Patrice Bouveret. Cofondateur de l’Observatoire des armements : «La sortie du contentieux nucléaire devrait s’appuyer sur des avancées concrètes»

24/08/2022 mis à jour: 17:46
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Photo : D. R.

La relance de la coopération bilatérale escomptée à la faveur de la visite officielle que doit effectuer le président Macron en Algérie du 25 au 27 de ce mois est subordonnée au règlement des contentieux et différends qui l’obèrent, dont le dossier nucléaire. Avec Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements et co-porte-parole d’ICAN-France, nous revenons sur le sujet et sur les voies et moyens de sa résolution.

- Comment expliquez-vous que la situation relative aux essais nucléaires en Polynésie a évolué, notamment en ce qui concerne l’ouverture des archives et le nombre de personnes contaminées indemnisées, alors que vis-à-vis de l’Algérie rien ne semble bouger ?

Deux principales raisons expliquent, me semble-t-il, la différence de traitement opéré par l’Etat français dans la gestion du dossier des conséquences sanitaires et environnementales des 210 explosions nucléaires qu’elle a réalisées du 13 février 1960 au 26 janvier 1966, dont 17 au Sahara algérien et 193 en Polynésie.

La première est d’ordre politique : l’Algérie, après une longue et douloureuse guerre, a obtenu son indépendance il y a 60 ans, alors que la Polynésie est toujours une colonie que la France tient à conserver dans son orbite, car elle lui permet d’avoir une implantation dans le Pacifique et de bénéficier notamment d’une immense zone maritime.

La gestion des conséquences des essais nucléaires en Algérie ne peut s’inscrire que dans le cadre de négociations et d’accords entre les deux gouvernements. Cette question fait partie d’un lourd contentieux «colonial» entre les deux pays aux multiples volets, dont elle n’est qu’une des facettes d’autant plus complexe, qu’elle implique une part de responsabilité pour chacun des Etats.

En effet, dans le cadre des accords d’Evian, qui définissent les conditions de l’indépendance et mettent fin à la colonisation de l’Algérie, la France a obtenu la possibilité de poursuivre ses essais durant 5 années supplémentaires, mais rien n’a été acté de manière précise sur les conditions de son retrait du Sahara et de la remise des bases militaires qu’elle occupait.

Le bon sens aurait voulu que les militaires français emmènent avec eux tout le matériel utilisé ainsi que les déchets notamment radioactifs générés par les explosions. Cela n’a pas été le cas. Ils ont creusé des trous dans le sable pour les enfouir, comme nous l’avons souligné dans notre étude «Sous le sable, la radioactivité !

Les déchets des essais nucléaires français en Algérie. Analyse au regard du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires», co-publiée en juillet 2020 par l’Observatoire des armements et ICAN France avec le soutien de la Fondation Heinrich Böll. Par contre, aucune information n’a été transmise alors aux autorités algériennes à ce sujet. Toutes les archives ont été rapatriées en France et classées «secret-défense».

La seconde raison tient à l’impact des luttes sociales et politiques menées par les populations, les associations de victimes pour obtenir réparation. Car le gouvernement français a toujours rechigné à reconnaître sa responsabilité. Pour lui, les essais étaient propres.

Ce n’est que suite aux pressions exercées par la société civile qu’il a été contraint à prendre des mesures de réparation et d’indemnisation. Ce qui a pris de nombreuses années. En effet, l’Observatoire des armements a commencé à partir du début des années 1990 à alerter sur les conséquences des essais pour le personnel et les populations d’Algérie et de Polynésie, notamment suite à la publication de témoignages recueillis au Sahara par une députée européenne écologiste, Mme Solange Fernex, et aussi de témoignages sur les atolls polynésiens recueillis par une équipe de médecins.

En 2001, se sont créées les associations, Moruroa e tatou en Polynésie regroupant les anciens travailleurs, et Aven en métropole regroupant les personnels et leurs amis. En Algérie, un ancien militaire a essayé lui aussi en 2001 de regrouper les victimes en associations, mais sans y arriver. Des associations se sont créées beaucoup plus tardivement dans le Sud algérien, mais sans réussir à avoir un impact sur la prise en charge. Des chercheurs ont également alerté sur la situation.

