C’est une sorte de ménagerie mécanique, un bateau ivre, un radeau de la méduse, à ciel ouvert, que nous exhibe le plasticien Mustapha Boucetta. C’est une «Arche de Noé» artistique, métallique, forgée et conçue telle une fresque vivante. Mais pas en grande nature «morte». Ce bestiaire marqué au fer rouge est une véritable œuvre d’art. Il se trouve dans le jardin «désenchanté» de Boucetta, le sculpteur, à Kouba.
Celui qui nous accueille dans son petit coin de Florence, ce jardin pas du tout secret, c’est Mustapha Boucetta, qui est sa période «sculpture». Cette ménagerie d’œuvres d’art est plutôt, pour lui, une jungle. Avec ses prédateurs et ses proies, ses drôles d’oiseaux de bon et mauvais augure, de drôles de zèbres…Une fable façonnée à la force de son tour de main et de bras. Mustapha Boucetta, la tête chenue, la barbe blanche, est une sorte de «vieil homme et la mer» devant cette «arche de Noé» des temps modernes.
Ce qui lui donne un air, une allure d’un patriarche. D’ailleurs, il est grand-père. A 73 ans, il jure avec la gérontologie. Il est toujours aussi vert, créatif, inventif, subtil et surtout productif. L’évidence est ce «zoo», ce jardin «d’acclimatation» sculpté. Où chaque animal est allégorique. Un hippopotame, c’est le cacique amphibien, le cheval achevé par le virus de «Troyes», des fossiles et oiseau tueur préhistoriques, les réflexes jurassiques, un cobra, la «issaba», le gang de l’ère du président Bouteflika…
Ou bien des sculptures présentées comme les deux mamelles. Celles des ressources énergétiques, le gaz et le pétrole. L’arbre, la déforestation et allusion aux incendies criminels en Kabylie, «Favela D’ziria», un hommage à la pittoresque Casbah d’Alger- «j’ai essayé de reproduire l’époque bénie de La Casbah d’Alger qui est devenue une favela.
La désolation. Vraiment, j’ai mal de faire ce constat…La Casbah, j’en ai rêvé, elle m’a subjuguée… »-, le «Champignon», indiquant l’effet dévastateur des essais nucléaires français à Reggane, «L’index bleu», pour caricaturer les «béni oui oui», ceux qui votent avec l’index à l’encre bleu, sans convictions, «le bateau», le navire battant pavillon Algérie qu’on veut couler…
«Offrir mes œuvres à l’École des Beaux-art»
Et toutes ces sculptures ont été burinées dans son atelier, chez-lui, à Kouba. Cet atelier est un capharnaüm. C’est que Mustapha Boucetta n’aime pas trop l’ordre. Il se retrouve dans le désordre. Et y trouve l’inspiration.
Un étrange atelier. Où trônent un poste à souder, un fer à souder, des baguettes en laiton, une perceuse, une tronçonneuse, une visseuse, une cloueuse, solune découpeuse, une meuleuse, une ponceuse, des pinces coupantes, un étau, des toiles, des tableaux dont une nouvelle en chantier. Elle toute en relief, elle représente un fossile préhistorique marin. «J’achète énormément d’outils, outillages et matériels pour la sculpture. Je fais de la soudure à l’arc.
Cela me revient cher. Bien que la peinture et la sculpture ne nourrissent pas son homme. Je voudrais exposer ses œuvres à l’Ecole supérieure des beaux-arts d’Alger et puis les offrir...», nous confie Boucetta avec générosité.
Cet ancien stewart d’Air Algérie et ex-joueur de football au sein du club RC Kouba, s’est adonné tard à la peinture. «J’ai débuté à 50 ans», nous avouera Mustapha Boucetta. Et puis au fil du temps, il est passé à une autre étape : la sculpture.
