Ould Abderrahmane Kaki : Une leçon de théâtre

19/03/2022 mis à jour: 00:02
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Du 21 au 23 mars, un hommage d’envergure nationale sera rendu à Kaki et à ses douze compagnons ayant participé au premier spectacle théâtral de l’Algérie indépendante, une représentation qui a eu à projeter le Théâtre national dans une nouvelle étape, celle d’une modernité technique et esthétique fusionnant avec le patrimoine immatériel local.

C’est l’association théâtrale Cartenna de Mostaganem qui sort ainsi de belle manière de l’hibernation que lui a imposée la pandémie de la Covid- 19, intervenue juste après sa fondation. 

Au programme, il figure un colloque national à Mostaganem avec en sus une exposition de photos et de coupures de presse ainsi que la projection d’un film sur Kaki. De même, il sera proposé à la vente un ouvrage comprenant quatre pièces de Kaki. En outre, et en parallèle, un atelier d’écriture sera ouvert à 25 jeunes amateurs en provenance de différentes wilayas. Enfin deux représentations seront données par les TR de Sidi Bel Abbès et d’Oran.

 L’hommage se poursuivra le 24 en cette dernière institution qu’il a dirigée et qui a contribué aux frais d’édition du recueil de pièces. Le 26, la manifestation se déplacera au TR Sidi Bel Abbès. Le 27, elle atterrira au TNA pour ensuite prendre la direction du TR Biskra. L’intérêt de cet hommage est de rappeler le mérite d’Ould Abderrahmane Kaki d’avoir été le novateur du théâtre dans les années 1960. En effet, si pour d’aucuns à l’époque cela était évident, depuis, les repères s’étant dilués au fil des décennies, l’assertion est aujourd’hui devenue moins certaine. 

Aussi un éclairage sur son parcours artistique s’impose-t-il pour remettre les pendules à l’heure. Comment cela est-il concrètement intervenu ? 

Dans son cas, il y a les qualités intrinsèques de cet artiste ainsi que son humus social et culturel qui sont rappelés. Il y a ensuite sa formation de qualité intervenue dans les années 1950 à un moment charnière où une jonction s’opère entre artistes français et algériens. Miliani Hadj, dans son très documenté «Faire du théâtre en tant de guerre», et plus succinctement Ahmed Cheniki ainsi que l’auteur de ces lignes, se sont penchés sur cette période de maturation du théâtre algérien et sur laquelle l’impasse est généralement faite par les mémorialistes du 4e art en Algérie. Fait notable, les formateurs d’alors ne sont pas des encadreurs du tout venant. 

Ce sont des figures de premier plan de l’avant-garde du théâtre français, celle de la tradition du théâtre populaire, avec les Cordreaux, Hermantier, D’Eshougues et quelques autres. La troupe musico-théâtrale Es-saïdia dont était sociétaire Kaki est de ce mouvement de théâtre semi-professionnel qui a bénéficié des précieux services de ces hommes dans les années 1950 à travers des stages de 1er, 2e et 3e degrés en actorat, dans le montage de spectacle, la mise en scène, l’écriture dramatique et le théâtre de marionnettes.

 En somme, de la totale ! Par ailleurs, en Oranie, vers la fin de cette décennie, le niveau de l’activité théâtrale a qualitativement évolué avec le renfort de tournées de haute facture effectuées par des troupes débarquant de France. Ainsi, pour citer un exemple, en 1959, La Comédie- Française est à Oran avec L’école des maris, de Molière ainsi que Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, alors qu’au programme de la première édition du festival de Mers el Kébir, il y a entre autres Othello de Shakespeare et Antigone, d’Anouilh. 

Cette année-là, la troupe El Masrah surgeon d’Es-saïdia donne au théâtre de verdure d’Oran un gala avec Cauchemar, un essai d’expression dramatique de Kaki qui désoriente le public «indigène» par sa nouveauté, car basé sur l’expression corporelle et la stylisation du jeu sur un fond musical rythmé, ce qui rappelle le Nô japonais. 

De l’autre, dans la même soirée, le même public se délecte de El Aroui Okacha, une loufoque adaptation libre par Kaki de Georges Dandin, de Molière, sous forme de comédie de caractère, dont il a assuré la mise en scène. 

Début 1960, El Masrah présente une autre amusante comédie Le docteur Mounir, une adaptation libre du Knock ou le Triomphe de la médecine, de Jules Romain, écrite et mise en scène par Kaki, un spectacle qui tranche avec sa précédente création, la tragique Dem el Hob. Kaki y campe le rôle principal car il est aussi comédien. L’éclectisme chez ce créateur encensé par la presse, est encore là la même année par quatre fois. 