Il y a également des raisons plus conjoncturelles comme le fait que les essais en Algérie au nombre de 17 ont duré seulement de 1960 à 1966, dont 4 ans alors que l’Algérie était indépendante, tandis que la Polynésie a subi 193 essais sur une durée de 30 ans, donc leur impact social et environnemental est de fait plus conséquent et concerne un nombre nettement plus grand de personnes. Il y a aussi des considérations plus prosaïques notamment de prise en charge financière des coûts importants que cela représente.

Ceci dit, sur le plan de la prise en charge des victimes, d’un point de vue théorique, la «loi de reconnaissance et d’indemnisation des victimes des essais nucléaires de la France», dite «loi Morin», du nom du ministre de la Défense de l’époque, entrée en vigueur le 5 janvier 2010, ne fait aucune différence sur l’origine géographique des victimes.

Les trois conditions pour déposer un dossier de demande d’indemnisation sont : 1/ d’avoir résidé sur les zones définies par décret où se sont déroulés les essais ; 2/ durant une période comprise entre le début et la fin des essais ; et 3/ d’avoir contracté une des 23 pathologies reconnues comme potentiellement radio-induites listées par décret.

Dans la pratique, c’est beaucoup plus compliqué. Les dossiers doivent se faire en langue française, les démarches se font essentiellement par internet, il faut fournir nombre de documents administratifs, dossiers médicaux difficiles à obtenir. En Polynésie, les associations aident les populations, des équipes socio-médicales ont également été envoyées sur place pour favoriser le montage de dossiers.

- Il semblerait que le groupe de travail algéro-français mis en place en 2008 et qui s’est réuni au printemps 2021 à Paris n’a toujours pas rendu public de rapport d’activité ni de propositions concernant la réhabilitation des sites contaminés, ni en matière de prise en charge des victimes. Qu’est-ce qui motive le black-out autour de ce dossier qui pèse sur la relation algéro-française ?

En février 2007, le gouvernement algérien avait organisé un grand colloque international à Alger sur les essais nucléaires qui avait soulevé la question et suscité un écho médiatique important des deux côtés de la rive méditerranéenne.

Aussi, lors de la visite du président Nicolas Sarkozy en Algérie, à l’invitation de son homologue Abdelaziz Bouteflika, en décembre de la même année, il a été décidé la constitution d’un groupe de travail chargé d’établir un état des lieux et de faire des recommandations.

Mais il s’agissait pour les deux Présidents surtout de montrer que la question avait été entendue, mais la volonté politique de résoudre le problème n’était pas au rendez-vous. Ce groupe de travail a bien été mis en place. Dix-sept séances de travail auraient eu lieu, mais sans aucun résultat, ni compte-rendu public des travaux.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron a manifesté son souhait de faire bouger les lignes pour rétablir et renforcer les relations entre les deux pays et initié un certain nombre de gestes sur plusieurs sujets liés à la guerre d’Algérie – sauf à propos des essais nucléaires, malgré la recommandation figurant dans le rapport demandé à Benjamin Stora – tout en critiquant l’usage fait par l’Algérie de la «rente» mémorielle. Ne devrait-il pas plutôt s’interroger sur le comportement de la France vis-à-vis de la gestion de la mémoire ?

Ne pourrions-nous pas parler «d’effet miroir» ? En refusant d’ouvrir les archives sur les essais nucléaires, de remettre les cartes demandées par l’Algérie depuis de nombreuses années, la France alimente largement cette gestion «confisquée» de la «rente» mémorielle. Ce refus vient renforcer l’idée qu’il y a des secrets «honteux» que la France refuse de dévoiler, que ce soit sur l’importance des retombées et des zones concernées, transformant, par exemple, les populations en cobayes ou du matériel enfoui dans le sable.

