement aux seuls Algériens, l’émergence du droit indigène apparaît dès le début de la colonisation et non pas suite au soulèvement de 1871 ou de 1881 comme soutenu par les historiens de la colonisation. En 1890, les lois d’exception comprenaient vingt et une infractions avant d’être étendues à d’autres.  

Ces mesures, à partir de 1881, appliquées systématiquement dans les communes mixtes, permettaient aux administrateurs d’asseoir leur domination sur les populations dites indigènes.  L’autorité coloniale renouvelait constamment les pouvoirs de cette loi, la considérant comme étant «d’intérêt général». La loi fut prolongée de deux ans en 1914, puis par la loi du 4 août 1920, et aussi de six mois par la loi du 11 juillet 1922, puis de cinq mois fin 1922 et ainsi de suite. L’administration a toujours trouvé l’argument approprié pour justifier la poursuite du renouvellement de ce code de l’indigénat. L’administrateur, ou «Sidi-el-hakem» comme aimaient l’appeler ses fidèles assistants, notamment les caïds chefs des douars, le khoudja traducteur, le commis, le garde champêtre et le chaouch, pouvait abuser, à sa guise, du code de l’indigénat du 28 juin 1881. Et cela pour imposer une déportation, un internement, une détention, une pénalité ou une simple amende pour des infractions contre un déplacement sans laisser passer ou une réunion sans autorisation ou tout simplement un emprisonnement par mesure disciplinaire au pénitencier le plus proche. Aucun événement social (mariage, fiançaille, Waada, Ziara…) ne devait se dérouler sans son approbation. La commune mixte révélait bien le sens de l’assimilation administrative qui s’opérait en fonction et au profit de l’élément européen.  Ce système demeurait à peu près sans changement de 1866 au déclenchement de la guerre de libération. Et c’est tout naturellement que la paysannerie soit non seulement la force motrice de la lutte armée mais celle qui fera basculer l’ordre colonial.

 

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