La première avec La valise, de Plaute, un «étonnant» spectacle selon J-D Roob, le critique de l’Écho d’Oran, un spectacle mis en scène au profit d’une troupe européenne d’Oran, Kaki étant alors instructeur régional d’art dramatique attaché au Service de l’éducation populaire dirigé par Henri Cordreaux. Le spectacle emprunte dans sa forme à la Commedia d’El Arte. 

La deuxième fois, c’est avec La cantatrice chauve d’Ionesco qu’il monte à Bouisseville, sur la corniche oranaise, avec la troupe universitaire de la Sorbonne. J-D Roob titre : «C’était hardi, ce fut excellent.» En juin, pour la troisième fois, Kaki présente Fin de partie de Becket, c’est encore du théâtre de l’absurde mais en darja avec la troupe El Masrah.

 En fin d’année, et pour la quatrième fois, c’est avec Arts et théâtre de Mostaganem, une troupe mixte (éléments français et algériens), que Kaki présente Le nouveau locataire, d’Ionesco. Kaki démontre son intérêt pour un théâtre élitaire et un genre, le théâtre de l’absurde, apparu au début des années 1950 en Europe et qu’il est le premier à investir en Algérie. 

Cela change du tout au tout d’une pratique dominante dans le théâtre algérien obligé d’assurer la recette en usant de la farce, des spectacles dont l’écriture se limite pour l’essentiel à la réécriture de pièces françaises vidées de leur fond profond, des spectacles dont la mise en scène se résume généralement à régler les entrées et sorties des comédiens dans l’espace scénique alors que leur jeu doit essentiellement à leur instinct et à leur capacité d’improvisation de façon à maintenir l’intérêt du public. 

Et s’il monte avec El Masrah le théâtre de l’absurde, c’est parce qu’il lui offre des possibilités en matière de formation de ses comédiens, ce genre ne s’appuyant pas sur le verbal pour passer la rampe. Ainsi, il met en avant le jeu physique des comédiens. 

Ce genre n’est pas, en outre, sans renvoyer à la théorie du théâtre pauvre chère à Grotowski, un théâtre qui valorise le corps de l’acteur et sa relation avec le spectateur, un genre qui se passe des costumes, des décors et de la musique. C’est donc tout à fait nouveau dans le théâtre algérien. 

À sa pratique dans la direction d’acteur et dans la mise en scène, Kaki ajoute les enseignements de la formation de l’acteur selon le système théorisé par Stanislavski. Toute cette nouvelle technicité que Kaki est le premier algérien à mettre en œuvre. L’Écho du dimanche, l’édition dominicale de l’Écho d’Oran, atteste fin 1960 qu’El Masrah est la première troupe à avoir investi un théâtre d’avant-garde. Mais El Masrah cesse toute activité en novembre 1961 avec l’arrestation de sa cheville ouvrière, Abdelkader Benaïssa pour son appartenance à l’organisation civile du Front de libération nationale (OCFLN).

 À la veille du 5 juillet 1962, Kaki fait le rappel de douze de des compagnons formés par ses soins pour monter un spectacle qui investit le patrimoine immatériel maghrébin dont une langue qui n’est ni de la darja, ni la fus-ha, une langue médiane s’inspirant de l’art oratoire du meddah. 

Ce sera 132 ans, un spectacle qui concilie patrimoine traditionnel et technicité avant-gardiste dans un genre qui relève du théâtre-récit avec par intermittence des illustrations de l’action. Et pour tout décor, la scène est nue, avec juste un accessoire : une chaise. 

A cet égard, si le spectacle a pris aujourd’hui quelques rides, ce n’est pas dans sa forme mais dans certains de ses propos nationalitaires imputables à l’euphorie de l’immédiate post-indépendance. Il s’impose alors comme l’homme de théâtre le plus important d’Algérie. Il confirme cette position trois années après en creusant le sillon avec El guerrab oua salihine, son chef d’œuvre inspiré de La Bonne âme du Sé Chouan , de Bertolt Brecht. 

C’est en ce sens que Ould Abderrahmane a été une leçon de théâtre. Son influence va perdurer bien qu’il ait connu un assèchement dans son inspiration suite aux traumatismes d’un terrible accident de la route en 1969. 

Alloula, l’autre grand novateur dans les années 1980, la maintiendra jusqu’aux années 1990 lorsque le théâtre algérien entame sa deuxième grande évolution dans les remous politiques et culturels de l’après-Octobre 1988.

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