La remise des archives concernant les conséquences des essais nucléaires et leur ouverture au public viendrait «déminer» les critiques de l’Algérie vis-à-vis de la France. Elle permettrait aussi aux chercheurs, journalistes, associations de produire des dossiers, d’alimenter le débat à partir des faits. Une situation d’autant plus incompréhensible qu’il a accepté que les archives des essais en Polynésie soient progressivement déclassifiées pour être accessibles au public. Seule une forte pression citoyenne permettra que des avancées puissent avoir lieu.

- La signature par l’Algérie du Traité d’interdiction des armes nucléaires le 20 septembre 2020 n’augure-t-elle pas d’une possible avancée dans la résolution de ce douloureux contentieux qui n’a que trop perduré ?

L’Algérie au sein des Nations unies s’est impliquée régulièrement en faveur du désarmement et de l’élimination des armes nucléaires. C’est pourquoi elle a participé aux travaux d’approche ainsi qu’aux négociations en 2017 du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Elle a contribué fortement à ce que ce dernier intègre en son sein la prise en charge des personnes affectées ainsi qu’à la contamination de l’environnement suite à l’utilisation passée des armes et des essais nucléaires.

Préoccupations intégrées dans les articles 6 et 7 du traité, une première dans le cadre d’un traité international. L’Algérie a signé le TIAN dès son ouverture à la signature à l’ONU, soit le 20 septembre 2020. Mais, à ce jour, elle ne l’a toujours pas ratifié, c’est-à-dire intégré dans son droit national. Procédure qui la conduirait alors à prendre en charge elle-même les réparations, avec l’assistance possible des autres Etats parties au TIAN. Or, l’Algérie souhaite que ce soit la France qui assume les conséquences des essais qu’elle a réalisés sur son territoire. Mais la France refuse de rejoindre le TIAN.

La situation semble donc bloquée de ce point de vue. Cette ratification par l’Algérie serait une étape importante, car elle créerait une pression supplémentaire sur la France en manifestant la volonté des autorités algériennes de renforcer la prise en charge sanitaire pour les populations et la réhabilitation de l’environnement. Elle soulignerait aux yeux de l’opinion publique internationale le refus de la France d’assumer ses responsabilités en la matière.

Ce qui augure surtout d’une possible avancée, c’est la création en juin 2021 d’une «Agence nationale de réhabilitation des anciens sites d’essais et d’explosions nucléaires français dans le Sud algérien». Reste à savoir maintenant, bien sûr, quels moyens humains et financiers seront alloués à cet «établissement public à caractère industriel et commercial, doté de la personnalité morale et de l’autonomie financière […] placé sous la tutelle du ministre chargé de l’Energie» selon l’article 2 du décret l’instaurant.

Mais il s’agit là d’un premier pas indispensable pour entrer dans le vif du sujet : à savoir le nettoyage des sites empoisonnés. A la lecture du décret de mise en œuvre de cette agence, il faut souligner que celle-ci ne concerne pas la prise en charge des conséquences sanitaires pour les populations qui, elle, est déjà prévue dans le cadre de la loi Morin évoquée précédemment. Cela correspond également à la préférence manifestée par l’Algérie pour un règlement global collectif et non une prise en charge individuelle des victimes.

- L’Algérie qui a pris part en juin dernier (du 21 au 23) à la première assemblée du TIAN qui s’est déroulée à Vienne en tant qu’observateur a été un des Etats (ou situations) mis en avant au cours de cette réunion, notamment par le CICR, avec la réalisation par K. Moussaoui d’un film sur les essais nucléaires. Aussi le point n°20 de la déclaration finale de la rencontre de Vienne mentionne qu’il faut «Engager et promouvoir l’échange d’informations avec les Etats non parties au traité qui ont utilisé ou testé des armes nucléaires, ou tout autre dispositif explosif nucléaire, sur l’aide qu’ils apportent aux Etats parties touchés aux fins de l’assistance aux victimes et de la remise en état de l’environnement». Ce qui pointe la responsabilité de l’Etat français sur les retombées négatives de ses essais en Algérie ?