«Vous savez, au début je restaurais les meubles. J’étais brocanteur. C’est un métier d’art. La restauration de meubles, c’est une autre forme d’art. Suite à un chaos. Le terrorisme des années 1990, j’ai fait une dépression face à la folie meurtrière. J’avais senti le besoin de peindre. Le sens de la couleur est inné. Pour vous dire, je suis complètement autodidacte. Peut-être que je tiens cela de mon oncle. Dans ma jeunesse, je l’avais vu peindre. Donc, la peinture, pour moi, était une extérioration du mal. Des artistes peintres de renom avaient été surpris par ce que je faisais. Ce n’était pas un hasard. Il y avait quelque chose…»
Un choc émotionnel salutaire
En fait, la sculpture, Mustapha Boucetta, la pratiquait avant la peinture. Mais c’était autre chose. Il restaurait les meubles. Parfois, il faisait de la sculpture pour rattraper les choses. Et puis, il s’est mis aux arts plastiques, et ce, suite à un choc émotionnel.
L’effet tragique du terrorisme des années 1990. «J’ai fait une dépression. Et là, j’ai éprouvé le besoin de peindre. Le sens de la couleur était inné. Je savais comment préparer la couleur. Mais je n’ai jamais étudié l’art pictural.
Je suis complètement autodidacte. Avant, j’étais stewart à Air Algérie…Donc, j’ai senti le besoin d’extérioriser un mal en peignant. Mais je ne peux pas expliquer pourquoi et comment c’est venu ? Il y avait un métier derrière que j’avais exercé. Qui dit brocante ou antiquités, dit peinture, toiles, œuvres d’art…Donc, j’ai commencé à peinturlurer comme on dit. La dépression a été un facteur déclencheur. C’est ce qui te permet de refouler un certain mal intérieur…»
Complètement autodidacte
«Cette passion, au départ, je ne prenais pas cela au sérieux. Quand on disait, peintre, artiste, je n’y croyais pas trop. Parce que la peinture est un art majeur. C’était quelque chose de grand que je voyais. Et finalement, tu commences à le faire de mieux en mieux.
Après, tu t’appliques. La peinture, c’est comme un peu l’écriture. Si on m’avait demandé de choisir entre être auteur ou poète et être peintre, je crois que j’aurais penché pour l’écriture. J’admire beaucoup les gens qui écrivent bien…
C’est comme la photographie d’art. Quand on vous écrivez, on vous retrouve. Et quand on est autodidacte, tu le fais, refais et de plus belle, sans savoir comment. L’évolution était très rapide. Ce n’est pas de la prétention.
Il ne faut pas continuer à travailler avec l’inconscient. Et quand tu prends conscience, c’est là où ça se complique. La peinture, c’est lancinant. Le mieux, c’est le mal du bien. J’essaie de mettre beaucoup d’humilité dans mes propos. Ce n’est pas de la prétention. C’est juste l’expérience, le vécu qui s’exprime...»
«Je construis, je détruis et je restaure»
«Je construis, je détruis et je restaure. C’est un peu comme tous les objets, les meubles que j’ai eu à restaurer dans ma vie. Ils ont été neufs à un moment, ils ont voyagé, ils ont été déplacés, transportés, malmenés et puis, ils ont vieilli.
Et le résultat final, dans tout ce magma, tu dois trouver un équilibre à ton œuvre, ta peinture…Après, tu évolues là-dedans. La toile, elle n’est jamais vierge au départ. Je la maltraite au début. Elle coule, déborde, elle ne se perd pas. Il y a une forme de récupération. Une bonne partie de ma vie a été de la ‘récup’. La toile, est froissée, elle est malmenée. Après, tu vas lui faire une beauté, tu vas la relookée telle une mariée…La peinture est un art qui tourmente…»
Un esprit bouillonnant
Mustapha Boucetta, dans cette «jungle» sculptée peuplée d’animaux ou de bêtes «humaines », se plaît à vouloir y figurer mais comme ce paisible colibri. Le colibri est un oiseau fascinant, capable de réaliser des exploits incroyables comme rester immobile dans les airs.
Il représente en grande part la légèreté de l’être ou, ce qui revient au même, la recherche du plaisir et l’envie de profiter de la vie. Donc, Boucetta est un hédoniste qui témoigne d’un art animalier ciselé à la morale pas du tout futile.
Pour lui la sculpture, la peinture est un délire : «Tu délires avec la l’art, il te tourmente et tu es gourmand, avide de création, alors tu avances…» Mustapha Boucetta, son esprit est toujours en gestation. Des idées y bouillonnent. Une œuvre est en chantier, elle porte sur le verset coranique du prophète Youcef… Il est imprégné de cette période marine. Ce vieil homme et la «mère» de tous les arts, la sculpture.