Alors que l’Algérie célèbre avec faste et dans le recueillement le 70e anniversaire du déclenchement de la Révolution de 1954, la France se débat avec ses vieux démons. Malgré les décennies qui ont passé, aucun regret ne se fait vraiment jour sur les 132 ans de colonisation injuste et brutale. Si la date du cessez-le-feu du 19 Mars 1962 est marquée ainsi que celle de l’indépendance le 5 Juillet 1962, l’événement majeur du 1er Novembre qui a ébranlé le colonialisme en Algérie reste l’angle mort en France des évocations annuelles ou décennales.
Nous avons demandé à Paul Max Morin, historien, de dresser l’état des lieux de la reconnaissance du fait algérien aujourd’hui en France. Dans une enquête minutieuse*, il a situé ce qui reste aujourd’hui de la guerre d’Algérie et du traumatisme colonial au sein des jeunes générations, toutes origines confondues. Il en tire la conclusion de développer les projets d’échanges de jeunes qui passeraient par ce qui pourrait être «un office franco-algérien pour la jeunesse». Selon lui, «les échanges et le dialogue entre jeunes Français et jeunes Algériens sont une clé du dépassement, afin qu’ils et elles puissent se connaître et inventer une nouvelle relation véritablement post-coloniale, basée sur une curiosité réciproque». Entretien.
Propos recueillis par Walid Mebarek
Que reste-t-il du 1er Novembre 1954 dans la mémoire collective en France 70 ans après ?
Il s’agit d’un événement moins connu en France qu’en Algérie. Il n’est pas commémoré par les institutions et il ne fait peu d’initiatives mémorielles associatives. Tous les Français n’ont cependant pas la même mémoire collective qui dépend de leur socialisation politique, de leur intérêt et de leurs idées sur la politique et peut être de leurs histoires familiales. De gauche ou de droite, les Français n’ont pas la même représentation du 1er novembre 1954, début d’une guerre d’indépendance légitime pour les uns, attentats terroristes dévastateurs pour les autres. Pour les plus jeunes, la guerre d’indépendance algérienne est enseignée à l’école. Ils ont donc une connaissance des grandes dates (1954, 1958, 1961 et 1962) et des acteurs principaux du conflit. Mais cela c’est de l’histoire. Ce sont des faits, pas de la mémoire.
Justement, comment sont enseignées dans les écoles aujourd’hui la colonisation de l’Algérie et la guerre de Libération ? Et à l’université ?
Depuis 2012, la guerre d’indépendance fait l’objet d’un traitement objectif et assez complet. Torture, harkis, changement de régime : les sujets anciennement difficiles sont abordés. Il est également possible d’enseigner les mémoires de la guerre en France depuis 1962 avec ses recompositions et ses conséquences dans la France post-indépendance. Le traitement de l’histoire coloniale est plus compliqué.
Si les conquêtes du XIXe siècle sont enseignées, cet enseignement ne permet pas de transmettre ce qu’est le fait colonial, le colonialisme, sa violence, son idéologie et la manière dont cela a transformé les sociétés et les identités, algérienne évidemment, mais aussi française, avec en son cœur la question du racisme colonial et de l’antisémitisme. A l’université, du moins en histoire et en sciences humaines, le fait colonial est mieux abordé. Les étudiants peuvent lire Fanon, Césaire, Memmi, Sayad, Stora, Saïd, Spivak, etc. Des dizaines de mémoires ou de thèses sont produits chaque année. Mais cela soulève deux questions : celle des moyens alloués à l’université pour que la recherche et l’enseignement puissent se faire dans des bonnes conditions, et celle de la circulation de ces connaissances auprès des politiques et des dirigeants qui semblent toujours ignorer ce que la science dit depuis quarante ans sur ces sujets.
Vous êtes l’auteur d’une somme remarquable Les jeunes et la Guerre d’Algérie. Quelle est la genèse de ce projet ?
Après les attentats islamistes de 2015 à Paris (Charlie Hebdo, l’hyper-cacher, le Bataclan), des commentateurs disaient que ces déchirements étaient une conséquence d’une guerre d’Algérie qui ne serait pas terminée ou de mémoires meurtries, mal transmises. J’ai donc voulu savoir ce qu’il en était en interrogeant 3000 jeunes. Mes questionnements de départ interrogent trois idées reçues. D’abord, l’idée que la guerre d’Algérie serait une histoire de silence, un objet oublié, sensible, voire occulté par les institutions, et que les familles concernées n’auraient rien transmis. Une guerre peu racontée ferait par conséquent l’objet d’un refoulé ou de récits fantasmés alimentant les rancœurs. Ensuite, l’idée que le cloisonnement des mémoires entre différents groupes (Algériens, pieds-noirs, soldats, etc.) se prolongerait dans les nouvelles générations, que les jeunes, en fonction de leurs histoires familiales, auraient des représentations différentes du passé, voire antagonistes, et qu’une guerre des mémoires serait à l’œuvre dans la société française. Enfin, que les fameuses mémoires dangereuses seraient susceptibles de nourrir les tensions qui sont repérables dans la société française actuelle.
Quelles sont les principaux enseignements de votre étude si l'on tente un focus sur le ressenti des jeunes des nouvelles générations face à la colonisation et la libération de l’Algérie ?