La première réunion des Etats parties au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) – qui s’est déroulée à l’ONU à Vienne du 21 au 23 juin 2022 – a permis de rappeler la nouveauté et l’importance de ce traité entré en vigueur le 22 janvier 2021. Il intègre pour la première fois, dans le droit international, la nécessité pour les pays ayant subi une explosion nucléaire de prendre en charge les victimes et de réhabiliter l’environnement impacté.

C’est pourquoi lors de cette réunion, il a été mis en avant les impacts des essais nucléaires dans le monde et en particulier ceux réalisés par la France en Algérie à travers le documentaire de Karim Moussaoui diffusé par le Comité international de la Croix-Rouge. La France a également été pointée du doigt par les témoignages de deux Polynésiennes.

L’Algérie a participé comme Etat observateur, mais pas la France qui a refusé d’être présente à cette réunion internationale, malgré les nombreuses demandes émanant de la société civile comme de différents responsables et élu-e-s.

La seconde réunion des Etats parties au TIAN a été programmée pour le mois de novembre 2023 au siège de l’ONU à New York. Nous espérons que d’ici là l’Algérie aura ratifié le traité, ce qui lui donnera plus de poids et de légitimité encore dans ses demandes de réparation des dégâts commis par la France sur son sol.

- Toujours au cours de cette rencontre du TIAN à Vienne, la présidente du Croissant-Rouge algérien, Mme Hamlaoui Ibtissem, a demandé officiellement à la France de remettre les cartes des sites des déchets nucléaires français. N’est-ce pas que l’heure n’est plus à la fuite en avant et qu’il est temps de rendre justice aux victimes. Et la visite du président Macron serait l’occasion pour ce faire, comme ce fut le cas à Papeete le 27 juillet 2021, lorsqu’il a reconnu la dette de la France envers la Polynésie française pour les essais nucléaires réalisés de 1966 à 1996 dans le Pacifique

L’implication du Croissant-Rouge algérien dans la prise en compte des victimes des essais nucléaires français est importante, car il vient conforter les demandes des différentes organisations qui, en Algérie comme en France, réclament l’ouverture des archives, la remise des cartes d’enfouissement des déchets nucléaires et la prise en charge spécifiques des victimes.

La reconnaissance de la dette de la France envers la Polynésie pour le développement de son arsenal nucléaire par Emmanuel Macron, lors de sa visite en Polynésie fin juillet 2021, s’inscrivait dans un processus beaucoup plus ancien d’interpellation du gouvernement par les associations, comme l’Observatoire des armements, l’Aven, Moruroa e tatou, 193, ICAN France, mais aussi de chercheurs, de journalistes, empêchés dans leur travail de Vérité et Justice.

Vis-à-vis de l’Algérie, Emmanuel Macron a depuis le début de son mandat manifesté le souhait de «relancer les relations bilatérales», d’«apaiser les mémoires». Dans ce cadre, il a demandé à l’historien Benjamin Stora un rapport qui liste les problèmes et propose des pistes. Le président Macron a déjà pris plusieurs initiatives, mais aucune ne concerne les conséquences des essais nucléaires.

D’où l’attente est grande qu’il profite de ce déplacement durant 3 jours pour reconnaître la dette de la France envers l’Algérie concernant son arme nucléaire et qu’il annonce des initiatives concrètes à l’égal de ce qu’il a fait pour la Polynésie, comme l’ouverture des archives de la période des essais nucléaires, la remise des documents les concernant à l’Algérie, la revitalisation de la commission mixte entre les deux pays et la publication des résultats de leurs travaux, l’envoi d’une commission indépendante chargée d’évaluer la radioactivité dans la région, la mise en place d’une procédure spécifique pour permettre d’indemniser les populations algériennes impactées par les essais…

La sortie du contentieux nucléaire et la redéfinition des relations apaisées, constructives entre l’Algérie et la France ne pourront se contenter de belles déclarations. Elles devront aussi s’appuyer sur des avancées concrètes. Cinquante-six ans après le dernier essai nucléaire français au Sahara, il est plus que temps ! 

* Patrice Bouveret, cofondateur de l’Observatoire des armements, centre d’expertise indépendant, 
créé en 1984 à Lyon. Pour en savoir plus : www.obsarm.org

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