Cette étude a permis de mesurer pour la première fois la trace démographique de la guerre d’Algérie dans la société française. En 1962, des millions de personnes sont concernées (Algériens, soldats français, pieds-noirs, harkis, juifs d’Algérie et militants pour l’indépendance ou à l’OAS). Tous ont eu des enfants qui, à leur tour, ont eu des enfants. Ainsi, on trouve que 39% des jeunes de 18-25 ans déclarent avoir dans leur famille une personne affectée par la guerre. C’est énorme. En cela la guerre d’indépendance algérienne fait partie de l’intimité des familles françaises. Nous avons pu dresser un état des connaissances et des représentations qui révèle un manque de connaissances et la perception d’une histoire réduite à sa dimension violente et conflictuelle. Cette méconnaissance se double d’une compréhension tronquée, car les faits connus sont souvent isolés.
La colonisation, c’est-à-dire l’origine, est un désert cognitif et politique. Et les conséquences institutionnelles et démographiques sont absentes des champs de vision. Mais ces lacunes ont aussi permis une relative mise à distance du sujet. Les jeunes Français partagent une vision assez ambivalente, mais plutôt critique de la colonisation, légitiment l’indépendance et expriment une bienveillance envers l’ensemble des groupes issus de cette histoire. Cependant, si la transmission familiale détermine un plus fort intérêt des jeunes pour cette histoire et parfois la forme que peuvent prendre certains de leurs récits, le jugement sur le passé reste quant à lui d’abord déterminé par l’orientation politique et la teneur de la socialisation politique familiale. Descendants de pieds-noirs et d’Algériens peuvent ainsi partager une même appétence pour le sujet et un même regard critique sur la colonisation.
Les jeunes de gauche, de droite et d’extrême-droite auront des représentations antagonistes de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Nous avons aussi montré que les jeunes descendants ressentaient un fort inconfort dans leur construction identitaire, d’abord dû à la méconnaissance de leurs histoires intimes, familiales mais aussi de notre histoire politique collective. Pour ces jeunes, il s’agit de comprendre les raisons de leur présence au monde : qui sommes-nous ? pourquoi sommes-nous ici ? pourquoi la société française est-elle ainsi ?, etc. : une navigation entre questionnements individuels et collectifs. Les tensions mémorielles ne sont pas à chercher parmi les descendants de cette histoire. Elles relèvent davantage des clivages politiques. La colonisation et la guerre d’Algérie ont donné naissance non pas à un cloisonnement des mémoires, mais à un cloisonnement des cultures politiques, coloniale, d’une part, et anticoloniales, d’autre part. Ce clivage se fixe aujourd’hui particulièrement sur l’acceptation ou le refus d’une société française créolisée.
Pourrait-on dire que l’identité des jeunes issus de l’immigration algérienne reste meurtrie par ce passé ?
Je dirais plutôt que la construction identitaire des jeunes Français d’origine algérienne est marquée par le racisme et la discrimination. Ce sont ces expériences de rejets, notamment de la part de policiers, qui les meurtrissent et à parfois les tuent. On parle bien du présent. Le passé n’a pas beaucoup d’importance dans ces moments-là. Si l'on se focalise sur le passé, on dépolitise des enjeux bien contemporains qui nécessitent la mobilisation de la puissance publique pour agir avec ambition contre ces délits. Cependant, une meilleure connaissance de l’histoire permet souvent aux jeunes de comprendre pourquoi une partie de la société française ne les accepte pas tels qu’ils sont, de comprendre ce qu’est le racisme et d’où il vient. Ils peuvent ainsi relier leurs propres expériences à l’histoire politique du pays et peut être à l’histoire de leurs familles. Cette connaissance leur permet également d’affirmer leur légitimité, de s’imposer, d’en finir avec la honte ou la discrétion, de dire qui ils sont, de résister au racisme pour défendre une complémentarité non négociable entre francité et algérianité.
Si l'on élargit la focale en France, les populations concernées par l’histoire de l’Algérie sont multiples. Ces populations et leurs descendants sont-ils voués à rester assignés à leur identité particulière comme dans un camp retranché ?
Non, pas du tout. Les jeunes descendants se croisent et se mélangent dans plein d’espaces différents (l’école, la culture, la vie associative et le sport). Parfois, ils se marient et forment des familles. A moins qu’ils ne soient dans des camps politiques opposés, les jeunes ont des représentations non conflictuelles du passé. La guerre civile et la guerre des mémoires n’auront pas lieu. Après, chacun a son histoire familiale. Elles sont par définition différentes, et la société française est en train de devenir un espace où ces histoires peuvent être racontées dans leur diversité, dans leur complexité et en dialogue avec l’histoire des autres. C’est pour cela que j’appelle cette génération, la génération du dépassement.
Bio express
Paul Max Morin est l’auteur de Les jeunes et la Guerre d’Algérie (PUF 2022). Docteur en sciences politiques, chercheur associé au Cevipof et à Ermes, il est enseignant à l'université de Nice - Côte d'Azur. Dernière publication : L'Algérie de Macron : les impasses d'une politique mémorielle (PUF, 2024)
La phrase extrême-droite : Une mentalité d’assiégés
«L’extrême-droite et une partie de la droite françaises attisent cet inconfort en défendant l’idéologie coloniale même s’ils l’ont modernisée. Elles parlent maintenant de colonisation inversée, de «grand remplacement» et diffusent une mentalité d’assiégés qui est très coloniale. Elles continuent à entretenir des stéréotypes sur les immigrés et leurs descendants et défendent une forme de supériorité nationale, surtout à mesure que l’égalité progresse dans la société française et que cette dernière change. Elles sont en cela réactionnaires au sens premier.»